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Adonis

Chapitre II

Le mythe D’ADONIS DANS LES TRADITIONS ANCIENNES ET MODERNES

Deux textes anciens relatifs à Adonis

Texte n°1

Nous citerons, en premier lieu, un texte de Lucien de Samosate, extrait de La Déesse Syrienne68 qui est pour la Syrie un document tout aussi rare et tout aussi précieux que l'est, pour la théologie de l'Egypte, l'opuscule que Plutarque écrivit sur Isis et Osiris69.

VI - "J'ai vu aussi à Byblos un grand sanctuaire à Aphrodite Byblienne, dans lequel des orgies se célèbrent en l'honneur d'Adonis. Je me suis fait instruire de ces orgies. Les Bybliens disent donc que l'accident qui, du fait d'un sanglier, survint à Adonis eut lieu dans leur pays et qu'en mémoire de cet événement ils se frappent chaque année, se lamentent, célèbrent des orgies et mènent de grands deuils dans toute la contrée. Lorsqu’ils ont cessé de se frapper et de pleurer, ils célèbrent d'abord, comme s'il était mort, les funérailles d'Adonis, puis, le jour suivant, ils racontent qu'il vit, le font monter au ciel70, puis se rasent, comme les Egyp­tiens après la mort d'Apis. Quant aux femmes qui ne veulent point se tondre les cheveux, elles s'acquittent par une amende qu'elles recueillent ainsi : elles doivent être prêtes, durant un jour en­tier, à tirer profit de leur propre beauté, la place où elles se trouvent n'est accessible qu'aux seuls étrangers et les salaires qu'elles se font deviennent une offrande pour Aphrodite.

VII - Il y a quelques habitants de Byblos qui prétendent qu'Osiris d'Egypte est inhumé chez eux et que ces deuils et ces orgies ne sont pas célébrés en l'honneur d'Adonis mais qu'ils le sont, tous, en celui d'Osiris. Je vais donc dire d'où vient qu'à cet égard ils Semblent avancer des choses dignes de foi. Une tête, chaque année, vient d'Egypte à Byblos en flottant et traverse en sept jours la mer qui les sépare. Les vents la portent en ce di­vin voyage. Jamais elle ne dérive et elle n'aborde seulement qu'à Byblos. C'est un miraculeux prodige. Il se produit chaque année, il est survenu lorsque j'étais moi-même présent à Byblos et j'ai pu contempler cette tête de papyrus.

VTII - On peut encore admirer un autre prodige sur le territoire de Byblos : c'est un fleuve qui, sortant du Mont Liban, s'écoule dans la mer. On a conféré à ce fleuve le nom d'Adonis. Or, cha­que année, ce fleuve s'ensanglante et, ayant perdu sa Coloration, s'épanche dans les flots, rougit une partie considérable du large et signale aux Bybliens le moment des deuils. On raconte que, dans ces mêmes jours, Adonis est blessé sur le Liban et que son sang, en parvenant dans l'eau, change le fleuve et donne à son cours le surnom qu'il a. Tel est ce que rapportent la plupart. Mais un ha­bitant de Byblos, qui m'a semblé dire la vérité, m'a donné une au­tre explication de ce phénomène. Il me parla ainsi ; "le fleuve Adonis, étranger, traverse le Liban et la terre du Liban est extrê­mement rousse. Des vents violents, qui se lèvent en ces jours, trans­portent dans le fleuve cette terre qui n'est, pour la plus grande part, qu'ocre vermillonnée et cette terre donne au fleuve une cou­leur de sang. Ce n'est donc pas le sang, comme on le dit, qui est la cause de ce phénomène, c'est le terrain". Telle fut l'explica­tion que me donna le Byblien. S'il parla selon la vérité, cette co­ïncidence du vent ne m'en paraît pas- moins éminemment divine.

IX - De Byblos, je suis aussi monté sur le Liban. Ce fut un voyage d'un jour. J'avais appris qu'il existait là un sanctuaire antique d'Aphrodite71 qu'avait fondé Cinyras72. J'en ai vu le temple et il était ancien. Tels sont les grands et antiques sanctuaires qui existent en Syrie"73.

Texte n°2

Notre choix du deuxième texte relatif à Adonis s'est porté sur le Toison d'or de la langue phénicienne de l'Abbé F. Bourgade74.

Il s'agit d'une belle élégie de Bion, traduite par l'Abbé Batteux, citée à la page trois par l'Abbé Bourgade à la suite de cette dédi­cace :

"Au dieu Baal a fait voeu d'offrir

un holocauste Hebimelekh, fils

d'Assenbaal .. Fidèle à son voeu,

il a offert le sacrifice et a mêlé

les larmes aux prières".

"Les larmes, dit l'Abbé Bourgade, sont toujours bien placées avec la prière. On sait qu'elles étaient inséparables du culte de Baal et d'Astarté. Ces fêtes ont été décrites par Lucien et ont fourni à Bion le sujet de cette belle élégie.

"Pleurons Adonis ; le bel Adonis n'est plus !...

Déesse de Cythère,

II n'est plus temps de prendre un doux repos.

Levez-vous, infortunée, et prenez vos habits de deuil.

Frappé par une dent meurtrière,

Il est étendu sur la montagne ;

Il pousse à peine un dernier soupir ;

Son sang noir coule sur une peau

Plus blanche que la neige ;

Ses yeux s'enfoncent et s'éteignent ;

Lés roses de ses lèvres sont flétries ;

Il ne vit plus !

Ses chiens fidèles sont venus à côté de lui

Pousser des hurlements.

Les nymphes des montagnes versent des larmes.

Vénus ne se connaît plus :

Echevelée, les pieds nus,

Elle se perd dans les bois ;

Les ronces font jaillir son sang,

Le sang d'une déesse.

Elle se perd dans les vallées,

Où elle appelle à grands cris son cher époux.

Tout retentit de ses gémissements.

Hélas ! hélas ! Vénus a perdu son époux,

Et, en le pleurant, elle a perdu sa beauté !

Les montagnes et les chênes antiques

Répètent ses plaintes douloureuses.

Les fleuves, les fontaines y répondent.

Les fleurs ont perdu leurs couleurs naturelles.

Vénus, sur toutes les collines

Et dans toute la ville, s'écrie :

Vénus ! ah ! Vénus ! le bel Adonis n'est plus !

L'écho a répété ces dernières paroles.

Qui pourrait retenir ses larmes.

Quand elle vit la blessure de son époux,

Quand elle vit son sang qui jaillissait,

Elle étendit les bras et s'écria ;

Arrête un instant Adonis !

Arrête malheureux Adonis !

Tandis que tu vis encore, je veux recueillir

Ton dernier soupir et conserver ton dernier gage

Pour me tenir lieu d’Adonis,

Puisque, hélas ! tu me fuis,

Tu me fuis infortuné !

Tu descends sur les bords de l'Achéron,

Chez l'impitoyable roi des morts ; et moi,

Malheureuse que je suis ! je vis, je suis déesse,

Je ne puis te suivre !

Mais aussi pourquoi aller ainsi affronter les dangers ?

Ayant tant: de charme, Devrais-tu avoir cette fureur

D'attaquer les bêtes sauvages ?

Couvrez-le de guirlandes et de fleurs !

Mais, hélas !

Depuis qu'il ne respire plus,

Toutes les guirlandes sont flétries !

Il n'y a plus d'Hymen …

Les Grâces poussent des cris

Plus perçants que ceux de Vénus même.

Les Parques voudraient le rappeler à la rie.

Mais la dure Proserpine

Le retient dans ses chaînes".

* * * * *

"Prends mon époux, Perséphone ;

Tu es, toi, bien plus puissante que moi,

Et tout ce qui est beau te revient.

Moi, je suis de tout point infortunée,

En proie à une peine que rien ne rassasie ;

Je pleure mon Adonis, parce que la mort me l'a ravi ;

Et j'ai peur de toi.

Tu meurs, toi qui faisais toute na félicité ;

Mon bonheur s'est envolé comme un songe ;

… Il est mort le bel Adonis !

Autant de larmes verse la déesse de Paphos,

Que verse de sang Adonis ; et le tout, tombé sur le sol,

Devient des fleurs ; le sang donne naissance à la rose,

Les larmes à l'anémone.

… Ne pleure plus ton époux dans les halliers, Kypris ;

… C'est ton Lit, Cythérée, que doit occuper

Adonis même mort ; même mort, il est beau,

Beau dans la mort, comme s'il se reposait.

… Jette sur lui des couronnes et des fleurs ;

Que toutes avec lui, que toutes les fleurs aussi

Meurent, puisqu'il est mort.

Répands sur lui des onguents de Syrie,

Répands sur lui des parfume ; périssent tous les parfums ;

Lui qui était ton parfum, Adonis a péri.

Il est couché, le tendre Adonis, sur des voiles de pourpre,

Autour de lui, pleurent, gémissent les Amours.

Ils ont, en l'honneur d'Adonis, coupé leurs chevelures ;

L'un, sur le lit funèbre, a déposé ses flèches ;

L’autre, son arc ; celui-ci, une plume de son aile ;

Celui-là, son carquois. L'un a délié les sandales d'Adonis.

… Hyménée, à la porte, a éteint tous ses flambeaux ;

Il a dispersé les guirlandes 'des noces ;

Ce qu'il chante n'est plus Hymen mais, toujours,

Hélas ! hélas ! il est mort le bel Adonis,

Cesse tes plaintes, Cythérée, pour aujourd'hui

Renonce à tes lamentations.

Tu auras à pleurer de nouveau,

Une autre année de nouveau

Tu auras à verser des larmes ."75

Il est assez malaisé de donner une bibliographie scrupuleuse­ment complète du mythe et des fêtes d'Adonis. Les témoignages des auteurs anciens consistent, la plupart du temps, en des fragments épars, dont la valeur réside souvent plus dans l'autorité morale qu'ils imposent que dans leur propre valeur documentaire. D'autre part, chez les historiens modernes, Adonis n'a jamais été le sujet de recherches et d'études spéciales et n’a été étudié que dans les travaux plus généraux relatifs à la Phénicie ou aux religions orien­tales. Nous donnerons, dans ce chapitre, les résumés de ces travaux et par ordre chronologique pour nous rendre compte de l'évolution qu'a subi le mythe à travers les âges.

Le premier en France, à notre connaissance, qui traite systé­matiquement d'Adonis (en français), fut l'Abbé Banier dans son Histoire du Culte d'Adonis76 écrite en 1717 et publiée en 1725. Outre son ancienneté, ce texte est un précieux témoignage sur la méthode avec laquelle on analysait les mythes à cette époque. Nous ne cacherons pas plus tard notre dette aux précieux rensei­gnements que l'Abbé Banier nous a fournis, même si ce dernier traite à maintes reprises le dieu Phénicien de "fausse divinité".

Voilà ce que nous dit cet auteur à propos d'Adonis :

A - Adonis ou la fausse divinité de l'Abbé Banier

"La fable d'Adonis, historique dans son origine77, se trouve dans la suite mêlée avec la philosophie et la religion des Payens78 et c'est ce qui en fait l'obscurité. On est surpris, en effet, en lisant les anciens, de voir qu'après nous avoir, légèrement, ins­truits de ses fondements ils se rabattent tout à coup sur des al­légories, où l'Astronomie et la Théologie entrent tour à tour. D'un autre côté, les poètes, ayant mieux aimé travailler sur les annales galantes de Syrie que sur le fond d'une histoire dont la recherche les aurait gênés, n'ont songé qu'à saisir le roman des Amours d'Adonis avec Vénus ; et, badinant tantôt sur une galanterie, qui leur fournissait des idées riantes, ou décrivant d'une manière ingénieuse le deuil de cette Déesse à la perte de son amant, ils ont entièrement négligé le rapport que ce sujet pouvait avoir avec l'histoire.

Si, à leur exemple, je cherchais à amuser l'assemblée par les idées qu'un tel sujet peut fournir, je ferais voir le jeune Ado­nis sortant du fond de l'Arabie, où sa mère fugitive l'avait mis au monde, pour venir à la cour de Biblos dont il fit d'abord tout l'ornement. On verrait Vénus elle-même le préférer, non seulement à tous les autres mortels, mais aux Dieux mêmes, et abandonner, pour le voir, le séjour de Cythère, d'Amathonte et de Paphos79; Mars, jaloux de la préférence que la tendre Déesse avait donnée à ce jeune prince, implorer pour se venger le secours de Diane et cette Déesse, pour plaire au Dieu de la guerre, dresser des embus­cades dans les bois où Adonis allait à la chasse. Je m'étendrais sur l'affliction de Vénus et j'exprimerais toute sa douleur au mo­ment qu'elle apprit qu'il avait été la victime de son rival.

Pariterque sinus, pariterque capillos

Rupit, et indignis percussit pectora palmis80.

Je représenterais ensuite ce jeune prince descendant aux enfers où il inspira de l'amour à Proserpine qui refusa de le rendre aux or­dres réitérés de Jupiter ; le père des Dieux, embarrassé d'une af­faire si délicate, s'en remettre à la décision de Calliope qui crut contenter les deux Déesses en le leur rendant alternativement ; et, les heures députées dans le royaume de Pluton, le ramener triomphant sur la terre. Mais la considération que je dois à une Compagnie respectable m'oblige à préférer les découvertes, que l'histoire me fournit, aux amusantes bagatelles dont les poètes l'ont ornée. D'ailleurs, mon dessein n'est pas de trai­ter aujourd'hui l'histoire de ce prince ; et je me borne au culte qui lui fut rendu par différents peuples. J'espère, ce­pendant, trouver, dans les raisons historiques que je rendrai des cérémonies de ses telles, le fondement des principales cir­constances de sa vie.

Les engagements de l'Hymen, que Vénus Astarté avait contracté avec Adonis, n'avaient pas ralenti la passion de ces deux époux et ils jouissaient dans le mariage de toutes les douceurs de l'a­mour ; lorsqu'un accident imprévu jeta la consternation dans toute la Syrie où ils régnaient. Adonis aimait, passionnément la chasse ; et, un jour qu'il était dans les forêts du mont Liban, un sanglier le blessa à l'aîné. On vint aussitôt porter à Vénus la nouvelle de la mort de ce prince. Rien ne peut égaler l'affliction qu'elle en conceut. Elle fit retentir toute la ville de ses gémissements et tout le royaume en prit le deuil. Pour rendre immortelle la mémoire de ce jeune prince, et adoucir en quelque sorte l'afflic­tion de la Reine, on établit à l'honneur d'Adonis un culte et des fêtes solennelles. C'était la ressource ordinaire des flatteurs ; et l'antiquité doit presque tous ses Dieux au soin qu'on a eu d'honorer les morts pour plaire aux vivants.

Il y avait, au rapport de Lucien81, un fleuve près de Biblos qui portait le nom d'Adonis. Ce fut là sans doute qu'on lava la plaie de ce prince ; et, comme l'eau en devenait rouge tous les ans par les sables que le vent y poussait du mont Liban dans cette saison de l'année, comme Lucien l'apprit d'un habitant du pays, on voulut bien croire que c'était le sang d'Adonis qui causait ce chan­gement, et on prit justement ce temps-là pour célébrer ses fêtes. Toute la ville commençait d'abord à prendre le deuil et à donner des marques publiques de douleur et d'affliction ; on n'entendait de tous côtés que pleurs et gémissements ; les femmes, qui étaient les ministres de ce culte, étaient obligées de se raser la tête ; et de se battre la poitrine en courant par les rues ; et l'impie superstition obligeait celles qui refusaient d'assister à cette cérémonie à se prostituer pendant un jour pour employer au culte du nouveau Dieu l'argent qu'elles gagnaient à cet infâme commerce. Au dernier jour de la fête, le deuil se changeait en joie et cha­cun se réjouissait, comme si Adonis était ressuscité. La première partie de cette solennité s'appelait, "aphanismos","disparition" pendant laquelle on pleurait le prince mort ; et la douzième "euresis", le "retour" où la joie succédait à la tristesse.

Cette cérémonie était continuée pendant huit jours et elle était célébrée en même temps dans la Basse Egypte. Lucien remar­que à ce sujet une chose fort singulière et dont il a été lui-même le témoin. Les Egyptiens exposaient sur la mer un panier d'osier, qui était poussé par un vent favorable, arrivait de lui-même sur les côtes de Phénicie, où les femmes de Biblos, qui l'attendaient avec impatience, l'emportaient dans la ville et c'était alors que l'affliction publique finissait et la fête se terminait par les transports de joie qu'on faisait éclater de tous côtés.

Cette circonstance n'a pas été oubliée par les écrivains sa­crés et c'est au rapport de Procope de Gaza et de St Cyrille le sens qu'il faut donner à ce passage du prophète Isaïe où il est dit : "Toi qui envoies sur mer des messagers dans des navires de jonc voguant à la surface des eaux"82,"mittens per mare legatos et in vasis junceis83 per superficiem aquarum". L'édition des Septante, dont les interprêtes étaient eux-mêmes en Alexandrie et qui devaient, par conséquent, être bien informés de ce fait, ne laissent aucun lieu d'en douter. Ils ajoutent même, comme le re­marque St Cyrille, qu'il devait y avoir, dans ce petit vaisseau, des lettres qu'ils appellent "Epistolas Byblinas","Lettres de Byblos", par lesquelles les Egyptiens exhortaient les Phéniciens à se réjouir parce qu'on avait retrouvé le Dieu qu'on pleurait. Disons ici, en passant, que cette ressemblance de la fête d'Ado­nis et de celle d'Osiris, célébrée en même temps dans ces deux royaumes, a fait croire, à quelques anciens et à des savants mo­dernes84, qu'ils n'étaient qu'une même divinité. Je ne nie pas que leur culte n'ait pu être confondu dans quelques cérémonies ; mais je crois pouvoir avancer ici que, quelques plausibles que soient les conjonctures de Selden85, que M. le Clerc a copié, quand, on examine la chose à fond, on aperçoit aisément, dans la vie et les fêtes de l'un et de l'autre de ces Dieux, des circonstances qui en laissent entrevoir la différence86. En effet, Osiris avait été tué en Egypte par son frère Typhon de la manière que Diodore87 et Plutarque88 le racontent ; Adonis périt dans les forêts du mont Liban. Le premier fut mis au rang des Dieux pour avoir appris à son peuple à cultiver la terre et avoir si­gnalé son règne par des conquêtes importantes ; le second ne dut son apothéose qu'aux soins d'une épouse passionnée. Dans; la fête de l'un, on noyait un boeuf avec cérémonie et on ne se réjouis­sait que lorsqu'on en avait retrouvé un autre distingué par les mêmes marques ; on ne voit rien de semblable dans le culte d'Ado­nis et le boeuf ne fut jamais un symbole. Les fêtes du héros Egyp­tien étaient célébrées par des prêtres ; celles du prince de Biblos l'étaient par des femmes. Dans celles-ci, on portait des fleurs, des fruits et des représentations funèbres, comme je le dirai dans la suite ; ce n'était point là les cérémonies du culte d'Osiris.

Mais un plus long parallèle n'éloignerait trop de mon sujet, une description abrégée de la fête d'Alexandrie, que Théocrite89 fait si élégamment, va m'y ramener et servira en même temps à prouver, sans réplique, la différence du culte de ces divinités.

Ce poète raconte que les dames de Syracuse s'embarquaient pour aller à Alexandrie où cette solennité les appelait. En ef­fet, rien n'était si superbe que l'appareil de cette cérémonie. Arsinoë, soeur et femme de Ptolémée Philadelphe, portait elle-même la statue d'Adonis. Elle était accompagnée des femmes les plus considérables de la ville, qui tenaient à la main des cor­beilles pleines de gâteaux, des boîtes de parfume, des fleurs, des branches d'arbres et toutes sortes de fruits. La pompe était formée par d'autres dames, qui portaient de riches tapis, sur les­quels étaient deux lits en broderie d'or et d'argent, l'un pour Vénus et l'autre pour Adonis. On y voyait la statue de ce prince dans la fleur de sa jeunesse, avec une pâleur mortelle sur son visage, qui n'effaçait pas les charmes qui l'avaient rendu si ai­mable et qui faisaient encore l'objet de la jalousie de deux Dées­ses. Cette procession marchait ainsi du côté de la mer, au bruit des trompettes et de toutes sortes d'instruments de musique, qui accompagnaient la voix des musiciens, qui célébraient le retour de ce prince. Qu'on lise maintenant ce que l'antiquité nous a laissé des fêtes d'Osiris ; et l'on jugera si elles étaient les mêmes que celles d'Adonis.

Mais il faut suivre le progrès du culte dont on vient de voir l'origine. Il s'étendit d'abord dans toute l'Assyrie. C'est Macrobe qui nous l'apprend "Inspecta religione Assyriorum, apud quos Veneris Architidis et Adonis maxima olim veneratio viguit"90. Ammian Marcellin le dit en particulier de la ville d'Antioche.

"Evenerat, dit-il, autem iisdem diebus, annuo cursu Adonia ritu veteri celebrari"91. Et cet auteur nous fait voir en même temps que les cérémonies qu'on pratiquait dans cette ville étaient les mêmes que celles des funérailles des personnes de considération ; comparant la pompe funèbre d'un jeune prince, tué dans un combat, à celle de la fête d'Adonis, que les femmes célébraient avec tant de pleurs et de gémissements.

La Judée était trop voisine de l'Assyrie et de l'Egypte, et les Juifs avaient trop de penchant aux superstitions étrangères, pour n'avoir pas à leur tour célébré le culte de cette fausse di­vinité. Le prophète Ezéchiel, dans l'un de ces divins transports où Dieu lui révélait les abominations d'Israël, vit près de la porte du temple, qui regardait du côté du septentrion, des femmes assises qui pleuraient Thammus92. Les interprètes sont partagés sur la signification de ce mot, qui est traduit, dans la vulgate, par celui d'Adonis : "Et ecce sedebant ibi mulieres plangentes Adonidem"93.

Philastrius94 a cru que Thammus était un ancien roi d'Egypte, qui vivait vers le temps de Moïse et il semble le confondre avec le Thémosis dont parle Joseph. Rabi Cimchi prétend que Thammus n'était qu'une idole dans laquelle on mettait du plomb qui, étant fondu par le feu d’un fourneau qui était caché dans son centre, coulait ensuite de ses yeux comme des larmes. Rabbi Mosés95 raconte gravement, sur la foi de la tradition des Habbins, que Thammus était un prêtre des faux Dieux, qui prêchait à un roi de Chaldée les cultes des astres ; que ce prince, adonné à des superstitions plus grossières, ayant résolu de la faire mourir, toutes les ima­ges des planètes et des constellations étaient venues dans le tem­ple de Babylone se prosterner devant celle du Soleil où, après avoir pleuré toute la nuit pour obtenir la vie de leur Prophète, elles s'en étaient envolées le lendemain matin dans les lieux où elles étaient honorées, et que c'était de là qu'était venue la coutume de pleurer Thammus, pour imiter ces pitoyables planètes.

Mais, sans nous arrêter à ces fables ridicules qui sont si fort du goût des Rabbins, tenons-nous en à l'interprétation de St Jérôme et de quelques autres Pères de l'Eglise, qui ont traduit le mot Thamaus par celui d'Adonis et ont cru, avec beaucoup de raison, que ces femmes de Judée pleuraient la mort de ce prince et en cé­lébraient sa fête, à peu près comme les peuples voisins dont nous venons de parler. L'auteur de la chronique d'Alexandrie confirme ce sentiment en traduisant le même mot par celui d'Adonis "Thammos".

De savoir maintenant pourquoi le Prophète nomme Adonis Tham­mus, c'est ce qu'il n'est pas aisé de deviner î je vais cependant en apporter deux raisons. La première est qu'Adonis, ayant été pris pour le Soleil, comme je le ferai voir plus bas, le texte sacré lui a donné le nom du mois où cet astre, entrant dans le signe du Cancer, porte sur notre hémisphère la chaleur avec la fécondité, ce qui arrive au mois de Juin, appelé Thammus par les Hébreux. Et ce qui prouve que cette conjecture n'est pas sans fondement, c'est que les astronomes Juifs nommaient l'entrée du Soleil dans ce signe : "Tecupa Thammus : periodus Thammus". La seconde est tirée de la tradition qui portait qu'Adonis avait été tué au mois.de Juin, ainsi que nous l'apprenons de St Jérôme96. Et c'est, selon ce savant Père de l'Eglise, ce qui fait donner ce nom au prince dont nous parlons : "Quia tamen mense Junio amasius Veneris pulcherrimus juvenis oc-cisus, eumdem Junium mensem eodem appelant nomine, et anniversariam ei célébrant solemnitatem". Et cette raison me paraît la meilleure, parce que je suis persuadé que le fond des fables et des cérémonies de la religion payenne était presque toujours historique et que les allégories ne sont venues que dans la suite au secours de l'ignorance ou de l'avarice des prêtres.

De la Syrie et de la Palestine, le culte d'Adonis passa dans la Perse et ce peuple, au rapport d'Hésychius, nommait cette divi­nité "Abôbas". De là, il pénétra jusques au nord de l'Asie dont les peuples, si nous en croyons Ptolémée97, adoraient Vénus, Mars et Adonis et célébraient leurs fêtes avec des pleurs et des gémis­sements. Les Mariandyniens, peuple de la Bithynie, eurent aussi quelque connaissance de la même Divinité puisque, selon Julius Pol­lus98, ils avaient parmi eux un cantique qu'ils chantaient à son honneur et qu'ils nommaient "Adônimaidos, Mariandynon jeorgon aoma". Ce fut Phénix, frère de Cadmus, qui conduisit une colonie dans cette contrée, où il porta la connaissance des Dieux de Phénicie et leur culte pénétra de là aux extrémités de l"Asie mineure dont ces peu­ples faisaient une partie. Le nom de ce cantique que les paysans eux-mêmes chantaient à la campagne en est une preuve ; et il y a apparence, comme le remarque Bochart99, qu'il fut nommé Adonî-modim des mots par où il commençait, vomme ce savant homme le prouve par l'exemple de plusieurs psaumes, qui tirent leurs noms des premières paroles qui les composent.

De l'Asie, le culte d'Adonis fut porté en Europe par les co­lonies qui vinrent s'y établir. Tel fut le chemin des fables et de la religion sur laquelle elles étaient fondées et qui tiraient leur origine de l'Egypte ou de la Phénicie. Je ne crois pas qu'on puisse savoir au juste l'époque de cette transmigration ; mais que ce soit Cécrops ou Cadmus, ou quelque autre chef de colonie qui les ait apportées, cela ne fait rien au sujet que je traite. Avant que d'arriver dans la Grèce, ce culte se répandit sans doute dans les îles de la Méditerranée. Celle de Chypre le receut des premières. Il y avait, dans la ville d'Amathonte, au rapport de Pausanias, un temple très célèbre bâti à l'honneur d'Adonis et de Vénus. On croyait même dans cette île que Cyniras, père d'Adonis, et ce jeune prince lui-même y avaient régné; mais Strabon et Lucien font passer la première scène de cette histoire dans la ville de Biblos, que le premier nomme la capitale du Royaume de Cyniras. Peut-être que son empire s'étendait sur cette île, qui n'est pas fort éloignée des côtes de Phénicie.

Remarquons deux choses en passant, la première, que la fête d'Adonis était célébrée en l'honneur de Vénus aussi bien que d'A­donis, comme nous l'apprend le Scholiaste d'Aristophane : "Ta Adonia tô Adonidi kai te Aphrodite". La seconde, que ce qui fait croire aux anciens que Vénus était sortie de l'écume de la mer près de Cythère d'où lui vint le nom d'Aphrodite (selon Ovide100 Graium-que manet mihi nomen ab illo) (il me reste le nom tiré de celui-ci), c'est que le culte de cette. Déesse fut porté dans la Grèce des îles de la mer Méditerranée, où le commerce des Phéniciens l'avait d'a­bord établi. Les Grecs ne perdaient aucune occasion de badiner avec la vérité et l'étymologie la plus frivole effaçait, parmi eux, les traditions les plus autentiques tant leur esprit sympathisait avec le merveilleux101.

On n'aura pas de peine à croire après cela que ce peuple, tou­jours avide de fêtes et de cérémonies, ait reçu le culte d'Adonis. Musée, Aristophane, Pausanias et plusieurs autres auteurs nous ap­prennent avec' quel empressement les principales villes de la Grèce cherchèrent à se signaler dans les honneurs qu'elles rendirent à cette fausse Divinité dont la fête, au rapport d'Aristophane, était une des principales des Athéniens. 31, comme la superstition enché­rit toujours, on ajouta de nouvelles pratiques à celles qu'on avait reçues des Phéniciens. Un fragment de Dipfilus, conservé par Athé­née, nous apprend que les courtisanes elles-mêmes célébraient ces mystères. Un jeune homme propose à un ami d'aller dans un lieu de débauche pour y assister à la solennité de cette fête. Ainsi prenait soin le libertinage de perpétuer un culte qui devait son origine à la Déesse de la volupté. Je ne sais si les dames d'Argos étaient plus modestes, quoi qu'au rapport de Pausanias102 elles se ser­vissent, pour cette cérémonie, d'une chapelle du temple de Jupi­ter Sauveur : car les lieux les plus saints ne sont pas toujours l'asyle de la pureté.

Cependant, les mystères d'Adonis n'étaient pas toujours célé­brés parmi les ténèbres. Il faut au peuple des spectacles de re­ligions qui l'amusent ; et la Grèce en fournissait en abondance. Quand le temps de la fête était arrivé, on avait soin, comme le remarque Plutarque103, de placer dans plusieurs quartiers de la ville des représentations de cadavres ressemblant à un jeune homme mort dans la fleur de son âge. Les femmes vêtues d'habits de deuil venaient ensuite les enlever, pour en célébrer les funérailles, en pleurant et chantant des cantiques qui exprimaient leur affliction, faisant sans doute allusion à la coutume des Egyptiens qui portaient la figure d'Adonis dans un lit, comme nous l'avons dit après Théocrite. Les larmes de ces femmes étaient accompagnées de cris et de gémissements, au rapport d'Aristophane et de Bion, "Ai, Ai, ten Ky-thereian, epaiazonsin crôtes". Ce qu'Ovide exprime ainsi :

Luctus monumenta manebunt

Semper Adoni mei, repetitaque mortis imago

Annua, plangoris peraget simulamina nostri104.

Le même Plutarque ajoute que les jours pendant lesquels on célébrait cette fête étaient réputés malheureux et qu'on prit pour un mauvais augure le départ de la flotte des Athéniens, qui mit à la voile en ce temps-là pour aller en Sicile105. Ammian Marcellin fait la même remarque au sujet de l'entrée de l'Empereur Julien dans la ville d'Antioche.

Nous voyons aussi, parmi les autres cérémonies grecques, qu'on portait, dans des vases de terre, du blé qu'on y avait semé, des fleurs, de l'herbe naissante, des fruits, de jeunes arbres et des laitues. Suidas106, Hésychius et Théophraste107 nous apprennent ces circonstances ; et ils ajoutent qu'à la fin de la cérémonie on allait jeter ces jardins portatifs ou dans quelques fontaines, ou dans la mer, lorsqu'on en était voisin, comme le remarquent Eustache et le Scholiaste de Théocrite. C'était une espèce de sacrifice qu'on faisait à Adonis, comme nous l'apprenons d'Hésychius qui nomme ce sacrifice "Cathedra", par la raison, dit cet auteur, que les jours où l'on célébrait les funérailles de quelqu'un, les jours de deuil étaient appelés "Cathedras".

Il est aisé au reste de rendre raison de ces cérémonies. On faisait allusion par là aux circonstances de la vie et de la mort d'Adonis ; et je ne sais pourquoi on y a cherché du mystère. Cette herbe tendre, ce blé nouvellement germé qui séchait peu de temps après, marquait que ce prince était mort à la fleur de son âge et avait été moissonné comme une jeune plante. Aristote108 (on ne croi­rait pas que ce philosophe trouvait ici sa place) a regardé comme une chose fort extraordinaire que ce blé semé dans des vases put germer en huit jours. Croyait-il que Vénus faisait ici les frais d'un nouveau miracle, semblable à celui qu'elle avait fait lors­que, mettant du nectar dans le sang d'Adonis, il en était sorti, une heure après, une belle fleur :

Nec plena longior hora

Facta mora est, cum flos e sanguine concolor ortus109 .

Pour moi, je crois que la bonne terre, avec le soin qu'on avait de l'arroser, et d'y semer ce blé, peut-être plutôt qu'on ne dit, produisait cette merveille.

Quoi-qu'il en soit, les arbres et les fruits, qu'on portait dans la même fête, apprenaient qu'Adonis avait aimé la vie champêtre et qu'il s'était appliqué à cultiver les jardins. M. Huet110 pense que l'origine de ces jardins portatifs venait de la ressem­blance du nom "Adon" (le Seigneur) qu'on donnait à ce prince avec celui d'"Eden" ou volupté, et qu'ainsi les mots "gan-Eden" ou jardin de volupté111 donnés par les femmes Phéniciennes à ces jardins ambulants ont été changés avec le temps dans ces mots "gan-Adon", jardins d'Adonis. Mais quelque ingénieuse que soit cette étymologie, il est inutile de recourir à ces conjectures, lorsque des monuments plus sûrs nous fournissent l'intelligence des cérémonies du paga­nisme. Or l'histoire nous apprend qu'Adonis aima à cultiver les jar­dins, comme le pauvre Servius sur ce vers de Virgile :

Et formosue oves ad flumina pavit Adonis112.

Et Pline ajoute qu'il en possédait qui ne cédaient pas en beauté à ceux d'Alcinoùs ou des Hespérides : "Antiquitas, dit-il, nihil prius mirata est quam et Hesperidum hortoo, ac Regum Adonis et Alcinoi". Ainsi c'était à cette partie de la vie d'Adonis qu'on faisait allusion en accompagnant ses fêtes d'arbres et de fruits. On destinait même dans les faubourgs des villes qui avaient receut son culte des jardins qui lui étaient consacrés ; et c'était les fruits et les plantes qui y croissaient qu'on portait dans ces cé­rémonies, comme l'assure le Scholiaste de Théocrite113. En un"mot, tout jardin pensile ou portatif était nommé jardin d'Adonis ; et, dans la suite, on en fit un proverbe pour marquer les choses de peu de durée et les actions qui, ayant eu d'abord beaucoup d'éclat, ne s'étaient pas soutenues ; comme on peut le voir dans Platon, Pausanias, Arrien et Plutarque. C'est ainsi que Julien114 se raille des actions de Constantin, son oncle, en lui faisant ainsi parler Silène. "Nous vantes-tu les jardins d'Adonis comme des actions de valeur ?'Que veux-tu dire, répond l'empereur, avec tes jardins d'Adonis ? Ce sont ceux, réplique Silène, que les femmes ont accoutumé de préparer au galant de Vénus, en emplissant des vases d'une terre propre à en faire sortir de certaines plantes, qui sèchent et se flétrissent dès qu'elles commencent à fleurir. Constantin ne l'eut pas plutôt entendu qu'il rougit, connaissant bien le rapport que cela avait avec sa vie".

J'ai ajouté qu'on portait aussi des laitues dans cette même fête et les anciens ont rendu différentes raisons de cet usage. Ils ont cru que c'était à cause de la tradition qui apprenait que Vénus avait caché, parmi des laitues, son cher Adonis après sa blessure, comme le rapporte Hésychius. Nous avons même un frag­ment d'Eubulus qu'Athénée115 nous a conservé, qui en rend la même raison. Ne me servez pas de laitues, dit un interlocuteur à une femme : car on dit que c'est parmi des laitues que Vénus cacha son cher amant après sa mort : et ce même auteur appelle ce légume la viande des morts. Nicandre de Colophon, comme on peut le voir dans le même Ashénée116; était dans ce sentiment ; puisqu'on racontant de quell3 manière Adonis, pour éviter le san­glier qui le poursuivait, s'était caché derrière une plante que les Cypriens (Chypriotes) nommaient "brentim", il a traduit ce mot barbare par celui de laitue. M. le Clerc117 corrige heureuse­ment cet auteur, en disant qu'il faut lire "beratin", mot qui dans la langue des Phéniciens signifiait un sapin, asile plus sûr pour se mettre à couvert que des laitues : ce qu'Ovide semble insinuer dans ces vers :

Trepidumque et tuta sequentem,

Trux aper insequitur.118

Ceux à qui ce dénouement n'était pas connu ont cherché du mys­tère dans l'explication de cette circonstance de la fête ; et la physique a voulu y avoir sa part. Mais les naturalistes se trom­pent à mon avis, lorsqu'ils en cherchent la raison dans les effets de cette plante. Car si l'intempérance d'Adonis, qui selon eux en avait trop mangé, l'avait réduit à la catégorie de ceux pour les­quels un chapitre des Décrétâtes établit des lois, les Phéniciens auraient-ils voulu en perpétuer le souvenir, en employant parmi ces cérémonies cette plante funeste, à la honte d'une Déesse dont les larmes avaient peut-être été causées par un accident fatal à sa tendresse.

Pour ne rien laisser à expliquer dans les cérémonies de cette fête, il est bon de remarquer qu'on entendait de tous côtés des pleurs et des gémissements qu'une triste et lugubre musique ac­compagnait. Ces lamentations s'appelaient "Adoniasmos", au rap­port de l'auteur du grand Etymologicon,119 les cantiques funèbres "Adonidia", comme le dit Proclus, et les flûtes qui les accompagnaient "Gingrinae", comme nous l'apprennent Pollux et Athénée120. C'était, au rapport de Zénophon, une espèce de flûte dont se ser­vaient les Phéniciens, longue d'une palme, et qui rendait un son fort lugubre121. Festus a cru qu'elle avait pris ce nom, parce qu'elle imitait le son des canards "a gingriendo" ; et si cela était, l'accompagnement aurait été fort bizarre ; mais Athénée et Pollux se sont plus approchés' de la vérité, en disant que ce nom était Phénicien, et que c'était un de ceux que ce peuple avait donnés à Adonis. Ces auteurs en sont demeurés là ; mais Bochart122 en a développé l'étymologie qui a rapport à celui d'Adonis ou de "Seigneur", donné à cette fausse Divinité par tous les peuples qui l'ont connue. Les Phéniciens le nommaient Adonaï, les Grecs Kyris ou Kyrios, etc ...

Je ne dirais rien ici des honneurs que lui rendait la ville de Dio en Macédoine, ni du temple qu'on lui avait bâti, sans une particularité qui mérite quelque attention. Hercule, passant au­près, fut invité d'y entrer pour assister à la fête d'Adonis ; mais ce héros se moqua des habitants et dit ces mots, qui devin­rent dans la suite un proverbe : "ouden ieron", "nihil sacrum". Comme s'il avait voulu faire entendre qu'Adonis n'avait jamais mérité d'être mis au rang des Dieux. St c'est là, à mon avis, un des plus beaux endroits de la vie d'Hercule. Car si l'on doit ho­norer la mémoire de quelqu'un, c'est sans contredit de ceux qui, par leurs travaux et par leurs conquêtes, ou plutôt par les dé­couvertes utiles, ont rendu d'importants services aux hommes ; et non pas un jeune efféminé connu seulement par l'amour d'une Déesse insensée, dont les galantes aventures devaient bien plutôt être ensevelies dans l'oubli que d'être immortalisées par des fêtes qui en rappelaient le souvenir.

Il ne me reste enfin, pour finir l'explication de toutes les circonstances du culte d'Adonis, qu'à rechercher la raison pour­quoi dans ces fêtes on faisait succéder la joie à la tristesse ; et la chose serait bientôt faite, si les Mythologues n'étaient venu répandre une obscurité mystérieuse sur un sujet qui était tout simple. Le peuple allégoriste ne s'accommode guère d'un sens naturel et historique qui se présente de lui-même ; il s'applaudit d'une explication mystique, quoi-que souvent sans fondement ; par­ce que la recherche lui en a beaucoup conté. Phumutus, Lactance, Macrobe123 et quelques autres se sont efforcés de prouver qu'Adonis n'étant autre chose que le Soleil, les mystères qu'on célébrait à son honneur devaient s'y rapporter.

Ils ont dit que la mort d'Adonis marquait 1'éloignement du soleil pendant l'hiver et la joie de le voir ressuscité figurait le retour de cet astre qui, après avoir parcouru les signes méri­dionaux et être descendu, pour ainsi dire, dans le royaume de Pluton, marqué par le pôle qui nous est opposé, revenait au bout de six mois vers ceux du Septentrion et ramenait, avec les beaux jours, la joie et l'allégresse. Ces auteurs ajoutent que c'était pour cela qu'on avait heureusement imaginé que Proserpine avait voulu retenir Adonis dont elle était amoureuse et que Vénus, vou­lant aussi le posséder, Jupiter avait remis la décision de ce différend entre les mains de Calliope, qui avait décidé qu'Adonis se­rait six mois en enfer et six mois sur terre. En quoi, Jupiter, pour le dire en passant, n'était guère avisé et la Muse peu habile en fait de galanterie ; un amant ne se partage pas ; aussi les deux Déesses furent également piquées de ce jugement et il en coûta la vie à Orphée, fils de cette Muse novice. On avait ajouté, continuent nos allégoristes, qu'un sanglier avait causé la mort d'Adonis, par­ce que cet animal est le symbole de l'hiver ; "Hyems veluti vulnus est solis, dit Macrobe, quae et lucem ejus nobis minuit et calorem, quodL utrumque animantibus accidit morte". D'autres prétendent qu'A­donis marquait le grain qui est renfermé pendant six mois dans les entrailles de la terre, comme s'il était entre les bras de Proserpine qui en est la Déesse, d'où il venait voir sa chère Vénus, lors­qu'il commençait à paraître.

Mais ne prêtons-nous pas trop d'esprit aux premiers inventeurs des cérémonies et des fêtes, gens grossiers et de bonne foi, qui n'avaient d'autre but que de rappeler le souvenir des événements qui y avaient donné lieu. Le Soleil, pour s'éloigner pendant l'hi­ver, descend-il aux enfers! Abandonne-t-il les hommes surtout dans la Syrie et la Phénicie, où les hivers sont si courts et quelque­fois plus supportables que les étés ? Si c'étaient des Lappons ou des Sibériens qui eussent constitué cette fête, on pourrait croire que l'absence totale du Soleil les y aurait portés ; mais on ne saurait se le persuader des Asiatiques qui jouissent toujours d'un ciel si serein et où l'inégalité des jours n'est même pas fort con­sidérable. D'ailleurs, si ce système était vrai, il aurait fallu célébrer deux fêtes d'Adonis dans des temps différents de l'année, et à six mois l'une de l'autre; au lieu qu'on n'en célébrait qu'une et dans un mois éloigné des équinoxes, qui auraient mieux marqué le moment où le soleil commence à s'éloigner ou à s'approcher de notre pôle.

J'aime donc mieux croire que le fondement de cette double cé­rémonie était tiré de la tradition qui portait qu'Adonis ne mourut point de la blessure qu'il avait reçue sur le mont Liban et que le Médecin Cocutus le guérit contre toute sorte d'apparence. Car c'est en ce sens que Ptolémée, fils d'Héphestion, prend ce vers grec de l'Hyacinthe d'Euphorion : "Kokytos monos ton apheixea nipsen Adonin" où il est dit que ce Médecin, disciple de Chiron, lava seul la plaie d'Adonis, c'est-à-dire qu'il fut le seul qui fut employé à une cure si difficile ; autrement ce vers n'aurait aucun sens raisonnable. On regarda cette guérison comme une espèce de miracle ; et dans les transports d'allégresse, on disait sans doute que ce prince était ressuscité, qu'il était sorti des enfers ; expression métaphorique assez ordinaire dans ces sortes d'occasions, comme dans les livres de l'Ecriture Sainte. Il est vrai que la plupart des anciens, sur­tout des Latins, ont cru qu'Adonis était mort de la blessure ; mais quelques auteurs Grecs nous apprennent qu'il n'en mourut pas ; ce qu'ils ont toutefois exprimé d'une manière poétique, en disant, comme on peut le voir dans Théocrite, que les Heures ramenèrent Adonis de l'Achéron, après qu'il y eut demeuré douze mois ; ce qui veut dire sans doute que ce prince ne guérit qu'au bout d'un an ; et que les Heures, c'est-à-dire le temps et les saisons, (car c'est la propre signification du nom que les Grecs donnent à ces Déesses), le rendirent enfin à la chère Vénus. Et si on ne prend point dans ce sens-là les vers de Théocrite, il faudra toujours que le système des mythologues tombe ; puisqu'il détruit l'idée du partage que le soleil fait des deux hémisphères, en faisant, demeurer Adonis un an chez Proserpine, c'est-à-dire, sans tant de façons, entre les bras de la mort. Ainsi on peut croire avec beaucoup de raison que le deuil de Vénus, à la première nouvelle de la blessure d'Adonis, fut si grand, que le bruit se répandit dans toute la Phénicie que ce prince était mort. On le pleura, comme tel tant qu'il fut en danger et l'on ne commença à se réjouir que lorsqu'il fut entièrement gué­ri. Double circonstance dont on conserve le souvenir dans; les deux parties de la cérémonie qu'on institua à ce sujet. Car on sait bien que les grands événements donnaient lieu à l'établissement des fêtés comme l'histoire sainte et profane nous l'apprennent.

Mais, comme je ne prétends pas ici gêner personne, et qu'il est très libre dans ces matières de ne point prendre le parti dont je suis ; si l'on s'obstine à croire qu'Adonis mourut de la blessure je dirai, pour rendre raison de cette joie qui succédait à la tristesse au dernier jour de la fête, que l'on voulait signifier par-là que ce prince, ayant été mis au rang des Dieux, ne lais­sait plus aucun sujet de s'affliger et, qu'après avoir pleuré sa mort, on devait se réjouir de son apothéose. Les prêtres qui n'au­raient pas trouvé leur compte à une tradition qui portait que le Dieu qu'ils servaient avait été sujet à la mort tachèrent dans la suite d'en cacher l'origine au peuple et inventèrent des explica­tions allégoriques que je viens de réfuter. Et voilà, pour le dire en passant, ce qui doit nous persuader que le fond des fables et des mystères du paganisme était historique et que les sens mystiques qu'on y a ajoutés dans la suite n'étaient que l'ouvrage de quelques prêtres intéressés, où les ressources des philosophes, qui se trou­vaient: pressés par les Pères de l'Eglise qui leur reprochaient à tous moments que les Dieux qu'ils honoraient n'avaient été que des hommes sujets, comme eux, à la douleur et à la mort, crurent, avec le secours de ces fictions ingénieuses, débarrasser le système de leur religion de ce qu'il avait de plus grossier : ce qui porta, dans; la suite, beaucoup de confusion dans la fable et dans l’in­telligence des mystères du paganisme, qui devinrent, pour ainsi dire, "mixtes" s'adressant en partie au héros, qui en était le pre­mier objet, et aux astres, dont ils devinrent les symboles. Car je ne nie pas qu'on ait fait, dans la suite des temps, quelque allu­sion au soleil dans les fêtes d'Adonis : comme il me serait très aisé de le prouver. Mais, comme mon dessein a été de remonter à la source de la fable, je n'y ai rien vu que les monuments que l'a­mour et la reconnaissance avaient laissés à l'honneur d'un prince chéri. Finissons par une réflexion judicieuse de Cicéron124 qui déplore l'aveuglement de ceux qui, ayant mis leurs grands hommes au nom­bre des Dieux, en célébraient le culte avec tant de tristesse et de pleurs : "Quid absurdius quam … homines jam morte deletos reponere in Deos, quorum omnis cultus futurus esset in luctu !".

Ainsi se termine l'enquête précieuse de l'Abbé Banier, en­quête à laquelle se rattachent toutes les études ultérieures sur Adonis, en particulier celle de Ch. Vellay. Mais, avant de l'a­border, nous voudrions citer un autre texte aussi intéressant que celui de l'Abbé Banier, mais cette fois-ci à propos des "Jardins d'Adonis", écrit en 1851 par Saoul Rochette.

B - Mémoire sur les "jardins d'Adonis" de Raoul Rochette125

le mémoire de R. Pochette nous apparaît encore plus systématique que celui de l'Abbé Banier, bien que le sujet ne soit pas le même. Pochette nous étonnera par l'abondance de sa bibliographie qu'il emploie à l'appui de son sujet. Rien en réalité ne lui échappe. Maie ce que, nous, nous lui reprochons, c'est sa complète confiance aux témoignages des auteurs anciens, comme Platon et les autres qui considèrent les "Jardins d'Adonis" comme une chose "notoire et vul­gaire".

Voyons de près ce que Rochette nous dit :

"Dans le Mémoire que notre savant confrère, M. Bureau de Lamalle, a lu récemment à 1'Académie126 et où il cherchait à prou­ver que les "serres chaudes" avaient été connues de l'antiquité grecque, il n'a employé, pour appuyer cette thèse, que le fait des "Jardins d'Adonis" et il ne s'est fondé, pour la notion qu'il en a donnée, que sur des textes pris dans ce qu’il a appelé les "Dialogues métaphysiques" : le "Phèdre" de Platon127 et les "Cé­sars" de Julien128 et dans la "vie d'un Charlaton"129, en y joi­gnant un passage de l'"Histoire des plantes" de Théophraste130. La discussion qui a eu lieu, à la seconde lecture du Mémoire de notre confrère, a dû lui apprendre qu'il existait bien d'autres témoignages classiques qui avaient rapport aux "Jardins d'Adonis" et qui tendaient à en donner une idée toute différente de celle qu'il s'en était faite, en y voyant une simple notion»de jardinage au lieu d'une fête religieuse, d'un caractère symbolique, qui do­mine le fait matériel de la célébration. Mais, sans toucher à ce côté de la question des "Jardins d'Adonis", qui n'a pas été mis en discussion, c'est aussi sur le point unique traité dans le Mémoire de notre confrère que je viens, à mon tour, après avoir pris part à cette discussion, fournir des explications, comme je m'y suis en­gagé, et je commencerai par donner quelques éclaircissements sur la question des "serres chaudes" de l'antiquité romaine, qui a été introduite, à la dernière séance, par un autre de nos savants confrères et sur laquelle l'heure avancée ne m'a point permis de m'expliquer sur-le-champ de vive voix.

L'objet de ces observations, présentées par écrit, était de montrer que les Romains avaient, au moins à partir du siècle d'Au­guste, fait usage de "serres chaudes" pour se procurer, à l'aide d'une chaleur artificielle, des légumes et des fruits que leur re­fusait la saison d'hiver.

Or, il semblerait qu'une conséquence de cette notion, qu'on croyait démontrée par des textes de Columelle, de Pline, de Mar­tial et de Sénèque, serait d'admettre qu'une pratique, qui avait été si familière aux Romains, avait bien pu ne pas rester étran­gère aux Grecs : et c'est cette conséquence que je veux d'abord m'attacher à combattre, bien qu'elle n'ait pas été exprimée par notre confrère, parce qu'elle pourrait se présenter à l'esprit d'autres personnes et influer sur l'idée qu'on se ferait des "Jardins d'Adonis".

Après avoir réfuté l'opinion de l'existence des "serres chau­des" dans l'antiquité romaine et qui ne repose, d'après lui, sur aucun témoignage, Pochette passe au sujet qui nous intéresse en disant; "Après ces explications préliminaires sur ce qui a été dit au sujet des "serres chaudes" de l'antiquité romaine, j'ar­rive aux "Jardins d'Adonis" de l'antiquité grecque ; et je vais tâcher d'en exposer la notion dans les ternes les plus précis et les plus exacts qu'il me sera possible.

A Athènes., à Argos, et dans les autres villes grecques où l'on célébrait les "Adonies", ce que l'on appelait les "Jardins d'Adonis", et ce qui avait donné lieu à un "proverbe", dont il nous est parvenu une foule de témoignages, consistait en plantes d'une certaine espèce, d'une nature tendre et délicate, d'une existence passagère, qui levaient promptement et qui mouraient de même et qu'on semait dans de petits pots de terre. C'est uni­quement le "proverbe" attique des "Jardins d'Adonis" qui nous a conservé la connaissance de cette particularité de la fête des Adonies. Les auteurs anciens, qui ont parlé des "Jardins d'Ado­nis", n'en font mention qu'en raison de l'intention qui s'y at­tachait et dont le proverbe était l'expression populaire. Or, c'est là une considération qui paraît avoir tout à fait échappé à notre savant confrère, M. Bureau de Lamalle, et qu'on ne doit pourtant pas perdre de vue, quand on veut se rendre bien compte du caractère de ce trait des moeurs attiques, qui n'a rien de commun avec l'art du jardinage, qui en exclut même l'idée. Voici, en effet, dans quels termes les grammairiens, grecs, qui nous ont transmis le proverbe attique, nous en expliquent l'intention. Je rapporterai leur texte sans l'accompagner presque d'aucune remar­que, tant il peut se passer de commentaire.

Zénobius131 dit "Tu es plus stérile que les Jardins d'Adonis ; c'est un proverbe qui se dit de ceux qui ne peuvent produire rien de mâle et de généreux ; Platon en fait mention dans le Phèdre. Ces jardins d'Adonis consistaient en plantes qu'on semait dans des vases d'argile, qu'on ne laissait pousser "que jusqu'au vert" et qu'on jetait dans les fontaines, après les avoir exposées dans la pompe funèbre du dieu.

Voilà bien l'idée de ces "Jardins" exprimée dans toute sa vérité avec l'intention du "proverbe", qui en était la moralité, et avec la circonstance caractéristique que ces plantes super­ficielles, qui n'avaient pas de vie et de durée, ne poussaient "que jusqu'au vert".

Suidas, au même mot132, explique le proverbe de la même manière. Macarius, dans sa collection de "Proverbes"133, reproduit aussi la même explication, sans y rien ajouter.

Voici maintenant ce que dit un autre paroemiographe, Diogenianus134, "les "Jardins d'Adonis", cela se dit de tout ce qui n'est pas de saison et qui n'a pas de racine ; attendu qu'Adonis, objet de la passion de Vénus, selon la fable, étant: mort avant l'âge, les sectaires de ce culte, qui plantaient dans des vases d'argile des "Jardins" promptement flétris, parce qu'ils manquaient de ra­cines, leur donnaient le nom d'Adonis" … "A ces grammariens, dont les explications ne peuvent laisser aucun doute sur la pensée du proverbe, ni conséquemment sur la nature des "Jardins d'Adonis", je joindrai le témoignage d'Eustache qui confirme ces explications, en y ajoutant des particularités neuves et curieuses ; voici ce qu'il dit des "Jardins d'Adonis", dans son commentaire sur Ho­mère135 : "Se dit de ce qui est "stérile" et de "courte durée". Effectivement, ces jardins sont des plantes qui lèvent promptement dans un pot de terre, ou dans une corbielle136, ou dans toute espèce de panier, qu'on jette à la mer et qui y disparais­sent, par une certaine ressemblance avec la mort prématurée d'A­donis".

Maintenant que cette notion des Jardins, consistant en plantes épéhmères, semées dans des vases de terre ou dans des paniers, se trouve établie d'une manière qui ne comporte pas la moindre incer­titude, il faut voir quelles étaient les plantes mêmes qu'on se­mait dans ces Jardins. Le Scholiaste de Théocrite nous apprend que c'était du "froment" et de l'"orge"137. Hessychius y ajoute du "fe­nouil" et de la "laitue", avec plusieurs sortes de fruits qu'il ne désigne pas d'une manière spéciale138 mais qui étaient probablement des "pommes" et des "poires"139. Quant aux plantes, il es-t cer­tain que la "laitue" était celle qui figurait le plus habituel­lement dans les "Jardins d'Adonis", par des raisons tirées de certaines propriétés de cette plante potagère, à laquelle nous savons, par le témoignage d'Athénée140, que les poètes comiques se plaisaient à faire souvent allusion. Le choix de la "laitue" se rapportait à une tradition mythologique, qui avait certaine­ment sa source dans la légende orientale, suivant laquelle Vénus aurait placé "le corps d'Adonis mort sur un lit de laitue"141 et, de là, le nom d'"Adonéis" donné à la laitue142. Les grammairiens confirment cet emploi qui se faisait de la laitue143, aussi bien que du "fenouil", pour les Jardins d'Adonis ; en sorte que, sur ce point encore, il ne saurait rester aucun doute. Ainsi donc, le blé, l'orge, la laitue et le fenouil étaient les plantes qu'on semait dans les Jardins d'Adonis ; M. Creuzer y ajoute l'"ané­mone"144, mais sans citer aucun témoignage classique ; car celui de Pline, dont il semble s'autoriser, n'a rapport qu'à une propriété de l'anémone, d'accord avec son nom, et nullement aux "Jardins d'Adonis" ...

Un autre trait de la célébration des Adonies, dont je crois avoir été le premier à faire usage, ne pouvait que me confirmer dans cette pensée (l'exclusion de l'idée des serres chaudes), par la notion qu'il nous fournit que ces "Jardins d'Adonis" se plaçaient sur le toit des maisons attiques. C'est, en effet, une circonstance qui nous est indiquée par un vers d'Aristophane145. Notre savant confrère, M. Bureau de Lamalle, ne semble pas atta­cher beaucoup d'importance à ce culte d'Adonis, qui s'accomplis­sait sur les maisons d'Athènes ...

En réunissant les traits divers de la célébration des Adonies que nous offre cet intéressant passage de la "Lysistrate d'Aris­tophane", on voit que le culte d'Adonis, "Adouniniasnos", s'ac­complissait sur les toits ; ce qui avait lieu, non seulement par le fait de l'exposition des Jardins d'Adonis en cet endroit, comme le dit le scholiaste, mais encore par la "présence des femmes" elles-mêmes, que le comique nous représente debout sur le toit de leurs maisons, se livrant à toutes les démonstrations de leur dou­leur, "pleurant Adonis", et se "frappant le sein" de manière à couvrir du bruit de ces lamentations la voix des orateurs athé­niens. Or, c'est précisément là la scène que décrit Plutarque, dans l'endroit de sa "vie d'Alcibiade"146 où il nous montre les petites statuettes d'Adonis mort, couchées sur un lit funèbre, autour duquel se tenaient les femmes, se frappant la poitrine et poussant, des lamentations. Ces sortes de figurines d'Adonis mort, étendu sur un lit funèbre, sont indiquées dans le passage d'Ammian Marcellin147 où il est question de la fête d'Adonis à Antioche. Elles se faisaient en cire ou en terre cuite148 et on les peignait en rouge, de manière à imiter le corail, d'où vint le non "Korallion" dont on se servit pour désigner ces: "statuettes" d'Adonis, et celui de "Korallion plastai" donné à toute une classe d'artis­tes subalternes qui les exécutaient. De plus, l'exposition de ces figurines l'Adonis mort était accompagnée de celle des Jardins que l'on disposait sans doute tout autour du lit funèbre ; c'est ce qui résulte des "lettres" d'Alciphron149, où une Héroere, invitant une de ses amies à venir célébrer en commun les Adonies, lui re­commande t'apporter le "petit jardin" et la "figurine"; d'où il résulte bien que l'un ne se séparait pas de l'autre. Tous ces té­moignages s'accordent pour nous donner la même notion, c'est à sa­voir que les célébrations des Adonies, dans la réunion des circons­tances que nous en connaissons, s'accomplissait sur "les toits en terrasse" des maisons attiques.

Je reviens maintenant au texte d'Aristophane, dont il m'est permis de penser qu'on ne contestera plus ni la portée, ni la valeur. C'est en se fondant sur ce témoignage que j'avais cru pouvoir proposer150, sur un passage de la "Vie d'Apollonius" de Philostrate151, une correction que je maintiens plus que jamais, car elle me paraît facile, naturelle et légitime à tous égards. Mais, qu'on admette ou non cette correction, le fait que les "Jardins d'Adonis" s'exposaient "à l'air" sur les "toits en ter­rasse" des maisons attiques, n'en demeure pas moins indubitable ; et par là s'explique une notion à laquelle on ne parait; pas' avoir fait attention : c'est la manière dont Suidas explique les "Jar­dins d'Adonis" en les appelant les "jardins suspendus" ou "élevés en l'air"; évidemment, le grammairien eut en vue ces jardins d'A­donis placés "sur les toits" des maisons d'Athènes. Mais cette no­tion mal comprise a été, de la part de Pline, l'objet d'une de ses erreurs qui ne se rencontrent que trop souvent dans son livre, d'ailleurs, si plein de faits, si intéressant et si utile ; c'est dans l'endroit où Pline revenant, comme il le dit, à la culture des jardins et rappelant, les merveilles que l'antiquité avait ad­mirées en ce genre, cite les "Jardins des rois Adonis et Alcinoüs", qu'il met à côté des "Jardins suspendus", ouvrage de Sémiramis ou de Cyrus152. Le- seul rapprochement des noms des rois Adonis et Aloinous montre à quel point Pline était loin du mythe d'A­donis ; en même temps que la notion des "Jardins suspendus d'A­donis", "horti pensiles", lui suggère la comparaison avec les "Jardins suspendus de Babylone" ; et il devient clair que c'est cette notion mal comprise des "Jardins suspendus d'Adonis" qui a produit, sour la plume de l'auteur latin, cette malheureuse assimilation des "Jardins d'Adonis" avec ceux de Sémiramis.

Maintenant que je crois avoir suffisamment éclairci la notion des Jardins d'Adonis, en la réduisant à ses véritables termes, il me reste à montrer de quelle manière l'entendaient les auteurs grecs qui en ont parlé, toujours en faisant allusion au "proverbe" dont nous connaissons maintenant la signification. A la tête de ces auteurs, se place certainement Platon, à la fois par l'âge et par l'importance littéraire ; car son témoignage est le plus an­cien et le plus grave que nous possédions sur l'usage du "proverbe" attique des Jardins d'Adonis. C'est dans l'endroit de son "Dialo­gue du Phèdre", où il parle de ces écrits, produits sans savoir et sans étude, qui ne brillent que d'un éclat passager et qui n'obtiennent qu'un succès éphémère, que Platon est amené à parler des "Jardins d'Adonis" ; car la pensée que je viens d'exprimer est pré­cisément celle d'un auteur grec inconnu dont Stobée nous a conservé le passage.

Voici donc ce que dit Platon153: "Crois-tu qu'un laboureur sensé, pour les semences dont il prendrait soin et dont il vou­drait obtenir des fruits, les déposerait sérieusement en été dans des "Jardins d'Adonis", charmé de les voir fleurir en huit jours, au lieu de ne faire ce qu'il ferait que par "jeu" et à l'occasion d'une fête, tandis que, pour les plantations qu'il fait en raison de son expérience agricole, semant en temps op­portun, il se contente de voir la maturité arriver dans le hui­tième mois ?"

C'est toujours dans le même sens, par manière de parler pro­verbiale, que Plutarque fait mention des "Jardins d'Adonis" dans un passage d'un de ses "Traités", où il compare les "âmes éphé­mères et promptes à se dissiper" que nous aurions reçues d'un dieu vain et frivole, à ces "Jardins d'Adonis" que les femmes cultivent dans des "pots de terre"154 ... Sur tous ces, points, l'opinion des éminents critiques, qui se sont occupés des "Jardins d'Adonis" au sujet du "proverbe" attique, (Spanheim155, Valkenaër156, Toup157, Wytteenbach158, Bast159, Kiessling160, etc...), est unanime et for­melle.

Un autre point qu'il ne me paraît pas moins important de fixer avec toute certitude, c'est que les "Jardins d'Adonis" étaient préparés par les "mains des femmes". A cet égard, la plupart des témoignages classiques que j'ai rapportés s'expliquent péremptoi­rement161. Le culte d'Adonis, à Athènes et dans les autres villes de la Grèce, comme dans celles de l'Orient où il se célébrait, était essentiellement un culte de "femmes", surtout de celles de la condition d'"Héroeres" ou de "courtisanes"162 ... Et quant à la difficulté que l'on pourrait trouver à ce que des céréales, telles que le "froment" et l'"orge" pussent arriver en "huit jours" au degré de végétation indiqué par les grammairiens, j'avoue que cette difficulté n'a rien de réel pour moi, en présence de cette circonstance, que les "Jardins d'Adonis" se semaient "au mois de juin", où la chaleur du soleil est si forte à Athènes. Mais je rap­pelle, à cette occasion, un fait curieux qui a été rapporté par M. de la Maraora163; c'est que la commémoration des "Jardins d'Adonis" s'est conservée en Sardaigne au moyen d'une fête qui se célè­bre à la Saint-Jean, au 24 juin, et qui consiste en ce que l'on plante, vers la fin de mai, dans un muid de liège rempli de terre, du blé qui doit être en pleine végétation pour la nuit qui précède la Saint-Jean. Ce trait curieux de la permanence d'anciens usages dans les habitudes populaires a été justement signalé à ce titre par M. Creuzer164; et il est certain aussi pour moi que cette fête chrétienne de la Sardaigne est une tradition non attique mais phénicienne des "Jardins d'Adonis". Mais ce que j'y remarque sur­tout, c'est que, si le blé semé à la fin de. mai peut être en végé­tation pour le 25 juin, sous le climat de la Sardaigne, de l'orge et du blé semée à Athènes au mois de juin pouvaient bien verdir en huit jours ... le fait que les Adonies se célébraient "en été" au mois de juin était important à établir, parce que c'est uniquement, à ce qu'il me semble, la fausse opinion que cette fête avait lieu à la "fin de l'hiver" qui, après Boettiger165, a trompé aussi M. Creuser et qui lui a suggéré l'idée que la chaleur qui produisait les "Jardins d'Adonis." pouvait bien être une chaleur artificielle, obtenue dans l'intérieur des maisons166; et de là, sans doute, il n'y avait pas loin à l'idée de "'serres chaudes" ... C'est là tout ce que je puis avoir à dire sur le fait matériel des "Jardins d'A­donis", où l'on faisait, verdir du blé et de l'orge, à Athènes, en huit jours ; car, si l'on trouve des difficultés physiques à ce fait, je déclare que je l'admets en toute confiance, d'après le témoignage des auteurs anciens, Platon et les autres, qui l'exposent comme une chose notoire et vulgaire. Je ne suppose pas que ces auteurs aient pu se tromper, ou être trompés, sur un fait de cette nature ; dans ce cas-là même, je consens à être trompé comme eux. J'accepte, sur la foi de garants antiques, cette situation, qui n'a rien de fâcheux pour un antiquaire ; et, en dernière analyse, je me tiens sur le terrain de la philologie, sans entendre me placer sur celui du jardinage ... Mais, en finissant, je remercie notre savant confrère, M. Dureau de Lamalle, de m'avoir fourni cette occasion d'éclaircir un trait curieux des moeurs antiques, qui avait encore besoin d'être expliqué et qui a été l'objet de plus d'une méprise chez les modernes et même chez les anciens.

Ainsi se termine l'étude de M. Rochelle. Comme on l'a déjà dit, cette étude est un véritable "document" indispensable à la compréhension du deuxième volet du mythe d'Adonis qui est celui des "Jardins: d'Adonis". Il faudrait, peut-être, signaler, avant de passer à l'étude de Vellay, qu'inconsciemment il nous a été fourni, à travers ce texte, des renseignements majeurs; et fort intéressants pour l'élaboration de notre thèse, surtout en ce qui concerne la thème des jardins "pensiles", "suspendus" expli­qué autrement par M. Rochette.

C - Le culte et les fêtes d'Adonis-Thammouz dans l'orient antique par Charles Vellay167

II est vrai que l'oeuvre de Vellay est la plus complète entre toutes les: études déjà faites sur Adonis. La première partie, à part l'introduction, est formée de trois chapitres : le premier traite de "la légende d'Adonis" en général, le deuxième de "l'exo­de du culte" de l'Assyrie en Occident à travers Eyblos, le troi­sième, qui fera l'objet de notre recherche, est intitulé "la sym­bolique du Mythe et du Culte".

La deuxième partie est divisée en quatre chapitres. Elle traite des "fêtes d'Adonis". "Le rôle historique des Adonies" et "la célébration des Adonies" sont les titres du premier et du second chapitres. "Le culte phallique dans les fêtes d'Ado­nis" en est le troisième. Le quatrième chapitre "les survivan­ces du culte et des fêtes d'Adonis" tient une place particulière dans l'oeuvre de Vellay, nous en reproduirons une grande partie.

La troisième et la dernière partie, sur"les monuments du culte d'Adonis", intéresse plus l'archéologue que le mythologue. Elle est formée de trois chapitres. Le premier traite de la "staruaire" d'Adonis, le second des "vases, des miroirs et des pein­tures murales" représentant, les scènes du mythe dans divers pays. La troisième parle du mythe d'Adonis considéré comme symbole fu­néraire sous le titre de "monuments funéraires". Puis viennent la "conclusion" sur la "conception synthétique d'Adonis-Thammous" et sur le "réalisme de son culte" et le "caractère universel et absolu du dieu" et l'appendice contenant "une partie de la cosmogonie de Sanchoniathon, d'après Eusèbe de Césarée (préparation Evangélique), le rôle du sanglier (symbolique) dans le mythe d'A­donis et dans les autres mythes orientaux (traduction d'un frag­ment de "Die phénizer" de Movers, I, VII)", puis une note sur le "blé de Sainte-Barbe" et, en quatrième lieu, vient une note sur "la nomenclature des principaux monuments relatifs au culte d'Adonis-Thammouz". Ainsi se termine l'oeuvre de Vellay.

Notre but n'est pas de reproduire les trois cent quatre pages que compose le livre de Vellay mais, d'une manière précise, d'évo­quer les "points forts" de sa recherche qui, d'ailleurs et à plusieurs égards, n'est que le développement de la thèse de Banier. Nous suivrons, dans la mesure du possible, l'ordre qu'il a suivi dans sa recherche. Toute sa thèse tourne autour de cette idée principale : "Adonis, expression de l'Orient, est le Soleil qui se lève et qui se couche en Occident",

Après avoir dressé le tableau de la migration du Thammouz babylonien jusqu'à Byblos, Vellay remarque l’insuffisance des sources phéniciennes à propos du mythe d'Adonis. Les sources grecques ne parlent que d'Adonis, altération d'Adôn (Seigneur), invocation qui cache le vrai nom du Dieu solaire, Thammouz. De­puis Panyasis, le premier auteur grec à avoir cité le nom d'Adonis, Jusqu'à Ovide, les versions de la légende d'Adonis n'ont fait que se multiplier. Mais, malgré les divergences de ces ré­cits, la vraie identité du dieu oriental n'a pas été perdue. "Ces divergences, en effet, ne sont pas nées au hasard. Souvent, elles indiquent l'influence de la pénétration d'un mythe analogue à celui d'Adonis, souvent aussi elles précisent certains faits historiques et, par cela même, valent d'être signalées" … "Car en réalité ces testes sont des guides peu sûrs. Il est nécessaire de ne les consulter qu'avec prudence. Dans les récits des écrivains grecs, le mythe primitif de Thammouz se transforme et se corrompt, des circonstances essentielles s'effacent et disparaissent, des légendes nouvelles surgissent, la physionomie elle-même du dieu s'adoucit et se simplifie jusqu'à abandonner ses traits les plus caractéristiques".168

"C'est de Byblos après tout que le culte émigré à Chypre, puis en Grèce, en Egypte, dans les colonies phéniciennes de Carthage, Sicile, l'Ibérie, puis à Rome"169.

Après avoir rétabli 1'exacte signification du mot "Adonis" que les Grecs ont mal compris, Vellay rejette l'objection de Re­nan à propos de l'identification d'Adonis-Thammouz. "Le culte d'Adonis, d'après Renan, paraît renfermer à l'état de combinaison syncrétique deux éléments fort divers : 1°- le culte du Dieu suprême de Byblos (Adonaï) ; 2°- le culte orgiastique de Thammouz, culte bizarre, fort antique, et, ce me semble, d'une provenance non sémitique, mais correspondant à un ordre d'idées et de sensa­tions fort en harmonie avec le Liban" … "Le charme infini de la nature du Liban y conduit sans cesse à la pensée de la mort, con­çue non comme cruelle, mais comme une sorte d'attrait dangereuse où l'on se laisse aller et où l'on s'endort. Les émotions reli­gieuses y flottent ainsi entre la volupté, le sommeil et les; lar­mes. Encore aujourd'hui, les hymnes syriaques, que j'ai entendu chanter en l'honneur de la Vierge, sont une sorte de soupir larmoyant, un sanglot étrange"170.

Mais, selon Vellay, il ne s'agit là, de la part de Renan, que d'une simple impression "qui ne me semble confirmée ni par les textes, ni par les découvertes historiques. St Jérôme, assez bien placé pour juger de la question, atteste sans hésitation, dans une lettre à St Paulin en trois cent quatre vingt seize, l’identification d'Adonis et de Thammouz. "Bethléem, dit-il, qui est pour nous aujourd'hui le lieu le plus auguste de toute la terre, fut ombragé jadis par un bois sacré de Thamnouz, s'est à dire d'Adonis ; et, dans la grotte où le Christ petit enfant a vagi, on pleurait l'amant de Vénus"171. Ce même auteur, dans son "commen­taire sur Ezéchiel", nous dit aussi ceci ; "Celui que nous appelons Adonis et que les hébreux et les Syriens appellent Thammouz …"172. D'autre part, ajoute Vellay, si l'on admet que le culte de Thammouz est un culte spécialement libaniote, comment expliquer alors le récit des livres sabéens relatif à ce Thammouz qui fut pleuré par les dieux réunis dans le temple du Soleil, à Babylone? Il rappelle aussi le mythe d'Istar, la déesse Chaldéenne, dont la parèdre se nomme Doumouzi, nom qui s'apparente étroitement à ce­lui de Thammouz, de même que les deux mythes se joignent et se con­fondent. F. Lenormant a déjà établi les rapports entre ces deux noms; de la même divinité depuis 1878173. Il faut songer encore à la légende mythique, venue d'Egypte, à une époque postérieure, et qui faisait du pilote Thamus le héros d'une aventure divine. Il serait aisé, ajoute Vellay, de multiplier les preuves et; les textes de toutes sortes qui infirment l'opinion de Renan. Car, dès l'ori­gine, et Renan le sait, nous trouvons ce nom d'Adonis appliqué même à des rois pour marquer la suprématie de leur rang. Rien ne rap­pelle par conséquence, selon Vellay, une divinité spéciale et, si plus tard le Thammouz giblite n'a été désigné et adoré la plupart du temps que sous cette seule dénomination (Mon), ce n'est qu'un effet naturel de la suprématie que son culte avait conquise. En le désignant, sous' le nom général d'Adonaï, il ne pouvait y avoir méprise ; à travers cette invocation de "mon Seigneur", les fidè­les savaient fort bien à quelle divinité allaient leurs prières ; et, d'ailleurs, le nom même de Thammouz ne disparaît qu'à une épo­que très postérieure au grand développement du culte de Byblos au moment même où le dieu prend, dans la mythologie grecque, la phy­sionomie du jeune héros dont la légende nous est restée. Il faut donc, semble-t-il, en revenir à l'identification absolue d'Adonis et de Thammouz. Ce dieu migrateur venu avec les races Cananéennes du fond de la Chaldée n'est pas, comme l'affirme Renan, ce dieu suprême qui a suivi les migrations sémitiques et qui est devenu "Adonaï" chez les Hébreux, "E1" ou "Adon" à Byblos, auquel Renan donne une existence spéciale174, C'est plutôt le Thamnouz babylonien dont la présence et le rôle dans le mythe d'Istar suffisent à prou­ver les origines chaldéennes.

Antérieurement à Renan, Chwolsohn175 et Corsini176 sont aussi parvenus à séparer Adonis de Thammouz. Mais la presque unanimité des historiens (Sainte-Croix, Silvestre de Sacy, Movers, Creuzer, Maury, Jules Sury, Lenormant, etc...), s'appuyant sur des textes précis et surs, ont définitivement démontré que ces deux noms doi­vent être attribués à une même divinité. Répondant à ce qu'il appelle "les répugnances de Renan", Sury dit en ces termes ! "C'est le cas de ne point juger les vieilles religions de l'humanité avec nos raffinements de moralistes modernes. D'ailleurs, les dernières découvertes dans le domaine de l'assyriologie ne per­mettent plus de douter que Thammouz., qui donna son nom; à un des mois du calendrier commun aux Assyro-Babyloniens, aux Syriens et aux Juifs, ne soit le nom accadien ou post-chaldéen d'Adonis. La signification primitive de son nom est "Fils de la vie" ; en Chaldée, comme en Syrie, il était l'époux d'Ishtar"177.

Le mythe d'Adonis, continua Vellay, enferme, dans une signifi­cation très large, plusieurs interprétations particulières, sui­vant le caractère que Von envisage dans le dieu. Il est à la fois symbole de la puissance solaire178, le dieu protecteur des expédi­tions maritimes et le principe fécond qui fait naître et mûrir les moissons et les fruits. Pourtant, considéré comme le Soleil et au simple point de vue astronomique, il est Eshmun, le huitième des Kabires, considéré comme le dieu des navigateurs, il est Pugum ; considéré comme le père des produits de la terre, il est Priape, dont le nom lui-même signifie en langue phénicienne "père des fruits" et il donne naissance au culte phallique nommé aussi de son nom culte priapique ...

Adonis-Thammouz est une image puissante de cette force intime (le Soleil) qui meut le monde. Son mythe déborde de signification. Le sens éclate sous l'enveloppe de la fable. Il est le dieu-Soleil, aux forces vivifiantes, illuminant les formes ténébreuses de la terre. Il est l'amour qui enflamme et bouleverse les champs, im­mortel, ardent, faisant surgir les fleurs du printemps et les fruits de l'été, la vertu du soleil déborde de son coeur univer­sel ; il se répand sur le monde pour l'aimer et le féconder.

- Les Adonies

Dans tout le pays où était parvenu le culte du dieu, depuis Babylone jusqu'aux îles Baléares, les Adonies avaient peu à peu acquis le caractère de fête prédominante que les Phéniciens leur avaient donné dès l'origine. Le culte d'Adonis est devenu, en quelque sorte, la "religion commune" de tous ces peuples. Ses fê­tes traînaient avec elles, dans les lamentations des flûtes, l'âme même de l'antique et radieux Thammouz et elles en répandaient le mythe sacré dans les nations les plus diverses et les plus loin­taines. Inséparables du culte lui-même, c'était par elles qu'il se révélait, grandissait et triomphait, dans une sorte de magnifience, malgré les influences contraires, et l'on ne peut guère imaginer quel destin obscur et étroit eût été celui du dieu de Byblos, si le cortège bruyant et éclatant de ses pleureuses, de ses courtisanes et de ses prêtres n'avait pas célébré la commémoration régulière de sa passion, de sa mort et de sa résurrection179.

Les Adonies de Byblos sont célèbres entre toutes. De là, de port en port, d'île en île, les Adonies passèrent la mer, ce fut vraiment la conquête pacifique du monde ... "De toutes parts, se rendirent à cette fête sacrée les peuples qui habitaient les îles que la mer couronne ; ils arrivaient, les uns d'Emonie, les autres des rivages de Chypre. Aucune femme ne demeura dans les vil­les de Cythère. Ceux qui dansent au sommet du Liban parfumé, les habitants de Phrygie, ceux d'Abydos, ville voisine, tous vinrent à la fête"180. A Jérusalem, où Salomon avait introduit le culte d'Astarté et des divers dieux phéniciens, les femmes passaient les nuits, selon le rite, à pleurer sur Thammouz, le long de la muraille du temple181. L’Orient tout entier connaissait Adonis, dans un grand nombre de villes, dit Julius Firmicus, s'est pro­longée jusqu'à nos jours la coutume déplorable de pleurer Adonis, considéré comme l'époux de Vénus182. Mais, dans ce culte univer­sel, trois villes surtout, par leur situation géographique et leur importance historique, religieuse et politique, semblent marquer les trois grands foyers des fêtes d'Adonis : Byblos, Athènes, et Alexandrie.

- Les Adonies à Byblos

Byblos est la ville sacrée d'Adonis ; la légende du dieu et l'histoire de la ville se confondent et, même à travers les pre­miers siècles chrétiens, Byblos demeure le centre de ce culte. C'est donc là, plus qu'en tout autre lieu, une tradition mémorable et respectée : le fleuve d'Adonis, le temple, les monts du Liban concouraient à donner aux fêtes de Byblos une réalité mythique plus précise et plus vivante. Comme le mythe d'Adonis est essentiellement solaire, c'est dans le calendrier des peuples qui l'adoraient qu'il faut chercher les dates de sa fête. I»e calendrier syro-phénicien et le calendrier hébreu portent un mois du nom de Thammouz, qui correspond à juillet et qui formait le quatrième mois de l'année syro-chaldéenne, commençant elle-même à l'équinoxe du printemps, dont Tishrin (octobre) était le premier. A Papbos, en Chypre, un mois était appelé Aôos, un des noms d'A­donis. A Célencie, le mois Adonissios tombait à l'automne et correspondait à août et septembre. Toutefois, malgré ce mois consacré à Adonis (juillet-Thammouz), il est difficile de dé­terminer d'une façon exacte l'époque des Adonies. La question est très controversée et les témoignages sont parfois contra­dictoires. A Byblos, la fête devait commencer avec la saison des pluies, qui détrempaient la terre rougeâtre des rives du fleuve Adonis, qui semblait ainsi s'ensanglanter, c'est-à-dire vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre. Pourtant le voya­geur Mandrell fut témoin du phénomène le 17 mars183 et Renan au commencement de février184. A Chypre et dans un grand nombre de villes, la fête de deuil commençait à l'équinoxe d'automne (23 septembre) et la fête de la résurrection huit jours après (1er octobre). Or, dans le calendrier syro-macédonien, le 1er octobre étant le premier jour de l'année, les Adonies étaient célébrées durant les huit jours de l'année, et cette date serait confirmée par les témoignages d'Ammian Marcellin185, déclarant que les Ado­nies se célébraient à Antioche après l'entier accomplissement de l'aimée, et de Théocrite, qui met dans la bouche d'une aède ces paroles significatives : "Après le deuxième mois, les Heures aux pieds délicats ont ramené Adonis des bords de 1'Akhéron"186. C'est encore à l'appui de cette même opinion que vient s'ajouter un au­tre texte d'Ammian Marcellin, qui nous rapporte que l'empereur Julien, arrivant à Antioche à l'automne pour y passer l'hiver et préparer son expédition contre les Perses, entendit à son entrée dans la ville les lamentations des Adonies187. De son côté, l'au­teur du De Dea Syria affirme que les grandes fêtes syriennes - et il s'agit là évidemment des Adonies - avaient lieu au commencement du printemps : "Mais de toutes les fêtes que j'ai vues, dit-il, la plus solennelle est celle qu'ils célèbrent au commencement du prin­temps. Les uns l'appellent le bûcher et les autres la lampe"188. Une troisième opinion, basée sur de nombreux témoignages, place l'époque des Adonies au solstice d'été. Maïmonide189 affirme qu'el­les se célébraient le premier jour du mois de Thammouz. Le mois de Thammouz, comparé au calendrier grégorien, commençait le 25 juin et se terminait le 24 juillet, ce qui place alors la date des Ado­nies au commencement de l'été. St Jérôme»est également fort affirmatif : "Au mois de juin, on célèbre la mort du beau jeune homme, amant de Vénus, qui, dit-on, ressuscita ensuite ; on donne son nom à ce mois de juin et on y célèbre pour lui une fête anniversaire"190. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les Sabéens, d'après le "Fihrist el-Ulûm", célébraient, dans le courant du mois de Thammouz, une fête nommée "El-Buqât", au cours de laquelle les femmes pleuraient sur la mort du dieu Ta-uz191.

la seule conclusion logique et à peu près certaine que l'on puisse, en effet, tirer des textes anciens, c'est que les fêtes d'Adonis ne se célébraient pas à la même époque dans toutes les villes. Acceptons donc la date de l'automne pour les Adonies de Byblos, d'Antioche, d'Alexandrie, etc... puisque des témoignages formels nous la proposent et, d'autre part, acceptons de même la date de l'été pour les Adonies d'Athènes et des pays grecs. D'ail­leurs, s'il y a eu des variations de dates dans la célébration des fêtes. d'Adonis, il est certain que ces variations n'ont en rien altéré l'idée maîtresse du culte et que, fêté à l'automne ou au printemps, Adonis garde, aux yeux des divers peuples, le même sym­bolisme solaire, tellurique et zodiacal qu'il présente dès l'ori­gine. Si la date de la fête semble nous échapper, sa durée semble être plus claire et moins confuse. Il faut admettre, là aussi, une certaine prédominance des coutumes locales et une adaptation étroite de ces coutumes au thème religieux d'Adonis. Un ancien usage de l'Orient, communément adopté dans la Judée, dans l'Egypte, dans la Syro-Phénicie, en Chypre et dans les îles phéniciennes, fixait à sept jours le temps pendant lequel on pleurait les morts192. On pleurait donc Adonis pendant ce même temps, car on s'appliquait à rendre au dieu les mêmes honneurs funéraires qu'aux mortels illus­tres. Ce temps de deuil était encore déterminé à Byblos par une autre raison. Le deuil y commençait le jour où les femmes d'A­lexandrie jetaient dans la mer une tête de papyrus qui, navi­guant pendant sept jours et suivant la route parcourue par le coffre antique d'Osiris, venait fidèlement aborder sur la côte de Byblos. C'est ce que nous rapporte l'auteur du De Dea Syria. "Tous les ans, dit-il, il vient d'Egypte à Byblos une tête qui nage sur les flots pendant sept jours ; les vents la poussent par une puissance mystérieuse, elle n'est jamais emportée d'un autre côté et elle ne manque jamais d'arriver à Byblos. C'est une vraie merveille, qui arrive chaque année et dont je fus té­moin lors de mon séjour à Byblos, où j'ai vu cette tête faite de papyrus"193. Dans d'autres auteurs194, au lieu d'une "tête de pa­pyrus", il est question d'un vase de terre dans lequel étaient enfermées des lettres "écrites sur du papyrus" et annonçant qu'Ado­nis était retrouvé. Cette tête ou ce vase, recueilli à Byblos, par les fidèles, devenait dès lors le symbole du dieu ressuscité : le deuil se terminait pour faire place à la joie de la résurrec­tion. Dans la plupart des villes de l'Orient, les Adonies, d'après les premières coutumes, se célébrèrent longtemps encore pendant huit jours, durant lesquels les plantes des Jardins d'Adonis, par leur germination, leur épanouissement et leur mort, constituaient le symbole entier de la vie brève du dieu ... La même violence qui s'était manifestée dans le deuil se manifestait dans la joie et, par là, s'accentuaient plus profondément encore le contraste des deux parties de la fête et le symbole du mythe lui-même. C'est là que se condensent non seulement le caractère spécial d'un peu­ple, mais aussi le caractère plus général de tout l'Orient an­tique. Cette ivresse extérieure, tumultueuse, exaltée, qui dé­borde en des manifestations sans fin, enferme toute l'âme orien­tale, à la fois, profonde et ingénue, voluptueuse et mystique. lie dieu Adonis, mort, comme Melkarth, dans une sorte de sacrifice de lui-même, abandonnant la vie et la joie pour en enfermer le symbole et la promesse, en même temps que lui-même, dans le coeur et l'esprit des hommes-, puis ressuscitant des ombres de la mort et apportant une nouvelle vision de beauté et de fécondité, est assurément la personnification divine la plus réelle, la plus vivante, des aspirations et des rêves des peuples de la Méditer­ranée orientale et des plaines de l'Asir moyenne. Ce qu'il repré­sente dans les variations de sa destinée et les alternatives de sa gloire, c'est la palpitation même de ce monde antique, qui se trouve ici comme incorporé à son dieu, et c'est pour cela que, vivant de sa vie et mourant de sa mort, ce monde tout entier, ma­nifeste, avec tant de force, sa douleur et sa joie, dans les fêtes éclatantes, où se renouvelle, chaque année, le symbole mystique : la mort et le résurrection d'Adonis.

- Le rituel des Adonies

... Quand le fleuve Adonis se teignait du sang du dieu mort, les femmes de Byblos se racontaient entre elles que le chasseur divin venait d'être frappé par le sanglier et, dans toute la ville, le deuil commençait, les femmes parcouraient les rues en se frap­pant la poitrine ; elles cherchaient Adonis en l'appelant "Hélas ! mon Seigneur, hélas ! ma Seigneurie" pendant les sept jours que durait ce deuil tumultueux, une sorte de frénésie les agitait et elles épuisaient toutes les formes de la douleur. Les cheveux épars, les robes flottantes et sans ceinture, elles sanglotaient pendant les nuits entières, sur le seuil de leurs portes ou le long des murailles des temples. Les rapports conjugaux eux-mêmes étaient interrompus, comme en témoigne ce texte cité par Movers d'après Chwolsohn : "Pendant le cours des fêtes, ils ont soin de demeurer chastes". "C'était là, d'ailleurs, une coutume très ré­pandue. Ainsi, chez les Sabéens, les femmes qui célébraient la fête du dieu Ta-uz et qui se lamentaient sur sa mort ne se nour­rissaient, pendant tout le cours des fêtes funèbres, que de fruits sèches, et devaient rigoureusement s'abstenir de farine moulue"195. Ces sacrifices et ces privations se traduisaient, dans 'les Adonies, par un usage très fidèlement observé : beaucoup de femmes, en signe de deuil, se rasaient la tête et faisaient au dieu le sacrifice de leur chevelure. Celles qui ne consentaient pas à ce sacrifice étaient tenues de se prostituer, pendant toute une année, aux étran­gers venus à Byblos pour participer aux fêtes et le prix du sacrifice est offert à Vénus196. Les prêtres d'Adonis, comme ceux d'Atys, se châtraient, représentant ainsi le mystère de la passion douloureuse de leur divinité. Pendant les premiers jours du deuil, on dressait, en divers endroits de la ville et aux abords des tem­ples, des catafalques funéraires sur lesquels était placée l'image d'Adonis mort. Puis après les offrandes au dieu, venaient, en grande pompe, les funérailles mêmes du dieu. On emportait l'i­mage d'Adonis, suivie d'un immense cortège de pleureuses, de prêtres et de fidèles, vers le lieu de sa sépulture. C'était, d'ordinaire, un caveau souterrain ou une sorte de grotte ; on y déposait le dieu, au milieu des lamentations de la foule, et l'on en renfermait l'entrée ... Le matin du huitième jour, les femmes de Byblos se rendaient sur le port et venaient y recueil­lir la tête de papyrus jetée, dans la mer à Alexandrie. On disait qu'Adonis était ressuscité et qu'il revivait.

Ainsi se complétait le symbole solaire, image de toute la ré­volution astronomique de l'année. Car, en sortant du tombeau, Ado­nis ramenait avec lui. la lumière et la chaleur, source de toute vie, et c'était ce principe de fécondité et d'amour que les popu­lation de Byblos adorait en lui. Les réjouissances et les fêtes orgiastiques ne connaissaient plus de limites et, dans cette jour­née d'ardente joie, où se retrouvaient toutes les formes de la vo­lupté, c'était la fête de la "Vie" elle-même qui se déroulait.

Telles étaient, dans leur ensemble, les Adonies de l'Orient et de Byblos, selon Vellay. Dans sa conclusion, Vellay dit ceci ; "L'imagination enfantine et simple des peuples orientaux a conçu et créé ses dieux sous un caractère et des proportions, sinon tou­jours harmonieux, du moins toujours expressifs et précis, de telle sorte que le principe, l'idée, le dogme enfermé dans cette figure divine y demeure comme distinct et y transparaît dans toute sa clarté et sa nudité. Il nous aura donc suffi d'avoir indiqué, dans leurs contours les plus marqués, les aspects multiples d'Adonis-Thammouz, pour que, de tous les symboles métaphysiques de ce my­the, de toutes les formes de ce culte et de tous les vestiges ar­tistiques qu'il nous a laissés, se dégage d'elle-même et sans ef­fort une conception synthétique du dieu dont les images flottantes et les incarnations diverses semblent tout d'abord voiler la véri­table expression ... Nous voudrions donc qu'au-delà des images brillantes, mais purement extérieures, de ce culte d'Adonis, on pût apercevoir la prodigieuse, multiple et universelle expression d'une divinité qui résume en elle des siècles d'efforts et de constitutions théogoniques, et qu'au-delà encore de cette révélation religieuse, on pût deviner et sentir toute une humanité en marche, la voir s'agiter et s'organiser dans les ténèbres de ses premières luttes et de ses premiers travaux, prendre conscience d'elle-même et se hiérarchiser selon des lois naturelles et harmonieuses, pour se réaliser et s'incarner enfin dans ses arts, ses sciences et les images de ses dieux. Ainsi, par une évolution fatale, c'est dans cette physionomie divine, façonnée par l'incessant travail des gé­nérations successives, que vient se synthétiser et se condenser le code moral et social, non seulement d'un peuple, mais de tout un ensemble, de toute une famille de peuples, non seulement d'une époque, mais de tout un cycle, de toute une longue suite de siècles

Voici Adonis, avec ses formes et ses noms inombrables, avec ses déesses parèdres, avec son cortège d'attributs et de symboles, le héros hellénique s'est effacé. Fidèle à sa tradition mythique, l'antique Thammouz, dont l'origine se confond avec les origines des premiers peuples, ressuscite de nouveau, dissipe les brumes dont l'avait enveloppé une mythologie tardive et déjà incons­ciente et réapparaît dans sa forme élémentaire de dieu solaire. Principe éternellement agissant et éternellement rajeuni, il sort des entrailles mêmes de la terre, se confond avec les for­ces vitales de l'univers, avec les lois directrices des énergies de la nature ... Il est la matière vivante, où s'unissent le prin­cipe actif et le principe passif de toute création, il est le dieu dont l'initiative victorieuse impose aux éléments sa volonté toute-puissante ; mais - et, c'est là l'expression de sa prodigieuse ver­tu sociale - il est aussi l'homme, l'homme actif, fécond., nourri de génie et d'espoir, l’homme fondateur de cités et édifiant, sur les assises de ses temples, les lois équitables qui multiplient les prospérités, l'homme pacifique et laborieux, dont les Phéniciens semblent avoir voulu réaliser l'idéal.

... D'ailleurs, à son étendue, à sa durée, à son éclat, il est aisé de mesurer l'influence sociale du culte d'Adonis. Il a façonné des nations entières, dont il a été comme le génie intérieur ; c'est ainsi que Byblos a peu' à peu abandonné sa gloire maritime pour devenir la ville sacrée du dieu, de la "Sainte Byblos", le lieu de pèlerinage vénéré de toute la terre et où affluaient les étrangers de tous pays ... Le soin pris par le Christianisme nais­sant de faire concorder ses dogmes et ses fêtes avec les dogmes et les fêtes du paganisme a singulièrement favorisé la transmission et la persistance de ces dernières traditions. Non seulement le Christianisme a si habilement confondu ses cérémonies et ses mys­tères avec ceux des cultes antérieurs que ceux-ci semblaient sur­vivre et se prolonger dans un rajeunissement triomphant, mais encore il leur a, le plus souvent, emprunté leurs formules et leurs symboles : la résurrection du Christ, les époques des fêtes chrétiennes, la concordance du mythe chrétien et des anciens my­thes solaires, le sacrement du baptême, les divers symboles de la croix, de l'auréole, du poisson image de Jésus-Christ, etc…, en somme, tout ce que l'on pourrait appeler l'architecture de la religion nouvelle a été, presque sans modification, transposé d'un monde dans l'autre. C'est d'ailleurs par cette transposition même que s'expliquent les rapides progrès d'une religion qui, loin de paraître détruire les anciennes croyances, les rajeunissait et con­duisait les esprits, par une pente insensible et un chemin, comme voilé, vers une nouvelle conception divine... C'est qu'en effet, par son réalisme même, le culte d'Adonis aboutissait logiquement à n'être- plus qu'une glorification de la nature et de la vie qu'une divinisation de l'effort humain et des lois qui le régissent ......

Sur les mêmes terres où avait fleuri Adonis, le Christianisme a inauguré une morale et une conception de vie où étaient préconisés et proposés des règles et des principes nouveaux. Le Christianisme a créé la notion du péché, en opposant à la morale naturelle du monde païen une morale artificielle et arbitraire, c'est-à-dire conçue et formulée en dehors de la nature. Il est donc bien diffi­cile de juger les fêtes antiques au nom de la morale chrétienne et l'on peut dire que, pour comprendre et juger sainement les divers phénomènes de la vie païenne, il faut avoir en quelque sorte l'âme païenne.

Enfermant ainsi toutes les tendances naturelles dans le cadre étroit d'un mythe religieux, le culte d'Adonis prend l'ampleur d'une théogonie primitive. Déjà on y voit transparaître le grand principe de la philosophie antique que tout ce qui vient de la nature est bon et beau, qu'il faut 1'écouter et la suivre, adorer le monde tel qu'il est, avec toutes ses forces et tous ses dieux, car la nature ne se trompe pas, elle ne pèche pas, elle est la mère et la conductrice de l'humble humanité, elle seule connaît les lois mystérieuses de la vie.

... Plus éternel que les temples, les dieux et les peuples, le fleuve sacré de Byblos roule encore, aux jours marqués, le sang d'Adonis-Thammouz, perpétuant ainsi, indifférent à l'oubli des hom­mes et à l'indifférence même, l'ancien miracle qui se renouvelle chaque année avec la régularité d'une loi cosmique … . Dans le soleil du printemps flotte encore le sourire de la divinité ressuscitée, image admirable d'une humanité qui se succède à elle-même sans s'épuiser jamais et qui, à travers les siècles, ressuscite en­core dans la face rayonnante de son dieu".

Voilà, en quelque sorte, l'Adonis de Vellay. Nous verrons plus loin le développement de ses théories, reprises par Frazer, mais avec une tendance encore plus positiviste qui caractérise l'auteur du "Hameau d'Or". Mais, avant de l'aborder, nous voudrions voir l'Adonis de Lagrange tel qu'il est dépeint dans son livre déjà cité.

- L'Adonis de Lagrange197

"Les gens de Byblos montaient à Afca pour célébrer leurs fêtes d'Aphrodite, et le fleuve Adonis, qui en "descend, leur donnait le signal du deuil d'Adonis. C'est la plus célèbre des fêtes phéni­ciennes, aussi en parlerons-nous ici, quoiqu'elle ait été peut-être empruntée aux Babyloniens198.

On ne la connaît bien que d'après les allusions des auteurs grecs, mais il est constant qu'elle était, en Grèce, d'importa­tion asiatique et les rites ont dû être scrupuleusement conser­vés. La description en a été souvent donnée ; nous nous contenterons donc d'en citer les traits principaux d'après M. Saglio199: "Il semble que rien n'y manquait de ce qui se pratiquait dans les funérailles : ni l'onction et la toilette du mort, ni son exposi­tion, ni les offrandes ou les repas en commun. Des images d'Adonis, en cire ou en terre cuite, étaient couchées devant l'entrée ou sur les terrasses des maisons; les femmes entouraient ces simulacres, les promenaient par la ville en se lamentant et en se frappant la poitrine avec toutes les démonstrations de la plus vive douleur ; elles dansaient et faisaient entendre des chants plaintifs , au son de la flûte courte et stridente, appelée "Gringras", qui était celle dont les Phéniciens faisaient usage dans les cérémonies fu­nèbres ... Il faut compléter cette peinture par la description que fait Théocrite200 de la fête célébrée avec une pompe toute orien­tale à Alexandrie, dans le palais d'Arsinoé, femme de Ptolémée - Pluladelphe ... C'était la coutume, en effet, de semer, dans des vases, dans des fonds de tasses, dans des tessons, toutes sortes de plantes qui germent et croissent rapidement ... Ces plantes levaient en quelques jours, sous l'influence du soleil de juin, puis se flétrissaient aussitôt … . C'était l'image de l'exis­tence éphémère d'Adonis. Ces petits jardins artificiels étaient exposés avec les images du dieu dans la pompe des Adonies, puis on les jetait dans la mer ou dans les fontaines".

Telle est la description tirée par un maître des auteurs an­ciens. La pompe est nettement funèbre : il n'y est pas question de résurrection. Elle était certainement prévue, mais pour un temps un peu éloigné et ne figurait donc pas dans une même fête avec le rite funèbre. Cela résulte, en particulier, clairement de la description de Théocrite. La chanteuse qui célébrait à la fois le mythe et le rite invitait Aphrodite à se réjouir avec Adonis, car le lendemain, à l'aurore, les femmes le porteraient à la mer : "Sois-nous favorable, cher Adonis, maintenant et l'an­née prochaine ! Tu es venu en joie, et puisses-tu revenir en joie lorsque tu reviendras"201.

C'est seulement dans l'ouvrage de Lucien202 sur la déesee syrienne que nous rencontrons la résurrection et l'ascension d'A­donis étroitement liées au culte funèbre ; encore est-ce dans une incise qui interrompt absolument la phrase et qui se rattache au mythe, plutôt qu'à la solennité. Ce même rite, il est vrai, est attesté par St Jérôme203, dont les termes semblent plutôt faire allusion à un usage connu de lui qu'à une réminiscence de Lucien.

Mais cette fin joyeuse donnée à la fête, très conforme assuré­ment à une tendance bien vivace chez les humains de ne pas demeu­rer sur une note triste, n'était pas dans le caractère ancien du rite et n'avait pas prévalu partout, même au IVe siècle. C'est ainsi du moins que nous interprétons un passage souvent cité d'Ammian Marcelin204. Julien arriva à Antioche au moment où on célé­brait la fête d'Adonis et cela parut de mauvais présage ; si les accents de la joie avaient suivi ceux du deuil, il aurait été fa­cile de détourner le fatal pronostic. Il n'est pas impossible que la résurrection précipitée d'Adonis ne soit une contamination du culte d'Attis205, et originairement d'Osiris ; Byblos s'était pé­nétrée d'idées égyptiennes, surtout relativement à Osiris.

St Jérôme n'avait pas hésité à reconnaître Thammouz sous le nom générique d'Adonis, "mon Seigneur". Le texte d'Ezéchiel ne mentionne non plus que des lamentations206.

Un véritable sujet d'étonnement fut la preuve apportée par les documents cunéiformes de l'antiquité du rite. Ichtar elle-même avait organisé le deuil annuel de l'amant de sa jeunesse207. Lors­que Adapa veut pénétrer au ciel, Tamouz et Giszida se tiennent à la porte d'Anou. A sa vue, ils crièrent: "Aide, Ô homme!... Adapa, pour qui as-tu revêtu un habit de deuil ? - "Je suis revêtu d'un habit de deuil parce que deux dieux ont disparu du pays" - "Tamouz et Giszida"208.

Les hymnes adressés à Tamouz se lamentent sur le dieu descendu aux enfers et le comparent déjà aux plantes rapidement fanées209. Le monde souterrain était la maison de Tamouz. Dumu-zi, l'équiva­lent sumérien ou édéographique de Tamouz, est à la fois le fils de la vie, dieu de l'agriculture et du monde inférieur. Un passage fort obscur montre Tamouz jouant de la flûte au milieu de pleureurs et de pleureuses. La fête du deuil de Tamouz se célébrait en été, au solstice de juin ou peu après. Depuis Movers, on s'est plu à obscurcir un point suffisamment clair210. Le nom du quatrième mois, Tammouz, est déjà assez expressif. Ce mois était qualifié mois des joueuses de flûtes (?) ou mois de l'action de lier ou d'enfermer Tamouz. Ce devait être le mois du deuil ...

Pour apprécier le caractère de cette fête, il est nécessaire de dire un mot du mythe. Jusqu'à présent nous n'en avons pas parlé parce qu'il est, selon nous, non point à l'origine du rite mais son explication légendaire.

Adonis, né de Myrrha changée en arbre, est donc né d'un arbre ; il est recueilli par Vénus qui le confie dans un coffret à Perséphoné. La déesse des enfers refuse de le rendre mais Jupiter or­donne que le jeune homme partagera l'année entre les deux déesses. Il meurt frappé par la dent d'un sanglier. M. Saglio conclut : "La dispute des deux déesses, la mort soudaine d'Adonis, pleuré par Vénus, son retour sur la terre après les mois passés dans les demeures souterraines, tels sont les points essentiels qui ressortent dans tous les récits. On y reconnaît, sans beaucoup de peine, et cette explication a été aperçue dès l'antiquité, une personnification des forces productrices de la nature et une image des vicissitudes des saisons. Biles se retracent dans les alternatives de la destinée d'Adonis : pendant l'hiver, tandis que le soleil parcourt les signes inférieurs du zodiaque, la végé­tation disparaît et semble .morte ; elle renaît au printemps, se développe rapidement sous l'influence d'un climat brûlant : tout à coup, elle se flétrit et sèche quand le soleil est dans sa plus grande force.211

Cette opinion paraît être celle de tous les maîtres : Roscher, Baudissin, Frazer, Jensen, Zimmern.

Que Thammouz soit un dieu de la végétation, cela n'est pas dis­cutable, mais la question demande à être serrée de beaucoup plus près. De quelle végétation parle-t-on ? De cette verdure qui pousse d'elle-même en Orient, même au désert, et qui se dessèche à l'été ? Or, elle ne naît pas à notre printemps, mais à l'automne, aux pre­mières pluies, et elle n'a d'importance que pour les nomades, chez lesquels: précisément nous ne rencontrons pas la fête de Tammouz. Si l'on s'en tient à l'opinion de l'antiquité, et elle est parfai­tement d'accord sur ce point, - sauf le solaire Macrobe -, il s'agit des récoltes, c'est-à-dire par excellence des céréales212. Adonis grandi, disait le texte babylonien cité213, repose dans le grain de la récolte. Et les Grecs et les Romains font écho : Ado­nis est le grain de froment jeté en terre qui mûrit et qui est coupé par l'homme, les petits jardins contenaient des céréales et des plantes comestibles. La végétation printanière desséchée par les ardeurs du soleil est un fort joli thème poétique ; nous dou­tons que les anciens y aient prêté beaucoup d'attention. La végé­tation qui les touchait, c'étaient les récoltes que le soleil mû­rissait peu à peu. L'action du soleil était bienfaisante et lente, celle de l'homme était brusque et fatale. Le blé mûr était coupé par la faucille.

Si le grain des céréales était considéré comme un dieu - et le fait est reconnu -, il y avait là une sorte de sacrilège. De même que certains sauvages demandent à la victime en pleurant de leur pardonner, les femmes ont pleuré la mort du jeune dieu pendant que les hommes faisaient leur besogne. C'était une sorte d'expiation. Le rite ne laisse pas de place à la joie car la résurrection n'é­tait entrevue que dans un avenir lointain ; il faudrait d'abord serrer le grain214 (traduit par la captivité "Kimitu" de Tammouz), puis le déposer dans la terre humide, arrosée par les canaux ou par les pluies215. Il devait séjourner dans le monde souterrain avant de reparaître. Les femmes étaient les pleureuses, c'est leur rôle habituel. On sait que l'antiquité considérait le rite comme 1'imitation d'un geste divin. Une déesse avait donc pleuré d'abord. C'était l'amante du dieu. Tout le mythe primitif s'expli­que ainsi très simplement. Les Babyloniens ne semblent pas avoir connu le rôle de Perséphoné, à moins qu'elle ne soit la mystérieuse Bibili, soeur de Tammouz216.

Frazer a noté, après Manhardt, les nombreux cas où la moisson est divinisée et pleurée217 Il est vrai que, très souvent, la gerbe mise de côté est nommée le vieux ou la vieille ; mais la légende de Perséphoné prouve que la divinité du grain pouvait être envisagée comme étant dans la fleur de l'âge. Il est assez naturel qu'à son tour le mythe ait réagi sur le rite. Plus la personnalité d'Adonis se dégageait, jointe à celle de Vénus, plus on était porté à expliquer le mythe comme se rapportant à l'amour et à en trans­porter quelque chose dans le rite. C'est bien là qu'aboutissait la fête à Byblos-, où elle semble décidément avoir pris un développe­ment particulier. Les femmes qui ne voulaient pas faire au dieu le sacrifice de leur chevelure devaient sacrifier leur pudeur à des étrangers.218 D'autre part, la réflexion savante expliqua le tout par l'astronomie ou du moins par le changement des saisons. On peut voir, dans Macrobe, Tamouz, devenu le soleil219, blessé par le sanglier qui est, l'hiver, etc…

... la fête d'Héraclès220 à Tyr était, à peine moins célèbre que le thème d'Adonis et il s'agit là encore de la mort d'un dieu. Sa résurrection sur le bûcher, qui est plutôt une apothéose, ne s'accorde guère avec la petite histoire d'Héraclès ressuscité par l'odeur des cailles221. Il faut noter, enfin, pour ceux qui par­lent volontiers de la passion et de la résurrection des dieux sy­riens, comme d'une sorte de thème commun avec la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, que ces prétendues passions sont absolument dépourvues de toute signification morale ou rédemptrice, la remarque est de W.R. Smith222".

Avant de passer à Frazer, voyons ce que dit Baudissin223.

- L'Adonis de Baudisain

Dans la "Revue de l'histoire des religions" et bous le titre "Analyse et comptes-rendus des livres", René Dussaud dit en ces termes : "Nous avons plaisir à saluer cet ouvrage comme un des plus remarquables qui ait paru dans ces dernières années touchant les cultes phéniciens et certainement le plus approfon­di. La maîtrise bien connue de l'auteur s'y affirme pleinement. Toutes les sources ont été fouillées, toutes les inscriptions dé­pouillées et nous avons là, habilement groupés et commentés, tous les renseignements laissés par l'antiquité depuis les plus impor­tants jusqu'au moindre nom propre théophore. Cette collection est présentée avec art et le lecteur chemine aisément à travers documents et hypothèses, captivé par le sujet et les thèmes sobrement développées. Ces dernières ne sont pas, ainsi qu'il arrive souvent, affirmées comme intangibles, mais généralement suggérées comme pro­bables. L'auteur lui-même n'est pas sans envisager plusieurs solu­tions et sa pensée dernière n'est pas toujours aisée à saisir. Quand tant de savants sont si prompts dans l'affirmation, on saura gré à M. Baudissin de maintenir une hauteur de vues qui lui permet de dominer son sujet au point d'écrire qu'en ce qui concerne le culte et les représentations religieuses des Cananéens, nous pou­vons en parler aujourd'hui avec encore moins de certitude qu'il y a quelques dizaines d'années (p.3). Ce n'est pas là, de la part de l'auteur, une parole de découragement : son oeuvre témoigne que nous affirmons moins parce que nous savons plus.

Après un coup d'oeil d'ensemble sur les divinités phéniciennes, la première partie du volume traite d'Adonis, origine, fêtes, mythe, et la deuxième partie d'Eschmoun. Deux autres parties instituent une comparaison entre les figures apparentées d'Adonis, d'Eschmoun et de Tammouz, puis entre ce groupe divin et la religion de l'Ancien Testament. D'abondants index et dix planches terminent le volume.

La diversité de notre documentation, telle que, sous un même nom, notamment celui d'Adonis, nous ne sommes pas toujours sûrs d'avoir affaira au même dieu, laisse naturellement le champ li­bre à des appréciations divergentes. Nous en noterons quelques-unes ici.

Le plan de .l'ouvrage de M. Baudissin, du moins pour les trois premières parti es, lui a été imposé par son opinion sur la dis­tinction à établir, en pays phénicien, entre Adonis et Eshmoun. Sa distinction est plus formelle qu'essentielle puisqu'il recon­naît que les deux représentations sont proches parentes et peuvent même avoir la même origine : mais il n'en reste pas moins que son étude et ses conclusions sont dominées par la distinction établie. Il remarque qu'Eschmoun, pas plus qu'Adonis, ne prend figure de grand dieu ; toutefois, le premier est bien un dieu ; il est l'ob­jet d'un culte à Sidon et à Carthage ; il porte un nom propre qui le caractérise nettement. Tandis qu'Adonis ne serait pas un véri­table dieu, car il ne semble pas avoir été l'objet d'un véritable culte, du moins aux hautes époques, d'un culte spécial ; en tout cas, il ne porte pas un nom caractéristique : "adoni", "mon sei­gneur", "mon maître", reste vague. Ce n'est pas un simple démon, mais il ne joue qu'un rôle sublaterne dans le cercle d'une grande divinité ; par sa nature, il appartient au tond des croyances populaires et sa personnalité falote le met au rang de Triptolème, chez les Grecs, des Silènes ou des Nymphes.

Ces distinctions nous paraissent forcées et peu sûres. Elles entraînent M. Baudissin à rectifier arbitrairement des données précises. Ainsi, lorsque Strabon et Denys le Périégète nous disent que Byblos était consacrée à Adonis, M. Baudissin écarte ce témoi­gnage ; ce serait simplement "un commentaire de Strabon" qui n'au­rait pas compris que le culte d'Adonis à Byblos n'était "qu'une face du culte de la grande déesse". Comme toutes les indications rapides, celle de Strabon revêt une forme trop absolue ; mais ne pas en tenir compte est une rectification qui dépasse la mesure. En appliquant la méthode à certains cultes chrétiens, il ne serait pas difficile de conclure que l'adoration du Christ n'est qu'une face du culte de la Vierge.

Nous ne pouvons guère accepter, non plus, la conclusion touchant le peu d'antiquité des Adonies. Il ne suffit pas de les re­léguer parmi les cultes populaires pour leur imposer une origine récente, bien au contraire, pour prendre un terme de comparaison très proche, Zimmern a démontré qu'en Mésopotamie Tammouz, après avoir tenu les premiers rôles encore le troisième millénaire, dis­paraît peu à peu du culte officiel mais se maintient longtemps dans la faveur populaire. Etant donné l'évolution parallèle de la civilisation en Syrie et en Mésopotamie, les influences récipro­ques très profondes, n'est-il pas permis de penser que le dieu phénicien, qui se cacha sous le vocable d'Adonis, a occupé la pre­mière place dans les cultes phéniciens les plus anciens, mettons, pour fixer les idées, durant le troisième millénaire, à l'époque où ces cultes étaient entièrement dominés par les préoccupations naturistes? Dans la suite le développement des villes de la côte, leur extraordinaire fortune 'sur mer amenèrent un déplacement dans les conceptions religieuses et la première place 'fut prise, 'au dé­triment du dieu agraire, par le maître ou Baal de la cité. Cela nous expliquerait le groupement disparate d'Astarté avec deux dieux, groupement qui simule, à une époque assez basse semble-t-il, une triade.

La date récente de la plupart de nos renseignements sur les cultes phéniciens s'explique finalement. Si les écrivains grecs et latins se préoccupent tardivement de ces cultes locaux, c'est que ces derniers avaient pâli devant le panthéon grec intronisé officiellement par la conquête macédonienne ; mais ils gardaient toujours la faveur populaire et, au deuxième siècle de notre ère, ils prirent une revanche éclatante. C'est depuis lors que les au­teurs nous en parlent. Leur exégèse peut être sujette à caution ; mais les descriptions qu'ils donnent des rites sont des documents de haute valeur qui valent pour des époques beaucoup plus ancien­nes. Je crains que la méthode de M. Baudissin, en attachant à un culte la date de l'écrit qui l'atteste, n'aboutisse, sur ce point tout au moins, à une appréciation inexacte. C'est ainsi que le passage bien connu de Damascius, d'où l'on doit, à notre avis, in­férer l'identité de l'Adonis de Byblos avec le dieu phénicien Eschmoun, lui paraît de peu de valeur parce que de basse époque. Nous ne reviendrons pas sur les raisons qui nous font croire à l'exac­titude du renseignement de Damascius qui s'est toujours montré très versé dans les littératures païennes d'Orient224 : nous rappel­lerons seulement qu'un texte récent est venu apporter à notre auteur, précisément sur cette question, une confirmation nouvelle225.

Le rôle de l'Adonis chypriote ne nous paraît pas avoir été exactement défini. Considérer le culte d'Adonis à Chypre comme une simple importation phénicienne en se fondant sur la dépen­dance du culte d'Aphrodite chypriote à l'égard, du culte de l'Astarté phénicienne et aussi sur ce que Les Phéniciens auraient couvert l'île de colonies, c'est aller contre des faits certains. M. Baudissin ne tient pas un compte suffisant des découvertes ar­chéologiques à Chypre pour caractériser la civilisation de l'île et sa position au regard de la Phénicie. L'importance de Chypre à une haute époque, son influence sur la Phénicie, à partir du XVIe siècle avant notre ère, ne peuvent guère être mises en doute, le culte de l'Aphrodite chypriote n'est pas, comme l'a cru Héro­dote et comme quelques-uns l'admettent encore, un culte d'origine phénicienne, notamment des figurines en terre cuite de la déesse-mère chypriote, trouvées à Chypre, ont prouvé l'inverse. Quand, à la fin du deuxième millénaire, les Tyriens fondent des colonies dans le sud de l'île, l'identification entre leur Astarté et l'Aphrodite chypriote était tout indiquée, comme celle de leur Melqart avec l'Héraclès chypriote ou de Reschef avec l'Apollon chy­priote. Il ne faut pas oublier que les influences, qui se sont alors fait sentir, étaient réciproques. L'identification fut non moins étroite entre certaines figures divines chypriotes et le jeune dieu phénicien qui représentait les forces vives de la vé­gétation. Son nom, ou plutôt une de ses épithètes "Adon, Adoni", fut même adopté à Chypre et supplanta les vocables locaux, Pygmaion, Pygmalion, Aô, Kirris, Ganas. Aucun de ces noms ne paraît d'origine phénicienne ; les tentatives dans ce sens n'ont pas abouti et l'on sait aujourd'hui qu'avant d'adopter le grec ou le phénicien les Chypriotes usaient d'une langue apparentée au crétois du temps de Minos.

Quelques-uns de ces vocables pourraient être un legs de l'an­cienne langue. Quoi qu'il en soit, de Chypre le nom d'Adonis se transmit au pays grecs. Il n'est pas indifférent que la première mention s'en trouve Sagho, au VIIe siècle, car des relations é­troites unissaient alors Chypre âme rivages de la Grèce d'Asie.

Aucun texte phénicien ne mentionne un dieu Adonis; dans les noms propres théophorea, "adon" n'est jamais: qu'une épithète. Ni les Phéniciens, ni les Araméena n'usaient de ce vocable pour dé­signer un dieu particulier. Dire que les gens de Byblos se con­tentaient de nommer le jeune dieu sous le vocable "Adon", "Adoni", c'est pure hypothèse et cette hypothèse a contre elle le témoi­gnage de tous les Anciens. Origène, Théodore, Isaac d'Antioche, etc... sont tous d'accord : le vocable d'Adonis est limité à la langue grecque. La langue araméenne submergeait alors le phéni­cien, notamment à Antioche où le grec était la langue des lettrés et l'araméeh la langue populaire. Ces auteurs se contentent de nous indiquer l'équivalent araméen226 de l'Adonis grec mais nous savons par Damascius que l'équivalent phénicien était Eschmoun. Les auteurs grecs et latins connaissent surtout le culte d'Adonis à Byblos, mais ils savent parfaitement qu'il se pratique ailleurs en Phénicie, notamment à Tyr227. On peut donc admettre que Byblos, avec ses Adonies, ait constitué une anomalie en Phénicie228.

Cette chicane de mots, que nous nous excusons de prolonger, n'est pas sans intérêt. Si nos conclusions sont exactes, elles ap­pellent un tout autre groupement des sources. Au lieu de distin­guer l'Adonis de Byblos du dieu 3schmoun, on serait amené à les identifier. Mais, d'autre part, on distinguerait l'Adonis de By­blos de l'Adonis chypriote.

L’analyse des caractères d'Eschmoun est remarquablement con­duite. Peut-être eût-il été bon de noter que l'antiquité classique connaît un type d'Asclépios jeune : bien des critiques qui ont été faites à M. Baudissin tombent par là d'elles-mêmes. Mais il deve­nait dès lors inutile de rechercher une représentation du jeune dieu dans le Dionysos des monnaies phéniciennes d'époque gréco-romaine, car on ne voit pas ce qui peut unir ces représentations.

Il est le temps de signaler que cette étude approfondie sur Adonis et sur Eschmoun conduit l'auteur à des vues très neuves touchant les conceptions religieuses des Israélites. Il relève dans l'Ancien Testament trois représentations qui lui paraissent d'origine étrangère ; la guérison par Iavhé conçue comme une ré­surrection ; dans la langue imagée de certains écrits prophéti­ques, une résurrection est liée à la restauration du peuple d'Is­raël ; enfin, depuis les temps anciens, il est question de Iavhé comme du dieu vivant. M. Baudissin pense que la première de ces représentations marque une influence des légendes babyloniennes sur le dieu sauveur, dont la connaissance est passée des Cana­néens aux Hébreux. L'idée de résurrection est également due à une influence cananéenne, elle dérive de la conception du renouveau dans la vie de la nature. De même, la notion du dieu vivant se rattacherait à la conception d'une divinité qui se manifeste dans la nature.

Dans la conclusion, on trouvera une allusion à l'influence du culte d'Adonis sur le développement populaire de la fête de Pâques dans le christianisme et en certaines contrées. L’auteur constate que l'homme-dieu mourant de la conception chrétienne est préparé par le concept des religions orientales. Si M. Baudissin a renoncé à développer l'idée, c'est évidemment qu'elle dépassait son sujet et qu'elle obligeait à partir d'un point de vue général, celui du sacrifice du dieu. La théorie en a été établie par Robertson Smith, précisée par Hubert et Mauss. En présence d'un fait aussi répandu, la question d'emprunt à Adonis apparaît comme assez secondaire; en tout cas, elle est une explication insuffisante.

Pour les cultes gnostiques, M. Baudisein note que "le fils caché de la vie" du système de Bardesane, soumis aux grands dieux qui sont le père de la vie et la mère, paraît se rattacher à Ado­nis ou à Eschmoun.

Nous n'avons envisagé qu'un petit nombre de points traités car il est impossible de résumer cette oeuvre si nourrie et de noter toutes les questions importantes qu'elle soulève. Répétons en ter­minant combien elle est solide et combien elle sera utile.

Il est certain qu'après Baudissin Frazer fut la deuxième à ap­profondir l'étude de la mythologie phénicienne et en particulier du mythe d'Adonis. Nous ne retenons de cette dernière étude que l'essentiel : les textes nouveaux recueillis par Frazer à propos de Tammouz et son explication des jardins d'Adonis.

- L'Adonis Frazérien229

L'Adonis Frazérien forme la quatrième partie du Cycle du Rameau d'Or. L'idée fondamentale d'Adonis, dit Frazer dans son introduc­tion, comme celle d'Atys et d'Osiris, c'est la personnification des énergies vitales, c'est-à-dire la conception que les forces se mani­festant dans la vie végétale et animale s'incorporent dans un per­sonnage divin, dont alternativement la mort et la renaissance exci­tent par une sympathie universelle tous les phénomènes correspondante de la nature. En s'armant de ce fil délié, le lecteur pourra sui­vre aisément et sans crainte de s'égarer tous les détours du laby­rinthe traversé230.

Quatre chapitres231 ont particulièrement retenu notre attention chez Fraser. Le premier est une introduction générale de la théorie "naturiste" de Frazer. Le deuxième traite d'"Adonis en Syrie". Le "Rituel d'Adonis" est le titre du IXème chapitre : nous y retrou­vons "Tammouz ou Adonis comme l'esprit du blé coupé par les mois­sonneurs ou du blé broyé dans un moulin" et la fusion du culte des céréales et du culte des morts. Le Xème chapitre est consacré aux "Jardins d'Adonis" qui sont considérés comme "charmes pour faire croître la végétation", etc...

Chapitre premier : Le mythe d'Adonis

1 - Le changement des saisons expliqué par la vie et la mort des dieux et

2 - Les rites magiques pour renouveler l'énergie défaillante des dieux

… "De tous les changements qu'amènent les saisons les plus frappants dans la zone tempérée sont ceux qui se rapportent à la végétation. L'influence des saisons sur les animaux, si grande qu'elle soit, ne se manifeste point de façon aussi évidente. D'où il suit naturellement que, dans les drames, magiques joués dans la but de chasser l'hiver et de ramener le printemps, on insiste sur la végétation et que les arbres et les plantes l'emportent sur les bêtes et les oiseaux. Pourtant, il n'y avait, pas de séparation en­tre les choses végétales et les animaux dans l'esprit de ceux qui célébraient ces cérémonies ; au contraire, ils croyaient communé­ment que le lien entre la vie animale et végétale était plus étroit qu'il ne l'est en réalité ; c'est pourquoi ils combinaient souvent la représentation de la renaissance des plantes avec une union, soit réelle, soit mimée des deux sexes, afin de favoriser, en même temps et par le même acte, la multiplication des fruits, du bétail et des humains. Chez eux, le principe de la vie et de la fertilité, soit animale, soit végétale, est indivisible. "Vivre et faire vivre, man­ger et enfanter, ce furent là les besoins élémentaires des hommes dans le passé et ce seront les besoins élémentaires de l'humanité tant que durera le monde ... donc, nourriture et progéniture, voilà ce que les hommes ont cherché à se procurer en pratiquant des rites magiques pour régler les saisons.

3 - Prédominance de ces rites, en Asie Mineure et en Egypte

C'est dans les pays riverains de la Méditerranée orientale que ces rites ont été le plus célébrés et le plus répandus. Sous les noms d'Osiris-Tammouz, Adonis et Atya, les peuplée de l'Egypte et de l'Asie occidentale représentaient le dépérissement et le renou­veau annuels de la vie et, en particulier, de la vie végétale, en les personnifiant par un dieu qui meurt et qui ressuscite chaque année. Selon les lieux, le rite variait de nom et de forme mais, en substance, il restait identique partout. C'est la mort et la résurrection de cette divinité orientale, aux vocables multiples mais pourtant d'une seule et même nature, qui fera l'objet de notre étude.

Nous commencerons avec Tammouz ou Adonis.

4 - Tammouz ou Adonis à Babylone232

Le culte d'Adonis était en honneur chez les peupler sémitiques de Babylone et de Syrie et les Grecs le leur ont emprunté dès le VIle siècle av.J.C.233 Le vrai nom du dieu était Tammouz ; l'appel­lation d'Adonis est simplement sémitique : "Adon", "Seigneur", titre d'honneur que ses adorateurs lui adressaient234.

Dans le texte hébreu de l'Ancien Testament, le même nom "Adonaï", peut-être originellement Adoni "mon Seigneur", est souvent affecté à Jéhovah235.

Mais les Grecs, par un malentendu, convertirent le titre d'hon­neur en un nom propre. Bien que Tammouz, ou son équivalent Adonis, jouît d'une grande et vaste popularité parmi les peuples de souche sémitique, il y a lieu de croire que son culte prit naissance chez une race d'autre sang et d'autre langue, les Sumériens qui, à l'au­be de l'histoire, habitaient la plaine d'alluvions située au fond du golfe persique et qui créèrent, la civilisation appelée ensuite babylonienne ... Une hypothèse ingénieuse, mais non prouvée, pré­senterait les Sumériens comme des immigrants, chassés de l'Asie moyenne par la sécheresse; progressivement celle-ci paraît avoir métamorphosé ces pays, jadis fertiles, en un désert et avoir en­terré le berceau d'une ancienne civilisation sous des vagues de sa­ble mouvant. Quel qu'ait pu être le lieu de leur origine, il est certain que, dans la Babylone méridionale, les Sumériens arrivèrent de bonne heure à un degré avancé de civilisation, car ils labou­raient la terre, élevaient le bétail, construisaient des villes, creusaient des canaux et allaient jusqu'à inventer un système d'é­criture que leurs voisins sémitiques leur empruntèrent par la suite236. Dans le panthéon de ce peuple antique, Tammouz paraît avoir été l'une des plus anciennes, mais non certainement des plus importantes figures237. Son nom se compose d'une expression sumérienne qui signifie "véritable fils" ou, sous la forme com­plète, "le véritable fils de l'eau profonde"238.

Parmi les inscriptions sumériennes qui ont survécu au naufrage des empires, il y a un certain nombre d'hymnes en son honneur, dont le texte date de deux mille ans environ avant notre ère, mais qui furent presque certainement composées à une date très antérieure239.

Dans la littérature de Babylone, Tammouz apparaît comme l'époux adolescent, ou l'amant d'Ishtar, la grande déesse, génératrice de toutes choses, la personnification des forces reproductrices de la nature. Les allusions à leurs rapports, trouvées dans la légende et dans le rite même, sont fragmentaires et obscurs, mais nous en inférons que Tammouz était censé mourir chaque année et quitter cette terre riante pour descendre dans les ténèbres du monde sou­terrain. Chaque année, sa divine amante partait à sa recherche "vers le pays d'où l’on ne revient pas, vers la sombre demeure où la poussière recouvre le portail et le verrou". Pendant son ab­sence, la passion de l'amour cessait d'exercer son empire; hommes et bêtes négligeaient pareillement de reproduire leur race ; la vie entière était menacée d'extinction. Ishtar était si intimaient associée au commerce sexuel de tout le règne animal que, sans sa présence, ces fonctions reproductrices devenaient impossibles.

Un messager du dieu Ea était donc envoyé pour libérer la déesse dont la présence était de suprême importance.

L'austère Reine des Ténèbres, désignée sous le nom d'Allatou ou Eresh-Kigal, permettait, non sans mauvaise grâce, à Ishtar d'être aspergée par l'Eau de la Vie et, avec hésitation, la lais­sait partir, sans doute accompagnée de son amant Tammouz, afin que le couple pût ranimer la nature entière.

On trouve des lamentations sur la disparition de Tammouz dans plusieurs cantiques babyloniens qui le comparent aux plantes trop rapidement flétries :

Un tamaris qui se meurt de soit dans le jardin,

Dont la couronne champêtre n'a produit aucun bourgeon,

Un saule qui ne s'est point assoupi dans l'eau courante,

Un saule aux racines arrachées,

Une herbe qui se meurt de' soif dans: le jardin.

Le deuil de Tammouz semble avoir été mené chaque année, aux sons grêles et stridents des flûtes, par pleureurs et pleureuses, au coeur de l'été, durant le mois qui porte son nom. Autour d'une statue du mort divin, on psalmodiait des thrènes funèbres ; avec de l'eau pure, on faisait la toilette du mort et son onction, puis on le revêtait d'une robe cramoisie et l'encens, répandant son par­fum, s'élevait vers le ciel, comme pour réveiller les sens assoupis du défunt par' son arôme pénétrant qui devait le tirer du sommeil de la mort. Dans l'un de ces cantiques, intitulé "Plaintes des flû­tes en l'honneur de Tammouz", il nous semble encore entendre la voix plaintive des chanteurs entonnant le refrain éploré et nous pouvons presque saisir, comme une mélodie lointaine, le sanglot des flûtes.

Alors qu'il disparaît, elle se lamente ;

Oh mon enfant ! ; alors qu'il disparaît, elle pousse un gémissement;

Mon Damou ! ; alors qu'il disparaît, elle se lamente.

Mon enchanteur, mon guide ! ; alors qu'il disparaît, elle pousse un gémissement ;

Sous le cèdre argenté, à l'ombre de ses larges branches,

Dans Eanna, par monta et vallées, elle pousse un gémissement.

Telle la plainte que soupire une famille sans chef,

Tel est son gémissement.

Telle la plainte qu'exhale une ville sans seigneur,

Tel est son gémissement.

Elle gémit sur l'herbe sans racines,

Elle gémit sur le blé sans épi.

Sa demeure reste sans joie,

C'est une femme lasse, un enfant- las, prématurément flétris.

Elle pleure la grande rivière où aucun saule ne croît ;

Elle pleure un champ où ne reviennent ni blé, ni herbes ;

Elle pleure un étang que les poissons ont fui ;

Elle pleure la clairière dénuée de roseaux ;

Elle pleure les forêts; d'où les tamaris sont absents ;

Elle pleure la plaine où aucun cyprès ne s'élève ;

Elle pleure le jardin ombragé sans ruches et, sans vignes ;

Elle pleure les prairies dépouillées de fleurs ;

Elle pleure un palais d'où longue vie a fui240.

5 - Adonis dans la mythologie grecque241

La tragique histoire et les rites lugubres d'Adonis nous sont mieux connus par les auteurs grecs que par les fragments de la littérature babylonienne ou par la brève allusion du prophète Ezéchiel, qui vit les: femmes de Jérusalem se lamenter sur Tammouz à la porte septentrionale du Temple242.

L'image de la divinité orientale se réfléchit dans le miroir de la mythologie grecque, comme celle d'un bel adolescent aimé par Aphrodite.

A sa naissance, la déesse le cacha dans un coffret qu'elle con­fia à Perséphone mais, lorsque la reine des Enfers ouvrit le cof­fret et contempla la beauté de l'enfant, elle refusa de le rendre à Aphrodite, bien que la déesse de l'amour descendît elle-même au royaume des ombres pour délivrer son trésor des puissances de la mort. Le différend entre les déesses de l’amour et de la mort fut réglé par Zeus qui ordonna qu'Adonis partagerait l'année entre les demeures supérieures et les régions souterraines.

Enfin, le bel adolescent fut tué à la chasse, par un sanglier et, peut-être, le sanglier n'était-il que le dieu très jaloux, Ares, qui se métamorphosa ainsi pour s'assurer la mort de son rival. Avec quelle amertume Aphrodite pleura la mort de son Adonis bien-aimé243.

Cette lutte entre les rivales divines pour la possession d'Ado­nis paraît être représentée sur un miroir étrusque. Accablée de douleur, la déesse de l'Amour se cache le visage dans son manteau, tandis que son opiniâtre rivale, serrant une branche d'une main, indique de l'autre un coffret fermé qui, sans doute, contient le jeune Adonis244.

Dans. ce mythe, la lutte entre Aphodrite et Ferséphone pour la possession d'Adonis reflète clairement la lutte entre Ishtar et Allatou dans le royaume des morts, tandis que le jugement de Zeus n'est qu'une version grecque de la disparition et de la réappari­tion annuelle de Tammouz.

Chapitre deuxième : Adonis en Syrie

1 - Culte d'Adonis et d'Astarté à Byblos., royaume de Cinyras

C'est dans l'Asie occidentale que le mythe d'Adonis et ses ri­tes furent célébrés avec solennité et en deux endroits : à Byblos et à Papbos, en Chypre. Ces deux villes étaient importantes pour le culte d'Aphodrite ou, plutôt, de son pendant sémitique Astarté245 et, si nous en croyons les légendes, sur ces deux villes: régnait Cinyras, le père d'Adonis246.

Byblos était la plus ancienne des deux ; en effet, ses habitants se targuaient d'appartenir à la plus antique cité de Phénicie fondée, prétendaient-ils, à l'aurore des âges, par le Dieu El, que les Grecs et les Romains identifiaient respectivement avec Cronos et Saturne247.

Quoi qu'il en soit, à l'époque historique, elle comptait comme un lieu saint, comme la capitale religieuse du pays, la Mecque ou la Jérusalem des Phéniciens. De tout temps, la cité paraît avoir été gouvernée par des rois, assistés peut-être d'un sénat ou con­seil des Anciens.

2 - Les rois sémitiques divinisés

Les noms mêmes de ces rois (comme ceux de Zékar-Baal, de Sibbitti-Baal, de Yehar-Melech, fils de Yehar-Baal et petit-fils de Adour-Melech, etc...) suggèrent qu'ils revendiquaient une affinité avec leur dieu Baal ou Moloch, car Moloch n'est, qu'une corruption de Melech, c'est-à-dire "roi". En tous cas, beaucoup d'autres rois sémitiques, semblent avoir réclamé le même honneur.248

3 - Les rois appelés Adonis

De la même façon, les rois de Byblos peuvent avoir pris la qualité d'Adonis; car Adonis c'était simplement le divin Adon ou "Seigneur" de la cité, désignation qui diffère à peine pour le sens de Baal, "Maître", et de Melech, "Roi". Cette hypothèse se confirmerait si l'un des rois de. Byblos portait, en effet, ainsi que le croyait Renan, le nom d'Adon-Melech, c'est-à-dire Seigneur-Roi, malheureusement, la lecture de l'inscription où ce nom se présente est douteuse249.

Certains des anciens rois cananéens de Jérusalem semblent avoir joué, de leur vivant, le rôle d’Adonis, si nous en jugeons par leurs noms ; Adoni-Bezek et Adoni-Zedek250, titres plutôt divins qu'humains. Adoni-Zedek signifie "Seigneur de l'Equité" et équi­vaut, par conséquent, à Melchizedek, c'est-à-dire "Roi de l'Equi­té", titre de ce roi mystérieux de Salem et prêtre du Dieu-Très-Haut, qui apparemment n'était rien d'autre que l'un de ces rois cananéens de Jérusalem251.

Ainsi donc, si les antiques rois-prêtres de Jérusalem jouaient régulièrement le rôle d'Adonis, il n'est pas surprenant de voir, par la suite, les pleureuses de Jérusalem se lamenter sur le sort de Tammouz, c'est-à-dire Adonis, à la porte nord du Temple252.

Biles ne faisaient, sans doute, que perpétuer une ancienne cou­tume, pratiquée sur les mêmes lieux, et bien avant l'invasion des Hébreux par les Cananéens.

4 - Les hommes consacrés à Jérusalem

Il se peut que les "Keddeshim", "hommes consacrés", ainsi qu'on les surnommait et qui demeuraient dans l'enceinte même du Temple à Jérusalem, et cela jusqu'à la fin ou presque du royaume juif253, aient joué le rôle d'un Adonis en chair et en os à l'égard d'une Astarté, également en chair et en os, que personnifiaient les "Kiddishotes", "femmes consacrées" ou prostituées sacrées. De toute fa­çon, nous savons que, dans leurs cellules, ces étranges lévites féminines tissaient des vêtements pour les "asherim"254, les pieux sacrés érigés à côté de l'autel et que d'anciens regardaient comme l'incarnation d'Astarté.

5 - Divinités des Rois Hébreux

Or, admettant que Jérusalem avait été, de tout temps, le siège d'une dynastie de potentats spirituels, de grands Lamas, qui dé­tenaient les clefs du ciel et qui étaient vénérée au loin comme étant à la fois rois et dieux, nous pouvons facilement comprendre comment le condottiere que fut David choisit cette cité pour la capitale du nouveau royaume gagné par lui à la pointe de l'épée. Ni la position centrale, ni les avantages naturels de cette for­teresse vierge n'auraient suffi à décider l'adroit monarque à transférer son trône de Hébron à Jérusalem.

En s'intitulant héritier des antiques rois de la cité, il pou­vait espérer hériter facilement de leur réputation spirituelle en même temps que de leurs vastes territoires et se ceindre de leur auréole en même temps que de leur couronne.

... Quoi qu'il en soit, l'histoire des rois hébreux présente certains aspects que nous pouvons, peut-être, sans trop nous avancer, interpréter comme vestiges d'un temps où soit eux-mêmes, soit leurs prédécesseurs jouaient le rôle de divinité et surtout personnifiaient Adonis, le seigneur divin du pays. Quand on s'a­dressait en parlant au roi hébreu, on l'appelait : "Adoni ham melech", "mon Seigneur et Roi"255 et, après sa mort, on le pleurait avec les cris de "Hoi ahi ! Hoi Adon !","Hélas, mon frère, hélas, Seigneur !"256.

Ces cris de deuil qu'on poussait à la mort d'un roi de Juda étaient, sans doute, les mêmes cris que poussaient les pleureuses de Jérusalem au portail septentrional du Temple pour la mort de Tammouz257.

6 - Baal et Baalath, sources de toute fertilité

Mais si les rois sémitiques en général, et ceux de Byblos en particulier, assumaient souvent le rôle de Baal ou d'Adonis, il s'ensuit qu'ils ont pu s'unir à la déesse, la Baalath ou Astarté de la Cité ... Donc, en tant que le Sémite personnifiait les for­ces reproductrices de la nature en mâle et femelle, en 3aal et Baalath, il paraît avoir identifié le mâle avec l'eau et la fe­melle avec la terre. A ce point de vue, les plantes et les arbres, les animaux et les hommes sont la progéniture de Baal et Baalath. Si, par conséquent, à Byblos et ailleurs, le roi sémitique pouvait ou plutôt devait personnifier le dieu et épouser la déesse, cette coutume n'a pu avoir pour but que d'assurer la fertilité du pays et multiplier les hommes et le bétail au moyen de la magie homéo­pathique.

7 - Aphaqua et la source de l'Adonis

Le dernier roi de Byblos portait le nom antique de Cinyras258, il est réputé avoir fondé un sanctuaire d'Aphodrite en un endroit du Mont Liban259 nommé Aphaqua, à mi-chemin entre Byblos et Baalbeck. A Aphaqua, il y avait le célèbre bosquet et le sanctuaire d'Astarté, que Constantin détruisit en raison du caractère abomi­nable du culte260. L'emplacement du temple a été découvert par des voyageurs modernes, tout près du misérable village qui porte encore le nom d'Afqa, au fond de la gorge sauvage et boisée de l'Adonis, le Hameau s'élève parmi des bosquets de noyers séculai­res, sur le bord de la ravine ... Le temple s'élevait sur une ter­rasse à la source de la rivière, dominant une magnifique perspective261 ... C'est là, nous dit la légende, que se virent pour la première et la dernière fois Adonis et Aphrodite262 et c'est là que fut enseveli le corps mutilé du chasseur divin. Est-il possi­ble d'imaginer un décor plus parfait pour ce drame d'amour et de mort ?

... Dans l'antiquité, tout ce ravissant vallon paraît avoir été consacré à Adonis et sa mémoire le hante encore aujourd'hui car, sur les hauteurs qui l'enserrent, se dressent, en divers endroits, des ruines, monuments de son culte ... L'un de ces monuments existe encore à Ghineh. Sur la surface d'un grand roc, au-dessus d'une niche grossièrement taillée, nous trouvons les figures d'Adonis et d'Aphrodite sculptées dans la pierre. Le dieu est présenté la lance en main, aux aguets d'un ours263 menaçant ; la déesse, assise, est dans l'attitude d'une profonde affliction. Cette figure, accablée de douleur, est peut-être bien l'Aphrodite-en-larmes du Liban qu'a décrite Macrobe264 et l'alcôve ébauchée dans le roc est, sans doute, le tombeau de son amant. Les fidèles croyaient qu'Adonis était, année par année, mortellement blessé sur les montagnes et qu'année par année la nature se teignait du rouge de son sang. Pareillement, chaque printemps, les vierges de Syrie pleuraient la mort prématurée de l'Adolescent265, tandis que l'a­némone rouge, sa fleur de prédilection, s'épanouissait sous les sombres cèdres du Liban et que le fleuve, perdant sa couleur na­turelle, roulait le sang du dieu en allant s'épancher dans la mer bordant d'un ourlet cramoisi, quand le vent soufflait du large, les rives sinueuses de la bleue Méditerranée".

Ensuite, Frazer parle de "la prostitution sacrée et le culte des déesses asiatiques", usage "nullement envisagé comme une or­gie de volupté, mais comme une pratique rituelle, accomplie en hommage à la grande déesse Génitrice"266 en vue "à la propagation des espèces, tant animales que végétales". Pour lui "ce culte re­flète, peut-être, une période de communisme sexuel, où le mariage était encore, soit inconnu, soit à peine toléré"267. "L'un des moyens pour se tirer d'embarras fut de substituer à l'offrande du corps l'offrande de la chevelure", "de la sorte les femmes pu­rent, pour la plupart, préserver leur vertu, tout en respectant les conventions imposées par la religion. Néanmoins, pour être sûr de se concilier entièrement la divinité, pour obtenir d'elle la prospérité de toute la communauté, on jugea nécessaire qu'un nombre restreint de femmes fût assujetti au rite traditionnel268. Ces femmes; devenaient courtisanes "Keddeshôt", soit à vie, soit pour une période déterminée ; elles desserraient l'un ou l'autre des temples, se consacraient au service rituel et étaient revêtues d'un caractère sacré269".

Frazer passe ensuite aux "légendes d'inceste royal" et son ex­plication proposée à propos de l'inceste de Cinyras avec Myrha, mère et soeur d'Adonis, il dit : "Si le roi voulait continuer à occuper le pouvoir, il ne lui restait qu'un seul moyen d'arriver à ses fins ; c'était d'épouser s'a propre fille et de conserver ainsi, grâce à elle, le titre qu'il détenait de par sa première femme, mère de la seconde270". Puis, il passe à l'explication du nom de "Cinyras"271, qui est harpiste comme David, et au rôle religieux que joue la musique dans le monde sémitique comme : "inspiration directe de la divinité" et comme "stimulant d'ex­tase pour les prophètes". C'est ainsi qu'il nous est parlé d'une "troupe de prophètes descendants du haut lieu, précédée du luth, du tambourin, de la flûte et de la harpe" et prophétisant en marchant272. La légende, qui fit d'Apollon l'ami de Cinyras, peut s'expliquer par le goût qu'ils prenaient tous deux à la lyre. Mais quel a pu être le rôle de la musique d'instruments à corde dans le rituel sémitique. En un mot la musique a-t-elle voulu ap­peler les esprits bienfaisants ou bannir les esprits malfaisants ? Son but était-il l'inspiration ou l'exorcisme ? Des exemples tirés de la vie et des légendes d'Elisée et de David nous prouvent que, chez les Juifs, la, musique de la lyre visait à ce double but : car, tandis qu'Elisée s'en servait pour se mettre en accord avec le diapason prophétique, David y avait recours pour exorciser le génie malfaisant de Saül. Dans le culte d'Adonis, le rôle de la musique était-il positif ou négatif, inspirateur ou protecteur ? Nous ne saurions nous prononcer sur ce point ; peut-être les deux caractères n'étaient même pas clairement distingués dans la pensée de ses adorateurs273.

Frazer, toujours sous le titre de "hommes et femmes consacrés", distingue entre deux sortes de prophètes "prophètes hébraïques" et "prophètes voyante", comme celui qu'on rencontre à Byblos des siècles avant ces premiers. "Comme le voyageur égyptien Qen-Amon s'attardait encore dans le port de Byblos, bien qu'ayant reçu du roi l'ordre de quitter les lieux, l'esprit de Dieu des­cendit sur l'un des pages royaux et, au milieu d'un transport de frénésie prophétique, il annonça que le roi recevrait l'étranger égyptien comme un messager du dieu Anon. Ce dieu, qui s'emparait ainsi du page et s'exprimait par sa bouche, était, sans doute, le dieu dé la cité, Adonis. Nous ne sommes pas renseignés sur la fonction de ces pages, royaux ; mais, en qualité de serviteurs d'un roi sacré et susceptible d'être inspiré par la divinité, ils étaient naturellement sacrés eux-mêmes ; en fait, ils peuvent avoir appartenu à la classe des esclaves sacrés ou "Zedeshim"... Mais, tandis que les prophètes erraient librement, dans le pays, les "Kedeshim", "hommes de Dieu", paraissent avoir été régulière­ment attachés au sanctuaire. De ces hommes saints, nous savons que "s'ils ne sont pas des imposteurs, ce sont des gens que noua appellerions des déments, connus en Syrie sous le nom "Mejnu", possédés par un djinn ou esprit. Ils déambulent, souvent, en vê­tements sordides ou même tout nus"... On croit aussi que ces va­gabonds "sont possédés d'un pouvoir prophétique qui leur permet de prédire l'avenir et d'avertir le peuple chez lequel ils vivent des dangers imminents"274.

8 - Fils de Dieu

Des coutumes comme les précédentes peuvent servir à expliquer la croyance, nullement limitée à la Syrie, que les humains peu­vent être réellement, et non pas simplement par métaphore, les enfants d'un dieu ; car ces saints modernes, soit chrétiens, soit musulmans, à qui les mères syriennes attribuent la paternité de leurs enfants, ne sont pas autre chose que les anciens dieux sous un travestissement transparent. Si autrefois, comme elles le font aujourd'hui, les femmes: sémites s'en furent en pèlerinage afin d'éviter le reproche de stérilité - et la prière de Anne, la mère de Samuel, est un exemple familier à tous de cette pratique275 - nous pourrions aisément comprendre non seulement la tradition des fils de Dieu, qui procréèrent des enfants par les filles des hommes276, mais aussi le fait qu'un très grand nombre de Juifs por­taient des titres divins277. En effet, beaucoup d'hommes et- de femmes, dont les mères avaient visité ces sanctuaires pour obte­nir des enfants, pouvaient être regardés comme les véritables enfants du dieu et étaient censés recevoir leur nom en conséquence278 … Donc les croyances et les coutumes syriennes .d'aujourd'hui nous fournissent l'explication de la prostitution religieuse pra­tiquée, aux temps anciens, dans ces mêmes régions. Alors, comme maintenant, des femmes avaient recours au dieu local, Baal ou Adonis des Anciens, le Abou Rabah279, ou Saint Georges de nos jours, pour satisfaire le désir naturel d'un coeur de femme ; et alors, comme maintenant, le rôle du dieu local était rempli par des hom­mes consacrés qui, en le personnifiant,, pouvaient croire sincère­ment qu'ils agissaient par une inspiration divine et que les fonc­tions qu'ils remplissaient, nécessaires, voire même méritoires, assuraient la fertilité du pays et la propagation de l'espèce hu­maine.

- Les Jardins d'Adonis chez Frazer

"La meilleure preuve que nous puissions donner pour démontrer qu'Adonis était une divinité de la végétation, et principalement du blé280, est fournie par ce qu'on appelle les "Jardins d'A­donis".

Il est très naturel d'interpréter ces jardins cl' Adonis comme figurant Adonis ou manifestant sa puissance ; ils représentaient le dieu dans sa nature originale, sous la forme végétale, tandis que les statuettes qui accompagnaient les jardins, pour être aus­si immergées dans les eaux, le figuraient sous sa forme humaine et plus récente. Si nous voyons clair, toutes ces cérémonies d'A­donis eurent pour intention première d'agir comme des charmes des­tinés à encourager la croissance ou le renouveau de la végétation et le principe, dont on attendait cet effet, était celui de la ma­gie homéopathique ou imitative. En misant la croissance des récol­tes, on espère assurer une bonne récolte, la germination précipi­tée du blé et de l’orge dans les jardins d'Adonis avait pour but de faire lever le grain et l'engloutissement de ces jardins dans les eaux était un charme magique pour obtenir une quantité satis­faisante de pluie fertilisante.

... En Sardaigne, on ensemence encore des jardins d'Adonis à l'occasion de la grande fête du solstice d'été, qu'on nomme la Saint-Jean. A la fin de mars ou au premier avril, un jeune villa­geois va se présenter à une jeune fille et la prie d'être sa "Comare" (Commère), offrant d'être son "Compare" (Compère), l'invi­tation est considérée comme un honneur fait à la famille de la jeune fille et elle est acceptée avec joie. A la fin mai, la jeune fille confectionne un vase avec l'écorce d'un chêne-liège, elle le remplit de terre et y sème une poignée de blé et d'orge. Ce pot est exposé au soleil et fréquemment arrosé, de sorte que le grain germe vite et les tiges se trouvent déjà être hautes à la veille de la Saint-Jean (le vingt-trois juin). On appelle alors le vase verdoyant du nom de "Erme" ou "Venneri". Le jour de la fête, l'adolescent et la jeune fille, parés de leurs plus beaux atours, accompagnés d'un cortège et précédés par des enfants qui gambadent et folâtrent, s'en vont, en procession à l'église aux abords du village. Là, ils cassent le pot en le frappant contre le portail du Saint Lieu ; ensuite, ils s'asseyent en rond sur le gazon et mangent des oeufs et des herbes aux sons des flûtes. On verse du vin dans une coupe, qui passe de bouche en bouche. On se tient par la main, en chantant "Commère et Com­père de Saint Jean". Le refrain se répète indéfiniment, tandis que les flûtes jouent leur ritournelle. Quand on est las de chan­ter, on se met à danser en rondes d'une gaieté folle et cela dure jusqu'au soir. En Sicile, nous retrouvons des coutumes du même genre. En certaines parties de Sicile, les compères et les. com­mères de Saint Jean s'offrent réciproquement des assiettes pleines de blé en herbe, ou de lentilles, ou d'autres petites graines germées, qui ont été semées quarante jours avant la fête ...

Il est possible, comme le suppose R. Wünsh281, que, dans ces coutumes du solstice d'été en Sardaigns et en Sicile, Saint Jean ait remplacé Adonis. Nous avons vu que les rites de Tammouz ou Adonis tombaient généralement vers la mi-été ; d'après Saint Jérôme, c'était en juin282. Et il y a encore un autre point d'af­finité entre les deux fêtes, la païenne et la chrétienne, outre l'analogie au sujet des vases d'herbes et de grains. Dans toutes deux, l'eau jouait un rôle prédominant. A Babylone, à cette fête de la mi-été, l'effigie de Tammouz, dont le nom passe pour signi­fier "vrai fils de l'eau profonde", était baignée d'eau pure; à la fête estivale d'Alexandrie, le simulacre d'Adonis, comme celui de sa divine amante, Aphrodite, étaient noyés ensemble dans les flots ; et, à la célébration du solstice d'été en Grèce, les jar­dins d'Adonis étaient lancés Boit dans la mer, soit dans les fon­taines.

Or, ce qu'il y a de remarquable dans la fête de la mi-été as­sociée au nom de Saint Jean, c'est, ou bien c'était, l'habitude du bain pris soit dans la mer, soit dans les sources, dans les fleuves, voire dans la rosée, la veille de la fête ou à l'aube de ce jour. Les gens du commun et, en particulier, les femmes croyaient que l'ablution dans l'eau à la veille de la Saint Jean lavait les péchés et écartait tout malheur dans l'année suivante.

... Mais qui donc fut remplacé par Saint Jean-Baptiste ? La divinité déposée était-elle réellement Adonis, comme la démonstra­tion qui précède paraît le présumer ? Il est possible qu'il en ait été ainsi en Sardaigne et en Sicile car, dans ces îles, l'influence sémitique était certes profonde et probablement durable.

... Quand nous nous souvenons de la fréquence et de l'adresse avec lesquelles l'Eglise a bu greffer la nouvelle foi sur le tronc antique du paganisme, nous en concevrons l'idée que la célébration pascale du Christ mort et ressuscité était montée sur une célébra­tion similaire de l'Adonis mort et ressuscité, qui, comme nous avons lieu de le croire, s'exécutait durant la même saison en Syrie. Le type créé par les artistes grecs de la déesse incon­solable, portant son amant dans les bras, ressemble, et a peut-être servi de modèle, à la "Pieta" de l'art chrétien ...

A cet égard, une mention célèbre de Saint Jérôme pourrait être significative. Il nous dit que Bethléem, le lieu de nais­sance traditionnel du Seigneur, était ombragé d'un bosquet ap­partenant au seigneur syrien, bien plus antique encore, Adonis, et que là où l'enfant Jésus versait des larmes, on avait, pleuré sur l'amant de Vénus. Quoiqu'il ne le dise point expressément, Saint Jérôme semble avoir pensé que le bosquet d'Adonis avait été planté par les païens après la naissance du Christ, dans le but de profaner le lieu sacré.283 En cela, la Père de l'Eglise latine a pu faire une erreur. Si Adonis était, en effet, l'esprit du blé (ce que nous avons déjà démontré), on n'aurait pu inventer un vo­cable plus convenable pour sa demeure que celui de Bethléem, "la maison du pain", des siècles avant la naissance de Celui qui di­sait: "je suis le pain de vie". Même en supposant qu'Adonis ait suivi, et non précédé, le Christ à Bethléem, le choix de sa tragi­que image pour détourner les chrétiens de leurs serments d'allé­gresse à leur Seigneur nous semble des mieux appréciés, car il faut nous souvenir de la similitude des rites qui commémoraient, pour l'un comme pour l'autre, la mort et la résurrection. L'un des premiers sièges du culte du dieu nouveau était Antioche et c'est là, ainsi que nous l'avons vu, qu'on célébrait la mort de l'an­cien dieu en grande pompe tous les ans. La date de la cérémonie se précise, peut-être, par une circonstance qui survint lorsque Julien entra dans la cité, au moment d'une fête d'Adonis. Lors­que l'empereur se rapprocha de la cité, il fut accueilli avec des prières publiques, comme s'il eut été un dieu, et il fut étonné d'entendre les voix d'une grande multitude s'écrier que l'Etoile du Salut venait de poindre au levant. Ceci a pu n'être qu'une flatterie servile d'une foule orientale, obséquieuse vis-à-vis; de l'empereur. Mais il est également possible que le lever d'une étoile brillante ait donné régulièrement le signal de commencer la fête et que, par hasard, l'astre ait émergé à la lisière de l'horizon oriental Juste an moment, où l'empereur romain arrivait près de la ville ...

Donc, nous pouvons conjecturer que la fête d'Adonis était ré­gulièrement fixée de telle sorte qu'elle put coïncider avec l'ap­parition de Vénus, soit l'étoile du matin, soit l'étoile du soir, mais l'astre, que saluaient les gens d'Antioche à la fête, s'était levé à l'Orient, par conséquent, si c'était bien Vénus, ce ne put être que l'étoile matinale. A Aphaca en Sytie, où se dressait un temple célèbre d'Astarté, le signal pour la célébration des rites semble avoir été donné par l'apparition d'un météore qui, à cer­tains jours, tombait comme un astre du haut du Liban jusque dans le fleuve Adonis. On croyait que ce météore était Astarté284 en personne et son vol à travers les airs a pu naturellement être interprété comme la descente de la déesse amoureuse dans les bras de son amant.

... S'il en était, ainsi, nous pouvons imaginer que c'était aussi cette étoile matinale qui guida les Mages de l'Orient à Bethléem, le lieu sacré qui, pour parler comme Saint Jérôme, en­tendit. les pleurs de l'enfant Jésus et les lamentations pour Adonis"285.

- Le syncrétisme d'Adonis selon Wahib Atallah286

"Le syncrétisme d'Adonis" constitue l’étape avant-demière de notre enquête sur la mythologie d'Adonis. Atallah, dans ce cha­pitre, traite d'un thème qui est à l'origine de tous les malentendus à propos' des interprétations du personnage d'Adonis. L'objec­tivité de son propos nous permettra ailleurs de bien situer cette divinité et de la découvrir sous sa véritable forme. Que nous dit Atallah à ce propos ?

"Ce que les travaux des dernières années ont peut-être le mieux établi pour les mystères hellénistiques est le syncrétisme constant qui s'y fait jour". Cette constatation de P. Boyancé287 se vérifie pleinement dans le cas d'Adonis. Nous avons déjà plus d'une fois eu l'occasion de signaler la parenté d'Adonis avec d'autres figu­res, comme Linos, Hyakinthos, Eros, Phaon, etc288 ... Cette parenté se manifeste seulement dans les attributions de ces figures divi­nes. Mais, à l'époque hellénistique, des confusions ou plutôt des fusions sa produisent entre le parèdre d'Aphrodite et d'autres divinités. Plutarque289 rapporte qu'à son époque on croyait qu'A­donis n'était autre que Dionysos et, ajoute l'historien, la plu­part des rites qu'on accomplit, durant les fêtes en l'honneur de l'un et de l'autre confirment cette croyance. Phanoclès, poète élégiatique, poursuit Plutarque, n'a-t-il pas dit : "Lorsque Dionysos qui hantait les montagnes passa par la sainte île de Chypre, il vit le divin Adonis et l'enleva" ?

Le même Plutarque290 cite le cas de personnes qui se plaisent à "collectionner" les coïncidences fortuites et aiment à y recon­naître des concordances préétablies. Elles notent, par exemple, que deux Attis sont célèbres, l'un est Syrien, l'autre Arcadien, et tous deux furent tués par un sanglier. Pausanias291 raconte, d'après le poète Hermésianax de Colophon, l'histoire d'un Attis originaire de Phrygie qui émigra en Lydie et y célébra, pour les lydiens, les orgies en l'honneur de la Mère qu'honoraient les ha­bitants de ce pays ... L'Attis d'Arcadie nous est inconnu, tandis que l'Attis Syrien nous paraît bien être Adonis.

Entre Adonis et Osiris, le syncrétisme paraît encore plus marqué. Après avoir décrit le rituel d'Adonis à Byblos, Lucien ajoute ; "Il y a quelques habitants de Byblos qui prétendent qu'Osiris d'Egypte est inhumé chez eux et que ces deuils et ces orgies ne sont pas célébrés en l'honneur d'Adonis, mais qu'ils le sont tous en celui d'Osiris..."292.

L’analogie entre ces deux rites est évidente. Dans les fêtes d'Osiris, le rituel devait, sans doute, être en rapport avec les aventures maritimes du dieu293 et Plutarque294 atteste l'existence d'une fête du retour d'Isis de Phénicie, célébrée le 7 du mois de Tybi295. Dans le culte d'Osiris, comme dans celui d'Adonis, on faisait germer des semences. Mais il est inutile de pousser plue loin cette comparaison ; les "lits d'Osiris" et les "Jardins d'A­donis" présentent des caractères profondément différents; de même, entre Adonis et Osiris, apparaissent des différences spécifiques qui séparent ces deux figures divines296.

Pourtant, à l'époque gréco-romaine, les équivalences, dues pro­bablement à des spéculations théologiques, ont été établies entre Adonis, Osiris et bien d'autres divinités. Dans sa Réfutation de toutes les hérésies,297 Hippolyte raconte comment, devant le peuple rassemblé au théâtre, un acteur, revêtu d'un costume magnifi­que, paraît sur scène en touchant la harpe et expose les grands mystères, sans comprendre le sens de ses paroles. Il chante, par exemple ; "Que tu sois le rejeton de Cronos ou celui du bienheu­reux Zeus ou de la grande Rhéa, je te salue, Attis, triste vic­time de la mutilation de Rhéa. En Assyrie, tu es appelé Adonis, trois fois regretté ; en Egypte, Osiris ; en Grèce, le Croissant céleste de la lune, la sagesse ; à Samothrace, le vénérable Adamas ; chez les Hémoniens, Corybas ; et, en Phrygie, tantôt Papas, tantôt le cadavre ou le dieu ou le stérile ou le chevrier ou l'épi vert: moissonné ou le Joueur de flûte qu'a enfanté la féconde aman­te". Il veut dire, poursuit Hippolyte, que c'est Attis qu'on ho­nore sous ces formes variées et qu'on célèbre dans des hymnes comme celui-ci : "Je chanterai Attis, le fils de Rhéa, non au son des trompettes, ni des flûtes des Courètes de l'Ida, mais aux accents de la lyre chère à Phébus. Je mêlerai les cris ; Evoé, évan ; car il est Pan, il est Bacchus, il est le pasteur des astres éclatants".

Ces accents de théocrasie mystique, nous les retrouvons chez Damascius298 et surtout dans un "hymne orphique" consacré à Adonis299.

"Ecoute ma prière, esprit très bon, qui porte beaucoup de nous:

Eubouleus aux formes variées,

Brillant nourricier de tout le monde ;

A la fois jeune homme et jeune fille ...

Adonis tantôt éteint et tantôt lumineux ;

Tu favorises la végétation et tu as deux cornes ...

Ineffable, lamentable dans ta beauté,

Heureux chasseur, aux longs cheveux,

Aux doux pensers, tendre rejeton de Kyppris,

Fruit d'Amour ; joie des désirs de Perséphone aux belles tresses,

Tu habites tantôt sous le sombre Tartare

Et déjà en fruit mûr tu reviens vers l'Olympe.

Viens, bienheureux, apportant à tes sujets les fruits de la terre".

La synthèse des dieux et de leurs attributs est manifeste dans cet hymne comme dans la plupart des autres hymnes orphiques. Comme Adonis, Phanès (VI,l), Misé (XLII,4) et Artémis sont pré­sentés, par exemple, sous une forme à la fois masculine et fémi­nine. Attis a été mutilé, c'est-à-dire séparé des parties maté­rielles et inférieures de la création, pour passer à l'existence éternelle, là-haut, où il n'y a ni femelle, ni mâle, mais une nouvelle créature, un homme nouveau qui est androgyne300.

"L'hymne à Adonis;" et les autres "hymnes orphiques" en gé­néral paraissent être l'écho des préoccupations théologiques de l'époque hellénistico-romaine. Leur unité de style et d'inspira­tion limite leur portée historique et, s'ils ont été réellement chantés"durant des cérémonies du culte à Pergame, vers la fin du IIe siècle de notre ère, il serait hasardeux d'étendre leur usage à d'autres communautés et à d'autres époques301. Signalons, en­fin, que le syncrétisme évident des "Hymnes orphiques" respecte, au moins dans la prière finale de chaque hymne, le caractère par­ticulier de chaque divinité invoquée. C'est ainsi, par exemple, qu'on demande à Héphaïstos, la maîtrise du feu ; à Diké, un sort équitable ; aux Charités, la richesse ; aux Nuées, la pluie ; à Eilithya, des enfants. A Adonis, qu'on avait gratifié d'un nombre imposant d'attributs, on demande enfin d'apporter les fruits de la terra ; ce qui convient parfaitement à une divinité de la végé­tation et de la fertilité du sol.

Malgré cette réserve, le syncrétisme de l'époque gréco-romaine reste une donnée certaine. Et l'on comprend, dans ces conditions, que les écrivains, chrétiens aient dirigé leurs attaques des mys­tères, païens contre l'ensemble des divinités du paganisme et qu'ils aient associé, dans leur réfutation des hérésies, Adonis à d'autres divinités titulaires de mystères. Voilà peut-être l'origine de la tradition des mystères; d'Adonis et des rites secrets dans son culte, Les tenants de cette théorie sont bien embarrassés lorsqu'il s'a­git d'en fournir une preuve directe. Tel est, par exemple, le cas de Franz Cumont. Ce savant parle à plusieurs reprises des mystères d'Adonis302 et, chaque fois, il se réfère à ses Religions orienta­les303. Cette note rappelle un passage d'Hippolyte304 et ajoute : "La suite prouve qu'il s'agit des mystères d'Adonis". Nous avons déjà cité ce texte d'Hippolyte305 et n'y avons vu qu'un syncré­tisme très développé. Franz Cumont, dans cette même note, rappelle aussi un témoignage d'Origène306 où cet écrivain parle seu­lement des "mystères syriens et indiens" mais nullement d'Adonis. Il cite enfin le texte suivant d'Ammian Marcellin307: "les femmes pleuraient, se battaient la poitrine et, à leur façon, se lamen­taient sur l'espoir de leur peuple (le fils du roi Gumhates) ravi à la fleur de l'âge, tout comme on voit souvent pleurer les fidè­les de Vénus dans les fêtes annuelles d'Adonis qui est une sorte de symbole des fruits mûrs, selon l'enseignement des religions mystiques". Y a-t-il vraiment dans ce texte une preuve qu'Adonis a connu des mystères et des rites secrets ?

Ceux qui croient aux mystères d'Adonis manifestent un embarras analogue lorsqu'ils essayent de donner une idée des rites secrets de ce dieu. Tour F.E. Brown308, il devait s'agir de danses mimées sur le thème des aventures d'Adonis ; pour Franz Cumont309, c'é­tait la sépulture donnée à la statue d'Adonis, l'onction des fi­dèles et la Joie de la résurrection. Phyllis Lehmann310 avait con­sidéré les "unspeakable actions" qui étaient en réalité des prati­ques que les écrivains chrétiens taisaient par pudeur, comme un élément constitutif des mystères d'Adonia. Gustave Glotz311 avait imaginé la représentation d'un drame mystique relatant la mort et la résurrection d'Adonis.

Cet examen des textes ne nous a fourni aucun argument décisif en faveur des mystères d'Adonis. Faut-il pour autant en nier sim­plement l'existence ? Ce serait faire preuve d'un scepticisme ex­cessif. Il n'est pas exclu, en effet, à cause même du syncrétisme que nous venons d'évoquer, que le culte d'Adonis ait comporté la célébration de "mystères" qui n'avaient plus rien de secret, par analogie avec d'autres cultes; et dans le cadre d'une sorte de Pan­théon. Ce phénomène; s'il a eu quelque réalité, se serait produit à une époque très tardive.

Nous ne sommes pas les seuls à éprouver des doutes à l'égard des mystères d'Adonis. Dans; un mémoire remarquable, Pierre Lambrechts312 a récemment étudié la question et, avec véhémence, s'en est pris à la théorie de Phyllis lehmann et de ses devanciers, F. Cumont, G. Glotz, etc... Il examine d'abord la notion et les carac­tères d'un culte à mystères et conclut à des différences capitales entre les mystères de l'époque classique et cens de l'époque gréco-romaine. Puis, il s'élève contre la tradition attribuant aux mys­tères perses, syriens, égyptiens ou phrygiens une origine orientale.

Les mystères. d'Isis-Osiris, de Mithra, de Cybèle-Attis, tend à prouver Pierre Lambrechts, se seraient constitués sous l'influ­ence des mystères de la Grèce.

Dans une deuxième partie, l'auteur examine rapidement les té­moignages apportés par P, lehmann en faveur des "prétendus mys­tères d'Adonis". Ces témoignages ne sont pas antérieurs au Ile siècle de notre ère, alors que le culte d'Adonis était déjà connu en Grèce depuis le Ve siècle av.J.C, et peut-être même plus tôt. Puis il rejette les témoignages tardifs où les notions d'"orgies,", de "mystères", de "télétai." ne correspondent, plus aux conceptions de l'époque classique. Avec quelques réserves, nous avons partagé les doutes de ce savant au sujet de l'existence et de la nature des mystères d'Adonis. Mais, sur la question de l'origine des mys­tères orientaux, ses positions nous semblent, catégoriquement tran­chées. Que les mystères orientaux aient été grécisés en partie, cela est certain, mais qu'ils aient eu une origine grecque, qui oserait l'affirmer sans nuances ? Sur les rives de la Méditerranée où de tout temps les différentes civilisations se sont rencontrées dans les rapports et les sens les plus divers, il serait tout juste permis de chercher à démêler les grands courants d'influences et, encore, à des périodes déterminées et relativement récentes. Cela est si vrai que la question des origines a toujours reflété un mode de penser commun à une époque bien plus qu'un progrès historique forcément limité. Le problème des origines se pose mais ne se ré­sout pas".

Ainsi se termine l'étude détaillée de M. Atallah qui témoigne de profondeur de jugement et de clarté de vue.

D - L'Adonis Ugaritique de Robert du Mesnil du Buisson313

Aucun des auteurs qui ont assisté aux découvertes d'Ugarit, plus que Du Mesnil, n'en a tiré profit pour expliquer le mythe d'Adonis. Si les anciens n'ont fourni que des témoignages brefs et parfois contradictoires, les textes d'Ugarit aux yeux de Du Mesnil fournissent, cette fois-ci des renseignements confirmant le Sanconiathon de Philon de Byblos. Du Mesnil tente de retrou­ver, dans cette mythologie cananéenne et sous le vocable de Baal, le vrai visage d'Adonis tué par les bêtes féroces.

Réussira-t-il à renouer les chaînons qui séparent l'Adonis de Byblos du Baal d'Ugarit ? Seuls ces petits extraits de s'a re­cherche confirmeront ou infirmeront sa démarche.

1 - Traits de Mythologie Phénicienne d'après Philon de Byblos Le Très-Haut Créateur de l'Homme à Beyrouth.

Philon de Byblos, qui écrivait vers la fin du 1er siècle de notre ère ou le commencement du Ile, a laissé une histoire des débuts de l'humanité dans laquelle il utilise des sources plus anciennes et des traditions qu'il a recueillies à Byblos et sur la côte phénicienne. Ses informations, parfois précieuses, sont livrées sans aucun examen critique et assez maladroitement liées bout à bout pour donner l'aspect d'un récit continu. Il vous ap­partient de les examiner une à une pour juger de leur valeur.

Après avoir décrit un certain nombre de générations et les auteurs d'inventions diverses, la dernière étant "l'usage des simples, les remèdes contre les animaux vénéneux et les incan­tations", il ajoute "A l'époque de ceux-ci arriva (ou naquit) un certain Elioum ou Elioun, nommé Très-Haut, et une femme, nommée Bêrouth, qui habitaient aussi près de Byblos. De ceux-ci naît Epigeios; Autochtone que plus tard on nomma Ouranos .....; il lui naît une soeur des mêmes parents, qui aussi fut nommée Se ... leur père, le Très-Haut, ayant terminé (sa) vie dans une lutte avec des bêtes féroces, fut divinisé ; à lui, ses enfants consacrèrent des libations et, des sacrifices"314. Pour retrouver dans ce texte les informations anciennes reçues par l'auteur et les commentaires ou les modifications qu'il y a ajoutés pour les besoins, de son récit, il faut examiner chaque partie.

Le début : "A l'époque de ceux-ci arriva (ou naquit) un cer­tain Elioum ou Elioun nommé Très-Haut" nous met en présence du Dieu-Créateur. L’Ancien Testament nous a appris, en effet, que "Elyon" Très-Haut est le même que El315, Elohim316, et Iahvé317. Un grand nombre de fois, ce nom est employé pour désigner Dieu. Il s'ensuit que les premiers mots constituent évidemment une che­ville introduite par l'auteur pour lier son récit à ce qui pré­cède. Dans le texte original, le Très-Haut apparaissait certaine­ment à l'origine du monde. On devait lire, au début, une expression comme "berê'sit", "au commencement", de la Genèse (I,1) ou l'Evangile de Jean (I,1), de même sens : "A l'origine des temps, il y avait Elyôn", "nommé Hypsistos", "Très-Haut", est évidemment une glose de l'auteur qui traduit un nom sémitique en grec. Il rejoint ici la Septante. Le nom d'Elyôn est traduit en grec par l'au­teur Elion ou Elioum, suivant les manuscrits. Nous pensons que cette transformation de l'ô long de l'hébreu en son adouci indique que l'auteur travaillait sur un texte en phénicien ou, plus proba­blement, utilisait, des renseignements exprimés; dans cette langue. La variante "m" ou "n" en final est sans importance ; elle s'expli­que par une réaction du grec en présence des finales sémitiques.

Après nous avoir présenté Elioun-Très-Eaut, Philon de Byblos l'associe à "une femme nommée Bêrouth". Le nom de "Béryth" étant exactement celui qu'emploient les auteurs grecs pour désigner la ville de Beyrouth, on ne peut hésiter à y reconnaître une déesse éponyme. De toute évidence, ce couple avait son temple à Beyrouth et c'est dans cette ville que l'auteur en a recueilli l'image qu'il nous transmet. A Beyrouth, Elioun se substitue exactement à El, à Byblos. Même situation prééminente, même rôle de créateur. L'un et l'autre sont les fondateurs de leur ville à l'origine du monde. Selon la tradition giblite rapportée par Philon de Byblos318, El-Kronos a entouré sa maison d'un mur et fondé la première ville du monde, Byblos en Phénicie. Nonnos a recueilli à Beyrouth même la tradition opposée suivant laquelle "Béryte est à l'origine de la vie", "la demeure des hommes contemporains de l'Aurore"319. Tyr avait certainement la même, prétention ; Ezéchiel320 s'en fait l'écho en disant, que son roi était "en Eden, le jardin d'Elohim", "le jour où il fut créé", et Nonnos, en révélant que Tyr est née, avec "Aiôn" l'Univers321, ne dit pas-, le nom du fon­dateur. Philon de Byblos permet de suppléer à ce défaut d'infor­mation en nous apprenant le nom du dieu créateur à Beyrouth : Elioun. Cette origine du renseignement est importante à noter car elle nous oriente vers la partie d'un des informateurs an­ciens de Philon de Byblos : Sanchoniathon de Beyrouth. Le couple d'Elioun et. Bêrouth, présentés, comme les dieux créateurs dans la ville, a évidemment un caractère archaïque qui permet de consi­dérer ce renseignement comme authentiquement très ancien. A l'é­poque de Philon de Byblos, les grands dieux de Beyrouth étaient Poséidon et la Tyché, Astarté-Atargatis. Nous le savons par la numismatique et Philon de Byblos en était aussi informé, car il dit qu'El-Kronos donna Beyrouth, à Poseidon322. Il n'ignorait pas non plus qu'Astarté avait détrôné les anciennes déesses de la Phénicie, les Ashérat représentées par des arbres ou des troncs d'arbres, ou même un simple poteau323. C'est sous cette forme qu'il faut nous représenter l'ancienne déesse Bêrouth, épouse d'Elioun …

Nous en arrivons à une affirmation plus grave et. qui nous paraît d'origine : d'Elioun et de Bêrouth naquit "Epigeios-Autochtone" ou "Epigeios dit aussi Autochtone". Il est évident que l'auteur traduit ici un nom sémitique, comme il l'a fait pour Elioun qu'il a rendu par Hypsistoso "Spigeioa" formé de "Epi" et de "&en" veut dire (qui est) "sur terre". "Autochtone" de "Autos" et "Chton", "terre", "sol", se traduit "Celui (du) sol". Ces noms définissent l'homme mais l'auteur ne nous dit pas le nom sémitique d'où il est parti. Nous constatons seulement que, dans les deux mots' grecs que ce nom lui a suggérés, l'élément es­sentiel lui a paru la terre, le sol. Or, c'est précisément celui que nous trouvons dans le nom d'"âdâm", "l'homme", et aussi "le premier homme", Adam. Quelle que soit sa racine réelle, le mot évoque aussitôt celui d'"Adâmâh", "la terre", "le sol", "la con­trée". Adam voudrait dire "de la terre", "du sol", et ceci concorde avec les détails que donne la Genèse sur sa création, îhi-lon de Byblos ne pouvait traduire ce nom mieux qu'il a fait. Nous devons donc comprendre : "d'Elioun et de Bêrouth naquit l'Homme", c'est-à-dire le premier homme, alias Adam. Comme on le voit, ce couple divin se substitue à Elohim (Gen. I, 26) ou à Iahvé Elohim (Gen. II, 7), avec cette différence que celui-ci n'enfante pas l'homme mais le fabrique.

A Ras Shamra, au XIVe siècle avant J.C., El était considéré comme le "père de l'homme ou Adam" (ab adam), comme il était le père des dieux ; la mère en était Ashérat ou la Grande Ashérat de la mer. Toutefois l'ambiguïté du sens des racines BNH et BRH dans les langues sémitiques - "enfanter", "construire", "fabriquer", "créer" - empêche de dire si cette maternité s'est, exercée par les voies naturelles ou par fabrication avec de l'argile. C'est un point que nous examinerons plus en détail dans une prochaine étude.

Mais revenons à notre texte, Philon, après avoir mentionné la naissance d'Epigeios Autochtone, ajoute "que plus tard on nomma "Ouranos", "ciel", et qu'il eut des mêmes parents une soeur nommée aussi "Gê", "terre"". Nous avons ici une cheville grossière dont l'auteur a le secret : il s'agissait d'amener Ouranos et Gê dont il avait besoin pour introduire l'histoire de Kronos (= El), dont les. auteurs grecs font un fils d'Ouranos et de Gê : il n'a rien trouvé de plus adroit que de nous dire que l'Homme devint plus tard le Ciel ! Mais ceci n'est qu'une question de présenta­tion. Pour le fond, il subsiste que l'auteur considère Ciel et Terre comme des enfants d'SElioun et de Bêrouth, comme l'Homme lui-même ; c'est dire que les dieux sont les créateurs du ciel et de la terre. Oh y verra un correspondant de Genèse I,1 : "Elohim créa (ou enfanta, barâ) les cieux et la terre".324

Notre conclusion est donc que Philon de Byblos a utilisé ici un texte apparemment très ancien, dû peut-être à Sanchoniathon de Beyrouth, qu'on peut établir à peu près ainsi: "Au commence­ment, Elioun et Bêrouth créèrent l'Homme et le ciel et la terre". Ceci n'est ni Israélite, ni Ugaritique, ni Grec naturellement, mais serait assez bien le début d'un récit de la création apparemment propre au milieu cananéen de Beyrouth.

2 - Baal tué par des bêtes féroces

Le texte de Philon prend fin d'étrange manière : "leur père, le Très-Haut, nous dit-il, ayant terminé (sa) vie dans un combat de bêtes féroces, fut, divinisé ; à lui, (ses) enfants (Epigeios, Ouranos et Gré) consacrèrent des, libations et des sacrifices". L'auteur a bien senti le ridicule de ce dieu créateur dévoré par des bêtes féroces, mais il n'a pas voulu manquer l'occasion de nous montrer que les dieux de la Phénicie étaient des hommes, divi­nisés après leur mort suivant la doctrine évhémériste ! C'est évi­demment lui qui a ajouté de son crû que le Très-Haut avait été di­vinisé après sa mort et que ses enfants lui avaient, voué des sacrifices. Le texte originel, qui ignorait cette doctrine, ne disait certainement rien de semblable ; volontairement ou involontairement Philon l'a mal interprété. Le renseignement reçu devait se réduire à ceci : un dieu, dont le nom pouvait se confondre avec celui d'Blioun, fut tué dans une lutte contre les bêtes féroces. Il s'agit d'un mythe et, apparemment, d'un dieu mourant et ressus­citant. Il ne doit pas être très difficile à retrouver, car, dans le Panthéon phénicien, comme dans tout autre, les dieux qui périssent ainsi sont très peu nombreux. Certes, à l'époque de Philon, un des dieux les plus populaires en Phénicie était Adonis tué par un sanglier, alors qu'il chassait dans le Liban, mais son histoire était trop connue pour que l'auteur ait pu parler de "bêtes féroces" au pluriel et faire allusion à ses enfants, cha­cun sachant qu'il est mort à la fleur de l'âge, sans postérité. On savait aussi qu'il n'était pas le créateur de l'homme, ni le Très-Haut. De plus, ses noms d'Adonis et de Tammouz ne prêtaient pas à confusion avec celui d’Elioun.

Il nous faut rechercher dans des sources plus anciennes un dieu oublié ou mal connu à l'époque de Philon de Byblos. La lé­gende d'Anat et d'Aliyan Baal nous le fournit. Les tablettes de Ras Shamra nous ont appris qu'Aliyan Baal fut tué par des bêtes, féroces, las Dévorants, contre lesquels il combattait. Ces êtres fantastiques ont le corps d'un buffle à garrot proéminent, avec une "face de Baal"325. Nous savons de plus qu'il est permis de parler des enfants d'Aliyan Baal : il a mis au jour trois filles, Prdy, Tly et Arsy, et au moins un fils (Mt).

... Reste à expliquer comment Philon de Byblos a pu confondre des dieux aussi différente qu'Aliyan Baal et Elioun. Le premier était essentiellement un dieu-fils, jeune et "batailleur, le second, un dieu-père, qui serait figuré avec une barbe et au repos … Nous pensons que la similitude établie volontairement par Philon de Byblos tient surtout à une question de nom. Il était très facile de confondre Aliyan avec Elioun ; il s'agit bien du même mot rendu emphatique par la "noun" final326.

Notre conclusion est donc que cet auteur a, utilisé ici des documents anciens qu'il avait entre les, mains. Il n'est pas ex­clu que ce fussent des tablettes du genre de celles de Bas Shamra dont le Golophon portait le nom de Sanchoniathan, un scribe, et que des prêtres étaient peut-être capables encore de les déchiffrer"327.

3 - Un récit juif de la création

Outre le récit de la création dont nous avons examiné un frag­ment au début de cette étude, Philon de Byblos328 en a connu un autre tout différent qu'il a utilisé au commencement de son his­toire primitive.

En voici la traduction : "Ensuite il dit que naquit du vent Kolpia et d^une femme Baau, qui signifierait la nuit, Aiôn et Protogonos, hommes mortels ainsi nommés ; or Aiôn aurait inventé de se nourrir du fruit des arbres. Ceux qui auraient été issus de ceux-ci se seraient appelés Génos et Généa"329.

Bochart, Renan, Lenormant, Baudissin, Lagrange et d'autres ont reconnu que ces noms avaient été inspirés par le texte hébreu du début de la Genèse330. Philon de Byblos les aurait trouvés dans une sorte de paraphrase du récit de la création,' rédigée par des philosophes évhéméristes d'époque hellénisti­que et romaine. Ce serait eux qui seraient les auteurs de la construction assez grossière accueillie avec satisfaction par Philon de Byblos.

Le "vent" traduit bien l'hébreu "roûâh" "le souffle", d'où l’"Esprit" et l'"Esprit par excellence", Dieu. Ezéchiel, parlant de l'âme humaine qui doit venir animer les corps reconstitués, s'écrie "Esprit (roûâh), viens des quatre vents (rouhôt)"331.

Kolpia (qu'on peut traiter comme un mot invariable) offre une transcription de "qôl pî yâh" "voix de (la) bouche de Iahvé"332.

Dans la Genèse333, il est bien question, en effet, de la voix de Iahvé sous la forme de "quoi Yahveh". Renan remarque que Yah pour Iahvé marquerait une influence rabbinique tardive ou, peut-être, gnostique, ou prégnostique.

Pour Renan334, puis pour Lagrange335, "Baau." est une transcrip­tion évidente de "bohoû", "chose informe", terme dont la Genèse336 qualifie la Terre avant la création, c'est-à-dire le Chaos. Pour les rédacteurs de la Genèse, le monde avant la création était composé d'un noyau de terre recouvert par de l'eau saumâtre. L'Esprit de Dieu, comparable à un souffle, enveloppait le tout... Philon, puisant dans un texte de la Genèse, a essayé de deviner le sens du mot en utilisant la phrase qui suit ; "et l'obscurité était sur la surface de la mer". Il en a conclu que Baau signi­fie "la nuit", "l'obscurité". Il entrait dans les vues de son temps. Bérose parle "des ténèbres et de l'eau" comme formant l'élément primordial337 pour le second couple de mots "Aiôn et Protogpnoe", il n'y a pas de réelle difficulté. "Protogonos" peut se compren­dre "Né-le-premier" ou "première génération". De toute manière, il s'agit évidemment de la création du premier homme.

Quant au personnage cité d'abord et qui porte un nom masculin bien connu des Grecs des premiers siècles de notre ère, il est clair que c'est un homme et non une femme et ceci fait écarter l'explication qui voudrait que Aiôn soit Eve, Hawâh. La trans­cription serait donc très défectueuse338. On remarquera aussi que, dans l'Ancien Testament, comme dans les écrits juifs ou chrétiens postérieurs, jamais Eve n'est nommée avant le premier homme. Cette identification d'Eve avec Aiôn n'est cependant pas nouvelle, puisqu'elle se trouve déjà mentionnée dans l'Encyclopédie de Diderot339 ; il (Philon) note qu'elle apprit à ses enfants à prendre des fruits pour nourriture340. L'auteur dit en­suite : "Ceux qui auraient été issus de ceux-ci (Mon et Protogonos) se seraient appelés Génos et Généa. Ces deux noms doivent se traduire "Génaration et Génération". Ce binôme correspond exactement à l'expression hébraïque "dôr wâdôr", "génération et génération", fréquente dans l'Ancien Testament pour noter la suite des âges341. Il faut restituer : après la première généra­tion (ou le premier homme) vint la suite des générations".

On remarquera que ce récit ne place la création dans aucune ville, ni même aucun lieu précis. C'est là un trait de la des­cription sacerdotale du début de la Genèse et, quant au récit iahwiste de l'origine de l'homme, qui suit, il se contente d'une localisation vague du Paradis Terrestre quelque part à l'Est d'Ur342. Cette imprécision mérite d'être soulignée parce qu'elle n'est pas habituelle343.

Après avoir étudié le "Fond sémitique" du Panthéon de Byblos, l'Apport Egyptien à ce Panthéon, suivi des "Apports Grecs", Du Mesnil passe à "la légende d'Adonis à Byblos". Nous retracerons juste l'essentiel.

4 - La légende d'Adonis à Byblos

Adonis paraît avoir été inconnu à 3yblos avant l'époque hellé­nistique ... On verra plus loin que le plus ancien témoin du culte d'Adonis paraît être le haut lieu d'Afqa, dans le Liban.

Adonis a bien le caractère d'un Baal Phénicien. Dans le nom grec Adonis, il est difficile de ne pas reconnaître le mot "Adn, Adoun", Seigneur Ugaritique344, Phénicien345, fréquent en hébreu dans l'Ancien Testament, dans l'expression "Adonai" "mon Seigneur". Dans la littérature syriaque, ce dieu est toujours appelé Tammouz. Il est nommé de même dans Bzéchiel (VIII, 14). Adonis était confon­du avec un dieu mésopotamien différent, à légende analogue. Nous n'avons aucune preuve qu'il en dérive réellement. "Le Seigneur", "Adon", "Adonaï", "Mon Seigneur" devaient être des appellations destinées à cacher le vrai nom du dieu ; il l'a été si bien que nous l'ignorons encore.

Ce caractère de jeune dieu phénicien faisait dire à Dussaud346 qu'Adonis était Eshmoun, jeune comme lui. Mais le peu que nous savons actuellement d'Eshmoun fait ressortir plus de différences que de similitudes. D'après Apollodore et Probus, grammairiens de Beyrouth, du 1er siècle de notre ère, la plus ancienne mention d'Adonis dans la littérature grecque remonterait au IXe ou au VIIIe siècle av.J.C. : Hésiode aurait chanté, dans un poème disparu, "Adonis, fils de Phoenix et de la nymphe Alphésibée"347 ……… Le centre principal du culte d'Adonis paraît avoir été "Afqa" à une Journée de marche à l'Est de Byblos, en plein Liban ..... Byblos paraît n'avoir joué qu'un rôle tardif dans la légende d'Adonis.

... Le lendemain matin, des femmes emportaient 1'effigie d'A­donis et la jetaient à la mer. C'était, primitivement, un moyen de le faire descendre aux Enfers où l'attendait son autre maîtresse Proserpine. Par suite de 1'orinetation de leur rivage, les Phéni­ciens voyaient chaque jour le soleil et les autres astres s'enfon­cer dans la mer pour gagner le Monde inférieur. Ils en avaient conclu que la mer était une des voies y conduisant. Cette concep­tion fut admise ensuite par les Grecs et les Romains. En jetant à la mer le mannequin d'Adonis, on l'acheminait, donc vers l'Hadès.

Et lorsqu'on désirait lui faire parvenir les "jardins d'Adonis", ces corbeilles de verdure plantée à son intention, on faisait de même. Il est vrai qu'il y avait un autre moyen de les envoyer aux Enfers, c'était de les déposer dans un puits profond ou une source qui, par d'innombrable s canaux, correspondaient avec la "source universelle", "l'Apsou", situé au-dessus de la terre, "à la limite des deux Océans"348 … En Mésopotamie, l'Epopée de Gilgamesh a adopté une solution mixte : le soleil rentre bien dans la terre à son coucher, mais il en ressort presque aussitôt pour en éclairer la face inférieure où habitent des personnages divins (Sidouri, la cabaretière, le Noé sumérien et. son batelier) mais non les morts. Il y a là des vignobles qui conviennent bien à ces personnages, une île où se trouvent la "source des fleuves" et "la plante de vie" mais aucune population de défunts. Les Phéniciens y faisaient habiter les Elim349. Pour les Ugaritains, on trouvait, dans cette île, le domaine et le palais de El, C'est la que les autres dieux ve­naient lui rendre visite et y tenir des assemblées qu'il présidait sur une montagne350. D'après Philon de Byblos, c'est "tout près des sources et des fleuves", "en un certain lieu du milieu de la terre" que El sacrifia Ouranos351. Hésiode nous apprend que Zeus, voulant récompenser les géants Cottos et Gyès, qui l'avaient dé­barrassé des Titans, les installa en un lieu "où sont, côte à côte, les sources, les extrémités de tout, de la Terre noire et du Tartare ténébreux, de la mer inférieure et du ciel étoile", "aux fondements de l'Océan"352, on ne saurait douter que ce Paradis terrestre était l'île du milieu du dessous de la Terre. Le Coran connaissait encore ce lieu qu'il nomme "le confluent des deux mers". Moïse envisage de "marcher pendant plus de quatre-vingts ans pour y parvenir"353. A cet endroit, il trouvera un homme plus savant que lui et l'eau de la vie capable de res­susciter un poisson.

El était donc bien "le plus éloigné des dieux, la plus loin­taine des divinités". Baal, partant de Phénicie ou de Syrie, se vantera cependant de "l'atteindre en deux pas de géant et en trois gigantesques enjambées". En résumé donc, l'idée de faire habiter le dieu Créateur à la Source universelle, l'Apsou, est supérieure. Le premier occupant a été le dieu Apsou, le paisible époux de l'irrascible déesse Tiamat. Il y sommeille comme l'eau douée qu'il représente. Il est tué et remplacé par Ea, dieu de l'eau, et par son épouse Dankima. En Canaan, on a substitué El à Ea.

Il faut reconnaître que le lieu était bien choisi, car cette Source universelle était une belle image de la Divinité. Les Grecs s'en sont emparé, spécialement Plotin354; il la décrit : "une source qui n'a point d'origine et qui donne son eau à tous les fleuves mais ne s'épuise pas pour cela"355.

... Plus loin, Su Mesnil, sous le titre de Origine orientale des Dioscures, continue en ces termes : "Mais c'est surtout l'étai cosmique, figure entre Shahar et Shalim, qui a trouvé d'intéres­santes dérivations dans le milieu grec. les Phéniciens avaient ac­cueilli favorablement le mythe de l'étai reposoir du soleil à midi Ce lac sur une montagne du ton de l'Asie, ce jardin merveilleux aux quatre fontaines sources des fleuves, cette plante s'élevant par degrés ne pouvaient que plaire à leur imagination. Par les Sumériens, ils avaient eu connaissance de mythes analogues : le pays merveilleux du Dilmoun et le jardin d'Eden de la Genès avec la source des quatre fleuves. Les Sémites ont conçu Shahar et, Shalim ou leurs successeurs, Castor et Pollux, soutenant la voûte céleste. On le verra sur une monnaie de Césarée du Liban356, ces dieux sont placés sur les côtés de l'Astarté du Liban, la "dea lugens".

5 - Les noms des "Dieux Gracieux" et de leurs successeurs les Cabires. Adonis, Dieu gracieux

"J'ai dit (p.94, 99, 100) que les noms des dieux gracieux de la Phénicie, les "Elim n'aamim", et ceux de leurs successeurs, les Cabires Phéniciens (Kbrîm), s'étaient tenus secrets, sauf ceux de trois d'entre eux : Shahor (Sahar = Aurore) et Sahlim (Crépus­cule), devenus Castor et Pollux, et celui du plus jeune des Cabires, Eshmoun, identifié à Asclépios. Encore ce nom d'Eshmoun n'est-il qu'un sobriquet qui signifie "le huitième". Sur huit noms, il y en a donc cinq qui nous manquent totalement.

Le secret a été bien gardé car les auteurs de l'Antiquité ne les ont jamais connus. Platon357, puis Cicéron insinuent que ce sont "les huit puissances célestes et que chacun est le dieu d'une planète, le huitième représentant l'ensemble des étoiles fixes"358.

... Quant à Eschmoun, il n'a aucun caractère astral. On ne peut donc retrouver, parmi les dieux gracieux, ni parmi les Cabires, les dieux des planètes. Il faut chercher dans une autre direction.

Adonis dieu gracieux

Isaïe359 fait allusion aux "jardins d'Adonis" en ces termes : "Vous planterez les plantations des Naamanim". Lemaistre de Sacy360, qui n'était pas influencé par notre explication, traduisait ainsi la suite : "et voue sèmerez des grains qui viennent de loin et ce que vous aurez planté ne produira que des fruits sauvages ; votre semence fleurira dès le matin et, lorsque le temps de recueillir sera venu, vous ne trouverez rien et vous serez percés de douleur".

On peut contester le sens donné à plusieurs mots, mais le carac­tère éphémère des "Jardins d'Adonis", semé dans des tessons de poterie et rapidement fanés, reste très apparent. On en conclura que les "plantations des Naamanim" ne sont autres que les "plan­tations des Adonies", les fêtes d'Adonis et que donc Adonis est un Naaman, "un très gracieux", l'un des "dieux gracieux" de la Phénicie, des "Elîm Naamîm", qui sont devenus ensuite les huit Cabires ou Grands dieux phéniciens. Le nom de la fleur d'Adonis, née de son sang versé, "l'anémone", dériverait de Néemon, pronon­ciation araméenne de Naaman361.

Cette démonstration me paraît confirmée par la scène d'un mi­roir étrusque (fig.78). On y voit huit jeunes gens, aidés de deux chiens, se livrant à une chasse au sanglier. L'un est renversé... rien n'indique qu'il soit tué, ni même blessé. Il n'en va pas de même de son compagnon qui est dans la gueule du sanglier, presque coupé en deux par ces crocs. Il est clair qu'il ne pourra réchap­per.

Gerhard a vu dans cette scène la chasse de Calydon, en Etolie, dans laquelle Méléagre tua un sanglier monstrueux ..... Le trait essentiel dans la scène figurée est, au contraire, que le sanglier tue l'un des chasseurs, ce dont il n'est nullement question dans la légende de Méléagre.

Il est bien plus satisfaisant de reconnaître dans le jeune garçon du miroir362 les enfants Cabires, dont l'un, Adonis, le Baal du Liban, est tué par un sanglier suivant la légende. Ce dieu, figuré au milieu des Elîm Naamîm, "les dieux gracieux", pouvait donc fort bien être appelé Naaman.

Il faut reconnaître que ce classement d'Adonis parmi les dieux gracieux, puis parmi les Cabires Phéniciens, fils de Sydyk = El, est singulièrement favorable à la thèse de R. Dussaud, qui iden­tifiait Adonis avec Eshmoun363, leur huitième frère d'après Philon de Byblos364. On sait que la naissance d'Eshmoun avait été le résultat d'un inceste, Sydyk s'étant uni à une Kosharôt, ses fil­les ou petites filles. Si Eshaoun se confond avec Adonis, ce fait pourrait être à l'origine de la fable de l'inceste de Myrrha365, la mère d'Adonis : les Grecs, qui paraissent être les auteurs de ce récit, auraient brodé, selon leur habitude, sur une trame authentiquement phénicienne. On trouverait ici l'explication des noms des pères et mères d’Adonis d'après Hésiode366, les plus an­ciens que l'on connaisse ; "Phénix" et "Alphéciboa". "Phénix", c'est-à-dire "l'Eternel", peut-être aussi le "Maître du monde"367, désignerait El, comme le qualificatif de Sydyk, "le juste". Quant au nom de la mère, il se traduit ; "celle qui procure" ou "la Bien dotée".

On remarquera que, dans la scène du miroir étrusque représen­tant la mort d'Adonis (fig.98), celui-ci apparaît comme le plue jeune des huit Cabires, et ceci nous oriente encore vers Eshmoun, "le huitième". On notera aussi que, dans le Poème ugaritique des dieux gracieux, ceux-ci sont qualifiés de "fils de princes". Comme ils sont, en réalité, les fils de El, cette expression ne peut avoir qu'un sens métaphorique.

Nous assisterions ainsi à un véritable éclatement de la figure d'Eshmoun s'identifiant d'une part avec celle d'Asclépios-Esculape et se combinant, de l'autre, avec celle du dieu grec lolaos à Tyr. Il serait, en réalité, le Baal du Liban, qualifié d'"Eshmoun Adoni" devenu Adonis le Baal d'Afqa368.

E - M. Détienne : une interprétation philosophique et sociale du mythe d'Adonis

En rejetant d'entrée de jeu les interprétations classiques, de type frazérien, qui voient en Adonis un exemplaire d'"esprit de la végétation", Détienne propose de reprendre la lecture du mythe d'A­donis à zéro. Non qu'il renonce au comparatisme ; au contraire, il en fait un constant usage mais en lui donnant un autre point d'ap­plication et en inversant le sens. La comparaison s'établit désormais à l'intérieur même du domaine de culture étudiée en rapprochant systématiquement des cycles de légendes qui semblaient, à première vue, se rattacher à des personnages étrangers les uns aux autres, et en faisant sauter le cloisonnement qui séparait la tradition proprement mythologique des témoignages appartenant aux autres secteurs de la vie matérielle, sociale et spirituelle des Grecs. Ainsi orienté, le travail comparatif se fait autrement exigeant. Il tient compte des différences autant que des ressemblances ; ou plus exactement il ne vise pas à établir des analogies entre typée de personnage ou de légende, mais à définir les positions relatives de divers éléments au sein d'un même ensemble et, par conséquent, à repérer écarts, distances, intervalles, inversions aussi bien que symétries, pour aboutir à l'établissement d'un or­dre. Au lieu de poser comme allant de soi l'équivalence Adonis-végétation et de rapprocher ainsi le dieu grec, tantôt des divi­nités de type "Dèma" (tubercules), tantôt des dieux orientaux qui meurent et ressuscitent avec le cycle végétal, on cherche à cer­ner de façon précise la place qu'occupe la myrrhe comme espèce aromatique dans le classement hiérarchisé des végétaux élaboré par les Grecs. D'où une série de conséquences qui touchent aussi bien aux questions de méthode qu'aux problèmes de contenu. Doivent nécessairement s'intégrer au champ d'enquête tous les témoignages qui concernent la façon dont les Grecs se sont représenté les aro­mates dans leur rapport avec les autres plantes. La lecture se fait donc en s'élargissant, déchiffrement progressif d'un code bo­tanique qui va de la myrrhe, dont naît Adonis, à la laitue, où il meurt, et qui apparaît très rigoureusement orienté selon un axe vertical, depuis les plantes "solaires" chaudes jusqu'aux plantes d'en bas, froides, humides, crues, proches de la mort et de la mau­vaise odeur. Entre les unes et les autres, en position médiate et, pourrait-on dire, à "bonne distance", celles qui correspondent, du point de vue des Grecs, à la vie normale des hommes civilisés, c'est-à-dire les céréales, plantes cultivées, où s'équilibrent le sec et l'humide et qui constituent une forme de nourriture spécifiquement humaine. Loin d'incarner l'esprit du blé, Adonis s'inscrit tantôt au-delà, tantôt en deçà des céréales, jamais dans leur sphère d'appartenance. Son destin, qui le mène direc­tement de la myrrhe à la laitue, sert en quelque sorte d'indica­tif pour signifier le court-circuitage des céréales, leur mise entre parenthèses. Il illustre ainsi la tentation et les dangers d'une condition de vie qui prétendrait échapper à la norme.

Si l'on veut tracer la ligne de démarcation qui sépare l'inter­prétation traditionnelle du mode de lecture proposé par Détienne, à la suite de Claude Lévi-Strauss, on peut dire qu'on est passé d'un symbolisme naturaliste, de caractère global et universel à un système de codage social, complexe et différencié, caractéris­tique d'une culture définie. Nous disons bien système, et système social. Car le code botanique n'est ni isolé, ni isolable. Il est imbriqué dans une série d'autres codes qui constituent autant de niveaux différents de lecture se répondant les uns aux autres. Un code zoologique d'abord, dont témoignent, d'une part, les récits d'Hérodote faisant intervenir, en tant que médiateurs nécessaires entre l'homme et les aromates, certaines catégories d'animaux et, d'autre part, les mythes du Phénix, l'oiseau aromatique ; on code alimentaire ensuite, l'échelle des végétaux se subdivisant en nour­riture réservée aux dieux, aliments humains, pâtures des bêtes sau­vages ; un code astronomique enfin, les aromates se situant sous le signe de Sirius, l'astre caniculaire dont l'apparition marque le moment où la terre et le soleil, normalement disjointe, se trouvent dans la plus grande proximité, période tout à la fois d'immense péril et d'extrême exaltation.

Le décodage du texte se fonde ainsi sur des séries combinées d'apparitions : haut-bas, terre-ciel, humide-sec, cru-cuit, pu­trescible-imputrescible, puanteur-parfum, mortel-immortel ; ces termes, tantôt conjoints et rapprochés par des médiateurs, tan­tôt disjoints et exclusifs les uns des autres, s'organisent en système cohérent. La validité de cette lecture ou, pour parler comme les linguistes, sa pertinence, se trouve confirmée par la réapparition de ces mêmes couples d'antinomies, disposés suivant le même ordre, chaque fois qu'il est question, chez les Grecs, de la myrrhe, des aromates, de leur pouvoir, de leur fonction, aussi bien dans les écrits "scientifiques" que dans les récits légendaires et les rites religieux les plus divers. Pris dans son entier, ce système apparaît chargé d'une signification fondamen­talement sociale : il exprime la façon dont un groupe humain, dans des conditions historiques déterminées, s'appréhende lui-même, dé­finit sa condition d'existence, se situe par rapport à la nature et à la surnature.

Nous sommes ainsi conduits à poser un second ordre de questions. Non plus de simple méthode ; comment lire un mythe ? Mais de fond : que veut dire finalement ce mythe et en quel sens veut-il dire quel­que chose ? Pour comprendre l'histoire d'Adonis dans son lien avec le rituel des Adonies, Détienne dégage en effet deux thèmes centraux autour desquels s'ordonnerait tout l'ensemble de documente qu'il a retenus et qui formeraient comme des clés de voûte dans l'ar­chitecture des différents codes dont il a montré la rigoureuse économie.

Le premier de ces thèmes touche aux nourritures, aux modes d'alimentation; il trouve son expression la plus achevée dans la structure du repas sacrificiel, où les aromates ont une place dé­finie et significative. Le sacrifice sépare les hommes des bêtes en dépit de leur commune nature : animaux également mortels, ils ont un même besoin, pour survivre, de réparer leurs forces en in­gurgitant chaque jour une nourriture, elle aussi périssable ; mais, dans un cas, il s'agit de plantes au préalable cultivées, comme le sont les céréales, ou de la viande cuite d'animaux domes­tiques, comme le sont les bêtes réservées au sacrifice, c'est-à-dire d'aliments "cuisinés" dans tout le sens du terme ; dans l'au­tre cas, de plantes sauvages et de chair dévorée toute crue, c'est-à-dire d'aliments laissés à l'état brut. Le sacrifice sépare aussi les hommes des dieux et il les oppose dans l'acte même qui cherche à les unir. le rite sacrificiel est, dans la religion de la cité, la voie normale de communication entre la terre et le, ciel, mais ce contact, par la forme même qu'il revêt, souligne la disparité radicale de statut entre les mortels qui habitent le monde sublu­naire et les immortels toujours jeunes qui siègent dans les hau­teurs lumineuses de l'éther : aux hommes revient, dans la bête sa­crifiée, la viande morte et corruptible ; aux dieux, la fumée des os calcinés, la senteur des parfums, les aromates imputrescibles. Le rite qui associe hommes et dieux consacre l'impossibilité d'ac­céder directement au divin, d'établir avec lui une commensalité authentique. Dans la perspective du sacrifice sanglant, pièce maîtresse de la religion politique, les aromates et la myrrhe désignent donc la part proprement divine, celle que les hommes, alors même qu'ils ménagent, une place dans leur rite alimentaire, ne sauraient véritablement s'assimiler, et qui reste étrangère et extérieure à leur nature. Dans le contexte du sacrifice, modèle d'une alimentation humaine normale, la myrrhe apparaît bien comme instrument de méditation, jonction des opposés, chemin qui unit la terre au ciel mais, en même temps, son statut et sa posi­tion dans la hiérarchie végétale lui donnent valeur de distance maintenue, de séparation confirmée ; elle connote le caractère inaccessible du divin, le nécessaire renoncement des hommes à l'au-delà lointain du ciel.

Le second thème est celui du mariage. la myrrhe, les aromates y trouvent aussi leur place, non plus cette fois sous forme d'encens odorant montant vers les dieux ou les invitant à venir s'ap­procher du repas des mortels, mais comme parfums provoquant par leur vertu aphrodisiaque l'émoi du désir et le rapprochement des sexes. La médiation n'opère plus dans le sens vertical, depuis le monde d'en bas. Voué à la mort, à la pesanteur et au pourri, vers celui d'en haut, éternellement stable dans la pureté rayonnante du soleil, mais à ras de terre, à l'horizontale, dans l'attirance qui entraîne les uns vers les autres irrésistiblement hommes et femmes. L'attrait de la séduction érotique fait partie du mariage comme les; aromates font partie du sacrifice ; mais il n'en est ni le fondement, ni un élément constitutif. Au contraire, il demeure dans son principe, étranger au lien conjugal au point que sa pré­sence, encore que nécessaire, - les jeunes époux, au jour de l'hyménée, se couronnent de myrte et s'aspergent de parfums -, menace le mariage à la fois du dedans et du dehors. Du dedans, parce que l'épouse, si elle s'abandonne à l'appel du désir, rejette son statut de matrone pour revêtir celui de courtisane et dé­tourne le mariage de sa fin normale pour en faire un instrument de jouissance sensuelle. Le mariage n'a pas le plaisir pour ob­jet. Sa fonction est tout autre : il vise à unir deux groupes familiaux au sein d'une même cité, de façon à procurer à un homme des enfants légitimes qui apparaissent "semblables à leur père", bien qu'issus du ventre de leur mère, et susceptibles ain­si de prolonger sur le plan social et religieux la maison du mari, à laquelle ils sont rattachés. Ce danger de perversion interne culmine à l'époque de la canicule, qui n'est pas seulement le mo­ment où la terre, rapprochée du soleil, exhale tous ses parfums, où les aromates arrivés à maturité doivent être recueillis pour se révéler efficaces, mais celui où la femme, si chaste, si pure soit-elle, risque de céder à la lascivité qui l'envahit alors toute entière et de se transformer, sous l'action du soleil d'été, d'épouse modèle en débauchée impudique.

On comprend alors que les codes végétaux, astronomiques, ali­mentaires ne concernent pas seulement le repas sacrificiel, au­quel ils fournissent le cadre logique où il peut s'inscrire à la place qui lui revient : en position médiane, entre le cru et le brûlé, le pourri et l'imputrescible, le bestial et le divin, et, par conséquent, en homologie complète de statut avec les céréales qui, entre les herbages froids et humides et les aromates chauds et desséchés, représentent la vie proprement civilisée, le mode d'existence des hommes, fixés à la terre qu'ils doivent cultiver par le travail agricole pour en tirer leur subsistance, à égale distance de la bestialité sanguinaire des animaux sauvages se dévorant tout crus les uns les autres et de la pure félicité des Immortels, qui jouissent sans rien faire de tous les biens, comme c'était encore le cas pour les hommes au lointain âge d'or, avant que soit institué, par la faute de Prométhée, le sacrifice qui a marqué la séparation définitive de la race des humains et de celle des dieux.

Ces mêmes codes intéressent aussi le mariage, qui occupe, au sein du système, une position rigoureusement équivalente. Contrat public et solennel, placé sous le patronage religieux de Zeus et d'Héra et qui unit deux familles à travers un homme et une femme, le mariage monogamique élève, aux yeux des Grecs, la relation en­tre sexes au niveau de la vie "cultivée". On peut dire que le ma­riage est à la consommation sexuelle ce que le sacrifice est à la consommation de nourriture carnée, tous deux assurent aux humains la continuité d'existence, le sacrifice en permettant à l'individu de subsister pendant la vie, le mariage en lui apportant le moyen de se perpétuer, après la mort, dans un enfant. L'état sauvage, c'est d'abord, certes, l'allélophagie et l'homologie : les bêtes se dévorent toutes et tout cru les unes les autres, mais c'est aussi la promiscuité sexuelle généralisée : chacun s'accouple avec tous, crûment, au grand jour, au hasard des rencontres ; les en­fants nés de ces unions "sauvages", sans règle, ont bien une mère à qui les rattache le lien naturel, animal, de l'accouchement mais pas de père. La maiconnaissance du mariage signifie l'absence de filiation paternelle, de lignée masculine, de famille, toutes réa­lités qui supposent un lien, non plus naturel, mais de caractère social et religieux. A l'âge d'or, au contraire, qui représente, dans le système, l'autre pôle, l'exacte contrepartie île l'état sauvage, puisque, au lieu de vivre comme les bêtes, on y vit en­core comme les dieux, les hommes ne mettent à mort aucune créa­ture vivante, ni ne consomment aucune viande ; ignorant l'union sexuelle ; la race des femmes n'ayant pas encore été créée, les hommes naissent directement de la terre, sans avoir besoin d'être conçus, ni engendrés.

Il est donc des humains exactement comme des plantes céréalières. A l'âge d'or, avant l'institution du sacrifice, les fruits et les blés germaient spontanément du sol ; il n'était pas plus besoin de travailler la terre, ni d'y enfouir le grain pour récol­ter les produits nourriciers que de besogner les femmes, ni de dé­poser en leur sein la semence pour en obtenir des enfants. le re­pas sacrificiel, institué par Prométhée, n'instaure pas seulement un régime alimentaire où la consommation de la viande cuite des animaux domestiques va de pair avec le travail agricole a-t la ré­colte des céréales, il entraîne aussi en immédiate conséquence, comme le raconte Hésiode, l'apparition de la première femme et l'établissement du mariage. C'est que le mariage revêt, pour les Grecs, la forme d'un labour dont la femme est le sillon, le mari, le laboureur ; si l'épouse ne se fait pas, dans et par le mariage, terre cultivée, terre céréalière, elle ne saurait engendrer des fruits valables et bienvenus, des enfants légitimes où le père peut reconnaître le germe qu'il a lui-même, en labourant, ensemencé, Déesse de l'agriculture, Démêler patronne également le mariage. En entrant .dans l'union conjugale, la jeune fille pénètre dans le domaine qui appartient à la divinité des céréales ; pour y avoir accès et pour y demeurer, il lui faut dépouiller toute la "sau­vagerie" que comporte l'état féminin et qui, sous les deux formes opposées qu'elle peut revêtir, risquerait de faire basculer l'é­pouse soit en deçà du mariage, du côté d'Artémis, dans le refus de toute union semelle, soit au-delà, du côté d'Aphrodite, dans un dévergondage érotique sans frein, la "gunè eggueté", la femme légitime, se situe entre la "Kore", la jeune fille fixée à son statut virginal, et l'"hetaira", la courtisane livrée tout en­tière à l'amour. Fuyant le contact des mâles, loin des hommes, loin des cités, la "Kore" partage, en compagnie d'Artémis, vierge chasseresse, maîtresse des bêtes fauves et des terres incultes, la "vie sauvage" que symbolisent, dans les rites d’hyménée, la cou­ronne de plantes épineuses et les glands du chêne. Pour entrer dans la vie cultivée de l'épouse, la vie dite "au blé moulu", symbolisé par le van, le pilon, le pain, et qui, dans la même cérémonie nup­tiale, s'oppose à la première comme le bien et le mal, la vierge doit renoncer à cette sauvagerie qui la tenait auparavant à l'écart de l'homme. Sous le joug du mariage, elle se domestique au sens le plus fort du terme, en participant désormais à un des foyers fami­liaux qui constituent la cité, elle s'intègre à la communauté civi­que autant qu'une femme peut le faire.

La courtisane se trouve, elle aussi, hors mariage mais de façon inverse. Sa sauvagerie n'est pas haine et refus farouche du mâle, mais attirance excessive, licence débridée. Se livrant au premier venu pour des étreintes de passage, elle apporte à chacun la dan­gereuse, l'a séduisante illusion d'une vie toute en parfums, d'une vie aux aromates, qui occupe, par rapport à la vie au blé moulu, une position inverse et symétrique de la vie aux glands. Sous le masque trompeur de la douée Aphrodite, l'hétaïre réintroduit, au sein même du monde de la culture, cette promiscuité sexuelle gé­nérale qui régnait dans la sauvagerie des temps primitifs.

Rejet, radical de l'union physique, exaltation exclusive du plaisir amoureux, entre l'impuissance et la surpuissance sexuel­les, également stériles, le*mariage figure, à côté des céréales, la "bonne distance", la seule qui apporte au labour conjugal l'as­surance d'une récolte féconde dont les fruits soient de bonne sou­che et légitimée.

Avec le mariage, nous atteignons dans le déchiffrement du mythe un palier que le sacrifice ne nous avait pas fait franchir. L'ana­lyse du sacrifice était indispensable pour élucider, dans toutes ses dimensions, le code que met en oeuvre l'histoire d'Adonis et le jeu d'opposition sur lequel il se fonde. Mais elle n'apportait pas une interprétation du récit susceptible de la faire apparaître comme un message unifié, ayant dans le contexte culturel grec une signification d'ensemble. Avec le mariage, le pas est fait. A le lire pourtant, le mythe ne semble pas plus parler du mariage que du sacrifice. Mais ce silence n'a pas, dans les deux cas, même va­leur. Le destin d'Adonis ne concerne pas directement le sacrifice ; il met en jeu seulement le même système de codes. Au contraire, il engage tout le statut du mariage. On pourrait dire que le mutisme du récit raconte, en réalité, le non-mariage ; en sa taisant, il dit la séduction érotique à l'état pur, dans sa nature fondamenta­lement extra-matrimoniale. Il n'est pas un détail du mythe qui ne ­prenne son sens par rapport à cet état conjugal, qui représente, pour les Grecs, la droite norme et qui, pour cela même, n'a pas à être dit tout en demeurant la constante référence et le thème essentiel de toute l'histoire. La démonstration de M. Détienne nous paraît, sur ce point, décisive. Nous ne saurions ici la re­prendre, ni la résumer, mais seulement souligner quelques traits importants.

En passant directement de la myrrhe, d'où il tire son origine, à la laitue, où il trouve la mort, Adonis, rappelions-nous tout à l'heure, met les céréales hors circuit, il les efface de ce code végétal dont elles constituent l'axe. Mais l'observation, sous cette forme, ne répond pas à notre recherche du sens : Adonis n'a, en effet, rien à voir avec la consommation des nourritures. Il est l'irrésistible séducteur, celui dont le charme érotique est suscep­tible de conjoindre les termes- les plus opposés et qui doivent nor­malement demeurer à distance. De condition humaine, à peine est-il né qu'il provoque l'amour de déesses : il rapproche les dieux et les hommes ; il inspire une passion égale à Perséphone, dans le monde souterrain, et, à Aphrodite, la Céleste. Allant de l'une à l'autre, il conjoint la terre et le ciel. Il est lui-même le pro­duit d'une union entre un homme et une femme qui, sur le plan de la relation sexuelle, sont aux antipodes l'un de l'autre et ne devrai­ent jamais se conjoindre, un père et sa fille. L’épisode de sa naissance présente en raccourci tous les thèmes que doivent illus­trer les aventures de sa brillante et brève carrière. Sa mère est au départ une jeune vierge farouche ; comme les Danaïdes, comme Hippolyte, elle méprise Aphrodite et refuse tous les mariages normaux qui lui sont offerts. Pour se venger, la déesse lui inflige une passion amoureuse qui ne se situe pas seulement hors mariage mais qui en ruine, de l'intérieur, les fondations. L'union incestueuse se produit lors de la célébration par les femmes mariées des fêtes de Cérès-Déméter dans ces jours où la séparation des sexes s'impose comme une obligation rituelle aux conjoints et où, par conséquent, la fille se trouve le plus étroitement associée, dans le couple con­jugal, à l'épouse, que son statut de femme légitime fait apparaître bous les traits d'une matrone, d'une mère accompagnée de son enfant. Dans le mouvement même qui la rapproche de sa mère, la fille s'éloi­gne au maximum de son père qui, comme mâle, représente dans la fa­mille l'autre sexe. Celui avec lequel la conjonction érotique, étant naturellement possible, se trouve rigoureusement prohibée.

Méprisant d'abord tous les hommes qui pourraient l'épouser, brûlant ensuite de passion amoureuse pour le seul être qui ne peut devenir son mari, Myrrha, pour s'être voulu en deçà du mariage, se retrouve au-delà, à l'extrême pointe de l'interdit. Les dieux la métamorphosent en arbre à myrrhe. Du germe qu'elle a reçu, en par­venant à séduire son père, malgré tous les obstacles, la Myrrhe donne naissance à Adonis, dont le destin suit un itinéraire symé­trique de celui de sa mère, mais orienté en sens inverse. Paré d'une séduction à laquelle nul ne peut résister, l'enfant aromati­que, à l'âge où fillettes et petits garçons, consacrés à la chaste Artémis, ne connaissent que des jeux innocents, se livre tout en­tier aux joies du plaisir amoureux. Mais, quand il lui faut fran­chir la seuil de l'adolescence, qui indique pour le jeune homme le moment où il s'intègre à la vie sociale comme guerrier et futur époux, sa carrière amoureuse est brutalement interrompue. Il suc­combe dans l'épreuve qui ouvre normalement l'accès à la pleine virilité. Le fils de la Myrrhe se retrouve dans la laitue où il est tué ou déposé. Sa surpuissance sexuelle, limitée à la période qui d'ordinaire ignore les relations amoureuses, disparaît aussi­tôt atteint l'âge de l'union conjugale. Elle s'arrête où commence le mariage, dont elle présente comme l'image inversée. La mise hors circuit des céréales livre ainsi son secret. Elle ne fait pas réfé­rence à une anomalie dans l'ordre de la consommation alimentaire, mais à une distorsion dans la consommation sexuelle qui, s'exerçant toujours hors mariage, conduit Adonis de la surpuissance prématurée à l'impuissance précoce. A la valeur érotique des aromates répond, au terme de la carrière du héros, la laitue, qui n'est pas seulement une plante froide et humide mais, comme tant de témoignages insistent, un végétal aux vertus antiaphrodisisques, connotant l'impuissance sexuelle. Et- le pouvoir de séduction amoureuse dont dispose Adonis, qu'il se situe au-delà ou en deçà du mariage, échoue également à produire des fruits ; aromates ou laitue, la semence d'Adonis de­meure toujours pareillement féconde.

Cette lecture se trouve confirmée et enrichie par la confronta­tion du mythe d'Adonis avec deux ordres de documents ; en premier lieu, un ensemble de récits légendaires, comme ceux de Phaon, Mintha, Myrrha, etc...; en second lieu, le rituel des Adonies tel que nous pouvons le connaître, pour Athènes dès les Ve et IVe siècles, à travers les témoignages littéraires et les représentations figurées,

Le terrain de l'analyse mythique, ainsi déblayé, M. Détienne peut proposer du rituel des Adonies une interprétation entièrement neuve, qui emporte la conviction. Pas un détail n'est néglige ou écarté comme susbsidiaire, gratuit, indifférent. La date d'abord ; les Adonies se célèbrent aux jours de la canicule, de la cueillette des aromates, du dérèglement sensuel féminin, de la conjonction de la terre et du soleil, quand culmine, dans tous ses aspects, la sé­duction érotique. les lieux : la fête se déroule dans les demeures privées, non dans des sanctuaires publics, sur les terrasses, au sommet des maisons, pour mieux conjoindre encore le haut et le bas. L’instrument caractéristique : une échelle dressée en direction du faîte de l'édifice et où montent les dévotes du dieu pour y déposer ses "jardins". Les acteurs : des femmes concubines et courtisanes parées et parfumées, festoyant et dansant en compagnie amoureuse qu'elles ont conviés à venir chez elles les rejoindre369. Le climat religieux de la fête : bruyant, déréglé, indécent jusqu'à l'ivresse et la licence. Son objet : transporter au haut des terrasses pour les y soumettre à l'ardeur du soleil d'été des jardins en miniatu­res, enserrés dans de petits pots de terre cuite, les imitations de culture, ces fantômes de plantations comportent, à côté de la lai­tue et du fenouil (qui joue ici le rô1e d'un substitut d'aromate, d'une myrrhe pour jardinier), des graines de blé et d'orge, traitées par les femmes à la façon d'espèces horticales. Exposées dans leurs pots en plein soleil, il ne faut aux semences que quelques jours pour germer, pousser, verdir et périr aussitôt, desséchées. Les fem­mes jettent alors les pots, avec ce qu'ils contiennent, dans l'eau froide des sources ou la mer inféconde. Ces pseudo-jardins, qui pas­sent en quelques jours du vert au sec, du vivace au flétri, ne font pas qu'évoquer le jeune dieu, 1'enfant des aromates, dont la sé­duction précoce finit dans la froide et stérile laitue. Ils se présentent aussi sur tous les plans comme une anti-agriculture : un jeu illusoire, non une occupation sérieuse et utile ; une af­faire de femmes, non un travail d'hommes ; un cycle de huit jours à la place des huit mois qui s'écoulent entre les semailles et la moisson ; le rôtissement brusque et forcé des plantes au lieu de leur lente et naturelle maturation ; le seul temps de la canicule substitué à la collaboration harmonieuse et équilibrée des diverses saisons ; de dérisoires récipients au lieu de la vaste terre nour­ricière. Sans maturité, sans racine, sans fruits, véritables "jar­dins de pierre" stériles et inféconds, les jardins d'Adonis, par leur rapide et illusoire floraison, soulignent davantage encore les vertus productrices du champ labouré, où Démêler,,ayant reçu, en temps opportun, les semences, fait à leur heure germer, mûrir, fruc­tifier les céréales dont se nourrissent les humains.

A cette première antinomie s'en superpose une seconde. Les Adonies ne sont pas seulement une agriculture inversée, elles se pré­sentent aussi comme des contre-Tesmophories. Sur le plan astronomi­que et botanique, le "jardinage d'Adonis" s'oppose à l'"agriculture de Démêler", sur le plan social, la licence débridée des Adonies à la gravité solennelle de la fête grecque de Démêler. Du côté de l'amant d'Aphrodite, la chaleur lascive de l'été, des concubines et des courtisanes réunies, en intimes, dans leurs maisons, avec leurs amants ; du vacarme, de la bombance, la licence sexuelle ; la montée par l'échelle jusqu'au faîte des maisons ; le dépôt des jardins sur le toit ; une profusion de parfums exaltant la séduction amoureuse.

Du côté de la mer de Perséphone, la saison des pluies d'automne, quand le ciel féconde la terre et que s'ouvre, au seuil de l'hiver, avec les semailles, le temps propice au mariage ; des femmes mariées, mères de famille, célébrant, en qualité de citoyennes, as­sociées à leurs filles légitimes, une cérémonie officielle où elles sont pour un moment séparées de leurs époux ; le silence, le jeûne, l'abstinence sexuelle ; une station immobile, accroupie à même le sol ; la descente au fond de "megara" souterrains pour en ramener des talismans de fertilité qu'on mélangera aux semences ; une lé­gère odeur nauséabonde ; au lieu d'aromates, des jonchées d'osier, plantes aux vertus anti-aphrodisiaques.

Mais ici une difficulté apparaît. Sans ce tableau si rigoureuse­ment contrasté, c'est le parallélisme qui semble faire problème. Un premier élément de réponse nous serait fourni par la nature des •témoignages qui présentent sous cet angle les Adonies. Textes d'au­teurs comiques, remarques de philosophes ou de savants, dictons et proverbes, ils traduisent dans l'ensemble l'opinion commune de la cité, une pensée officielle, le jugement de citoyens bien intégrés à la vie publique. Il se peut que tout autre ait été le point de vue des sectateurs du dieu. .On le supposera d'autant plus volontiers qu'il existe un second aspect des Adonies, pleinement positif celui-là, et qui, loin d'être indépendant de la confection rituelle "des jardins, en forme la nécessaire contre-partie. En même temps qu'elles festoient avec leurs amis et qu'elles font pousser, pour le dieu, leurs éphémères plantations, les femmes opèrent sur le toit comme un simulacre de récolte d'aromates qu'elles descendent par la même échelle qui leur a servi à monter les jardins. Grains d'encens et pains de myrrhe, répartis en encensoirs, et des brûle-parfums ser­viront à la fois à honorer l'amant d'Aphrodite et à renforcer l'em­pire de la séduction féminine sur les partenaires masculins.

De ce point de vue, les jardins d'Adonis se présentent sous un éclairage différent. L’inversion des valeurs de l'agriculture n'a pas une signification purement négative. Elle apparaît, au contrai­re, comme un préalable nécessaire, la condition requise pour avoir accès aux aromates. Les Adonies s'inscrivent donc à l'intérieur du même système de code que met en oeuvre la religion officielle de la cité. Mais c'est un code en quelque sorte à deux entrées, qui se prête à une double lecture suivant qu'on choisit de situer en un pôle ou en un autre les valeurs positives. Une fois jetés dans les sources ou la mer, les plants trop hâtifs pour être féconds, les Adonies, fête de déploration de l'amant, se terminent dans la joie des parfums, la promesse des plaisirs, l'assurance de la séduction. Au terme des Thesmophories, fête de déploration de la fille, les matrones abandonnent le mutisme, le deuil, l'abstinence pour célé­brer la joie des retrouvailles. Le dernier jour de la cérémonie qui tient rituellement éloignés épouses et époux porte le nom, qui est lui aussi assurance et promesse, de "Kalligéneia" : assurance, cette fois, de bonne récolte, promesse de beaux enfants.

Nous posions tout à l'heure la question : que signifie le mythe d'Adonis ? Si l'on admet avec nous que l'analyse de M. Détienne ap­porte la réponse et qu'à travers sa lecture la mythologie et le ri­tuel du dieu livrent à l'interprète moderne un sens, c'est-à-dire viennent occuper dans le système religieux grec une position bien définie, un peu marginale on l'a vu, et qui détermine les rapports de la séduction érotique avec les autres éléments de ce tout, il reste un troisième ordre de problèmes à aborder. Il concerne en particulier le sacrifice.

Au début de son enquête, Détienne examine le personnage d'Ado­nis de côté et comme un peu de biais puisqu'il part du sacrifice que ni le mythe, ni le rituel du dieu ne concernent directement ; et il éclaire le sacrifice en lumière rasante puisqu'il se place, pour en déchiffrer les éléments significatifs, non au point de vue du culte officiel, nais dans la perspective d'une secte, les Pytha­goriciens, qui mettent en question à travers la critique de la pra­tique sacrificielle les fondements mêmes de la religion publique. Les Pythagoriciens rejettent toute forme de sacrifice sanglant, de type plus ou moins végétarien. Les Pythagoriciens cherchent donc à tourner le sacrifice par le haut, à le remplacer par un genre de vie et un mode de nourriture susceptibles de rétablir avec les Immortels cette communauté d'existence. Cette complète commensalité qui exis­tait autrefois, avant la faute commise contre Zeus par Prométhée et dont le sacrifice, dans sa forme présente, garde le souvenir. Pour vivre en compagnie des dieux, on mangera, dans toute la mesure du possible, comme ils le font eux-mêmes. On absorbera des végétaux entièrement "purs" comme ces aliments qu'on consommait à l'âge d'or et qu'on offre à la divinité sur des autels non sanglants, que le meurtre du sacrifice n'a jamais souillés. Les hommes divins, à l'exemple de Pythagore ou d'Epiménide, parviendront même à se nour­rir de rien, à vivre de senteurs parfumées, à la façon des Immortels.

Au terme de son analyse, M. Détienne est donc conduit à mar­quer très fortement les aromates du signe plus. Mais quand il se tourne vers le mariage, institution au coeur de laquelle le con­duit la religion d'Adonis, il doit affecter les aromates du signe moins. Les mêmes essences parfumées et incorruptibles, qui joi­gnent la terre au ciel, les hommes aux dieux, lorsqu'elles unis­sent trop intimement hommes et femmes, dissocient le mariage au lieu de le souder. Dans l'hymen, elles représentent, non l'idéal, mais cette séduction érotique qui est, en soi, néfaste et mauvaise. Comment expliquer, dans un système de codes si rigoureux, si cohé­rent que le même élément prenne dans deux institutions homologuée et parallèles des valeurs opposées ? Les Pythagoriciens célèbrent, dans leur régime, non la myrrhe mais la laitue, dont ils vantent les vertus antiaphrodisiaques. Ils se situent ainsi, au sein de la religion grecque, à l'extrême opposé des fidèles d'Adonis, comme s'il y avait une incompatibilité complète entre le choix des aro­mates dans un cas et dans un autre, comme si leur valorisation sur le plan du sacrifice et de la consommation de nourriture camée im­pliquait leur dépréciation sur le plan du mariage et de la consom­mation sexuelle.

Comment M. Détienne rend-il compte de cette dissymétrie ? Leur rôle étant de conjoindre des opposés, les aromates ne le pourraient remplir s'ils étaient d'emblée et entièrement dans le couple qu'ils doivent rapprocher, du côté d'un des termes à l'exclusion de l'au­tre. Pour joindre la terre et le ciel, il leur faut cheminer entre le bas et le haut, pour associer hommes et dieux, il leur faut, dans leur proximité même aux seconds, se trouver en quelque sorte contigus aux premiers. C'est ce statut équivoque des aromates qui explique les extraordinaires récits d'Hérodote concernant les con­ditions de leur récolte ; véritables mythes déguisés en relation véridique et qui seront, sous des formes diverses, repris par toute la tradition grecque. Les aromates poussent dans une région qui est à la fois fort réelle et tout à fait mythique, dans cette Arabie qu'on peut décrire comme terre du Soleil, préservant dans notre monde perverti comme une enclave d'âge d'or. Les hommes disposent, pour récolter les aromates, de deux méthodes dont les moyens et les modalités sont inverses : ou bien on les ramène du plus bas, contre des animaux clithoniens, grâce à une peau desséchée qui repousse les attaques d'êtres putrides, encore que quelquefois ailés ; ou bien on les fait tomber du plus haut, avec l'appui d'animaux célestes, grâce à des questions de viande saignante qui les attire. Dans les deux cas, l'accent est mis pareillement sur cette tension entre termes; opposés qui caractérise le statut des aromates et qui les fait osciller entre le haut et le bas, le sec et l'humide, l'imputrescible et le putride. Ce constant va-et-vient trouve son expres­sion la plus saisissante dans le mythe du Phénix, l'oiseau aromati­que qui, basculant d'un coup de l'igné au pourri pour revenir en­suite à son incandescence première, souligne en même temps et comme d'un même mouvement l'antinomie entre deux ordres de réalités qui s'excluent l'une l'autre et leur nécessaire conjonction dans le monde d'ici-bas. Le Phénix, est dans l'échelle animale ce que sont les aromates dans la hiérarchie des plantes, un être solaire, juché au plus haut, accompagnant chaque jour dans sa course, l'autre de feu, régénérant ses forces à son contact, se nourrissant de ses plus purs rayons, il échappe à la condition mortelle sans connaî­tre pourtant l'immortalité des dieux; il renaît perpétuellement de ses cendrée. L'ardeur du feu céleste, pur incorruptible, inengendré, se suffit indéfiniment à elle-même ; elle se perpétue dans une constante et impérissable jeunesse, le feu humain, volé par Prométhée et remis aux mortels sous forme d'une "semence de feu", d'un feu engendré, pour faire cuire la viande du sacrifice, est un feu affamé : il réclama d'être sans cesse alimenté sous peine de périr, lui aussi, comme un homme privé de nourriture. La vie incandescente du. Phénix suit un cours circulaire, elle croît et décroît, naît, meurt et renaît suivant un cycle qui fait passer l'oiseau des aromates, plus proche du soleil que l'aigle des hau­teurs, à l'état d'un ver de pourriture, plus chthonien encore que le serpent ou la chauve-souris. Des cendres de l'oiseau, consumé au terme de sa longue existence dans un nid-brasier d'aromates, naît en effet un vermisseau, nourri d'humidité, et qui redeviendra à son tour un phénix.

D'une certaine façon, le mode d'existence du phénix rappelle celui des humains à l'âge d'or, .avant le sacrifice, avant l'uti­lisation d'un feu corruptible et engendré, avant le travail agri­cole, avant la création des femmes' et le mariage, quand les hommes vivaient encore purement entre mâles, d'une vie incomparablement plus longue qu'aujourd'hui, sans connaître la vieillesse, ni la mort au sens propre, en naissant spontanément du sol comme le phé­nix de ses cendres.

Ces remarques nous permettent peut-être de prolonger les expli­cations de M. Détienne sur le décalage, que nous signalons, entre la fonction positive des aromates comme encens et celle, négative, des mêmes aromates comme parfums. On ne saurait pas plus imaginer un Pythagoricien célébrant les Adonies qu'un sectateur d'Adonis converti au genre de vie et au végétarisme pythagoriciens. Etant donné la méthode qu'avec M. Détienne nous avons suivie, l'expli­cation doit être, en premier lieu, structurale : elle doit rendre compte de cette disparité par référence à l'organisation d'ensem­ble du système. C'est en ce sens que le mythe du Phénix nous met sur la voie de la solution : l'oiseau-aromate incarne une forme d'existence qui, pour les Grecs, correspond, dans le langage de leur philosophie, à une image mobile de l'éternité, dans celui de leur mythologie, à la vie des hommes de l'âge d'or. Dans le sacri­fice, les aromates sont affectés du signe plus parce qu'ils sont orientés en direction de cet âge d'or. Certes le sacrifice consa­cre la disparition de cette béatitude d'autrefois, mais en son sein les- aromates représentent la part qui est encore aujourd'hui 'pro­prement divine. Leur donner le maximum de place, ou toute la place, c'est prôner une expérience religieuse qui a valeur de retour à l'âge d'or, c'est se faire soi-même aromatique pour retrouver cette condition originelle où l'on vivait et mangeait en compagnie des dieux. Dans le mariage, les aromates sont orientés dans une direc­tion inverse : présidant à l'attrait sexuel, sans lequel le mariage ne peut être charnellement consommé, ils consacrent au sein même de l'institution matrimoniale la rupture avec l'âge d'or, la dualité des sexes, la nécessité d'un accouplement, d'une naissance par engendrement et corrélativement aussi du vieillissement et de la mort.

Tout un courant religieux et philosophique va dans; ce même sens, depuis ceux qu'on appelle orphiques jusqu'aux plus grands penseurs de la Grèce classique, Platon ou Aristote, pour lesquels la vie philosophique a pour objet de rendre l'homme, dans toute la mesure possible, semblable au dieu, à l'opposé de cette sagesse religieuse officielle qui s'exprime dans la formule delphique ; "Connais-toi toi-même", c'est-à-dire : reconnais tes limites, sache que tu n'es pas un dieu et n'essaie pas de les égaler.

Ainsi se trouveraient, dans ce livre paré de séduction et qui, n'en doutons pas, fera école, unies les vertus opposées, réconci­liées les figures ennemies: d'Adonis et de Démêler370.

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