Deux textes anciens relatifs à Adonis
Texte n°1
Nous citerons, en premier lieu, un
texte de Lucien de Samosate, extrait de La Déesse Syrienne68 qui est pour la Syrie un document tout aussi rare et tout aussi
précieux que l'est, pour la théologie de l'Egypte,
l'opuscule que Plutarque écrivit sur Isis et Osiris69.
VI - "J'ai vu aussi à
Byblos un grand sanctuaire à Aphrodite Byblienne, dans lequel
des orgies se célèbrent en l'honneur d'Adonis. Je me
suis fait instruire de ces orgies. Les Bybliens disent donc que
l'accident qui, du fait d'un sanglier, survint à Adonis eut
lieu dans leur pays et qu'en mémoire de cet événement
ils se frappent chaque année, se lamentent, célèbrent
des orgies et mènent de grands deuils dans toute la contrée.
Lorsqu’ils ont cessé de se frapper et de pleurer, ils
célèbrent d'abord, comme s'il était mort, les
funérailles d'Adonis, puis, le jour suivant, ils racontent
qu'il vit, le font monter au ciel70,
puis se rasent, comme les Egyptiens après la mort d'Apis.
Quant aux femmes qui ne veulent point se tondre les cheveux, elles
s'acquittent par une amende qu'elles recueillent ainsi : elles
doivent être prêtes, durant un jour entier, à
tirer profit de leur propre beauté, la place où elles
se trouvent n'est accessible qu'aux seuls étrangers et les
salaires qu'elles se font deviennent une offrande pour Aphrodite.
VII - Il y a quelques habitants de
Byblos qui prétendent qu'Osiris d'Egypte est inhumé
chez eux et que ces deuils et ces orgies ne sont pas célébrés
en l'honneur d'Adonis mais qu'ils le sont, tous, en celui d'Osiris.
Je vais donc dire d'où vient qu'à cet égard ils
Semblent avancer des choses dignes de foi. Une tête, chaque
année, vient d'Egypte à Byblos en flottant et traverse
en sept jours la mer qui les sépare. Les vents la portent en
ce divin voyage. Jamais elle ne dérive et elle n'aborde
seulement qu'à Byblos. C'est un miraculeux prodige. Il se
produit chaque année, il est survenu lorsque j'étais
moi-même présent à Byblos et j'ai pu contempler
cette tête de papyrus.
VTII - On peut encore admirer un autre prodige sur le
territoire de Byblos : c'est un fleuve qui, sortant du Mont Liban,
s'écoule dans la mer. On a conféré à ce
fleuve le nom d'Adonis. Or, chaque année, ce fleuve
s'ensanglante et, ayant perdu sa Coloration, s'épanche dans
les flots, rougit une partie considérable du large et signale
aux Bybliens le moment des deuils. On raconte que, dans ces mêmes
jours, Adonis est blessé sur le Liban et que son sang, en
parvenant dans l'eau, change le fleuve et donne à son cours le
surnom qu'il a. Tel est ce que rapportent la plupart. Mais un
habitant de Byblos, qui m'a semblé dire la vérité,
m'a donné une autre explication de ce phénomène.
Il me parla ainsi ; "le fleuve Adonis, étranger, traverse
le Liban et la terre du Liban est extrêmement rousse. Des
vents violents, qui se lèvent en ces jours, transportent
dans le fleuve cette terre qui n'est, pour la plus grande part,
qu'ocre vermillonnée et cette terre donne au fleuve une
couleur de sang. Ce n'est donc pas le sang, comme on le dit, qui
est la cause de ce phénomène, c'est le terrain".
Telle fut l'explication que me donna le Byblien. S'il parla
selon la vérité, cette coïncidence du vent ne
m'en paraît pas- moins éminemment divine.
IX - De Byblos, je suis aussi monté
sur le Liban. Ce fut un voyage d'un jour. J'avais appris qu'il
existait là un sanctuaire antique d'Aphrodite71 qu'avait fondé Cinyras72.
J'en ai vu le temple et il était ancien. Tels sont les grands
et antiques sanctuaires qui existent en Syrie"73.
Texte n°2
Notre choix du deuxième texte
relatif à Adonis s'est porté sur le Toison
d'or de la langue phénicienne de l'Abbé F. Bourgade74.
Il s'agit d'une belle élégie
de Bion, traduite par l'Abbé Batteux, citée à la
page trois par l'Abbé Bourgade à la suite de cette
dédicace :
"Au dieu Baal a fait voeu d'offrir
un holocauste Hebimelekh, fils
d'Assenbaal .. Fidèle à son voeu,
il a offert le sacrifice et a mêlé
les larmes aux prières".
"Les larmes, dit l'Abbé
Bourgade, sont toujours bien placées avec la prière. On
sait qu'elles étaient inséparables du culte de Baal et
d'Astarté. Ces fêtes ont été décrites
par Lucien et ont fourni à Bion le sujet de cette belle
élégie.
"Pleurons Adonis ; le bel Adonis n'est plus !...
Déesse de Cythère,
II n'est plus temps de prendre un doux repos.
Levez-vous, infortunée, et prenez vos habits de
deuil.
Frappé par une dent meurtrière,
Il
est étendu sur la montagne ;
Il
pousse à peine un dernier soupir ;
Son sang noir coule sur une peau
Plus blanche que la neige ;
Ses yeux s'enfoncent et s'éteignent ;
Lés
roses de ses lèvres sont flétries ;
Il ne vit plus !
Ses chiens fidèles sont venus à côté
de lui
Pousser des hurlements.
Les nymphes des montagnes versent des larmes.
Vénus ne se connaît plus :
Echevelée, les pieds nus,
Elle se perd dans les bois ;
Les ronces font jaillir son sang,
Le sang d'une déesse.
Elle se perd dans les vallées,
Où elle appelle à grands cris son cher
époux.
Tout retentit de ses gémissements.
Hélas ! hélas ! Vénus a perdu son
époux,
Et, en le pleurant, elle a perdu sa beauté !
Les montagnes et les chênes antiques
Répètent ses plaintes douloureuses.
Les fleuves, les fontaines y répondent.
Les fleurs ont perdu leurs couleurs naturelles.
Vénus, sur toutes les collines
Et dans toute la ville, s'écrie :
Vénus ! ah ! Vénus ! le bel Adonis n'est
plus !
L'écho a répété ces
dernières paroles.
Qui pourrait retenir ses larmes.
Quand elle vit la blessure de son époux,
Quand elle vit son sang qui
jaillissait,
Elle étendit les bras et s'écria ;
Arrête un instant Adonis
!
Arrête malheureux Adonis
!
Tandis que tu vis encore, je veux recueillir
Ton dernier soupir et conserver ton dernier gage
Pour me tenir lieu d’Adonis,
Puisque, hélas ! tu me
fuis,
Tu
me fuis infortuné !
Tu descends sur les bords de l'Achéron,
Chez l'impitoyable roi des morts ; et moi,
Malheureuse que je suis ! je vis, je
suis déesse,
Je ne puis te suivre !
Mais aussi pourquoi aller ainsi affronter les dangers ?
Ayant tant: de charme, Devrais-tu avoir cette fureur
D'attaquer les bêtes sauvages ?
Couvrez-le de guirlandes et de fleurs !
Mais, hélas !
Depuis qu'il ne respire plus,
Toutes les guirlandes sont flétries !
Il n'y a plus d'Hymen …
Les
Grâces poussent des cris
Plus perçants que ceux de Vénus même.
Les Parques voudraient le rappeler à la rie.
Mais la dure Proserpine
Le retient dans ses chaînes".
* * * * *
"Prends mon époux,
Perséphone ;
Tu es, toi, bien plus puissante que moi,
Et tout ce qui est beau te revient.
Moi, je suis de tout point infortunée,
En proie à une peine que rien ne rassasie ;
Je pleure mon Adonis, parce que la mort me l'a ravi ;
Et
j'ai peur de toi.
Tu meurs, toi qui faisais toute na félicité
;
Mon bonheur s'est envolé comme un songe ;
… Il est mort le bel Adonis !
Autant de larmes verse la déesse de Paphos,
Que verse de sang Adonis ; et le tout, tombé sur
le sol,
Devient des fleurs ; le sang donne
naissance à la rose,
Les larmes à l'anémone.
… Ne pleure plus ton époux
dans les halliers, Kypris ;
… C'est ton Lit, Cythérée,
que doit occuper
Adonis même mort ; même mort, il est beau,
Beau dans la mort, comme s'il se reposait.
… Jette sur lui des couronnes et
des fleurs ;
Que toutes avec lui, que toutes les fleurs aussi
Meurent, puisqu'il est mort.
Répands sur lui des onguents
de Syrie,
Répands sur lui des parfume ; périssent
tous les parfums ;
Lui qui était ton parfum, Adonis a péri.
Il est couché, le tendre Adonis, sur des voiles
de pourpre,
Autour de lui, pleurent, gémissent les Amours.
Ils ont, en l'honneur d'Adonis, coupé leurs
chevelures ;
L'un, sur le lit funèbre, a déposé
ses flèches ;
L’autre, son arc ; celui-ci, une plume de son aile ;
Celui-là, son carquois. L'un a
délié les sandales d'Adonis.
… Hyménée, à
la porte, a éteint tous ses flambeaux ;
Il a dispersé les guirlandes
'des noces ;
Ce qu'il chante n'est plus Hymen mais, toujours,
Hélas
! hélas ! il est mort le bel Adonis,
Cesse tes plaintes, Cythérée, pour
aujourd'hui
Renonce
à tes lamentations.
Tu auras à pleurer de nouveau,
Une autre année de nouveau
Tu auras à verser des
larmes
."75
Il est assez
malaisé de donner une bibliographie scrupuleusement
complète du mythe et des fêtes d'Adonis. Les témoignages
des auteurs anciens consistent, la plupart du temps, en des fragments
épars, dont la valeur réside souvent plus dans
l'autorité morale qu'ils imposent que dans leur propre valeur
documentaire. D'autre part, chez les historiens modernes, Adonis n'a
jamais été le sujet de recherches et d'études
spéciales et n’a été étudié que
dans les travaux plus généraux relatifs à la
Phénicie ou aux religions orientales. Nous donnerons,
dans ce chapitre, les résumés de ces travaux et par
ordre chronologique pour nous rendre compte de l'évolution
qu'a subi le mythe à travers les âges.
Le premier en France, à notre
connaissance, qui traite systématiquement d'Adonis (en
français), fut l'Abbé Banier dans son Histoire du Culte
d'Adonis76 écrite en 1717 et publiée en 1725. Outre son
ancienneté, ce texte est un précieux témoignage
sur la méthode avec laquelle on analysait les mythes à
cette époque. Nous ne cacherons pas plus tard notre dette aux
précieux renseignements que l'Abbé Banier nous a
fournis, même si ce dernier traite à maintes reprises le
dieu Phénicien de "fausse divinité".
Voilà ce que nous dit cet
auteur à propos d'Adonis :
A - Adonis
ou la fausse divinité de l'Abbé Banier
"La fable d'Adonis,
historique dans son origine77,
se trouve dans la suite mêlée avec la philosophie et la
religion des Payens78 et c'est ce qui en fait l'obscurité. On est surpris, en effet,
en lisant les anciens, de voir qu'après nous avoir,
légèrement, instruits de ses fondements ils se
rabattent tout à coup sur des allégories, où
l'Astronomie et la Théologie entrent tour à tour. D'un
autre côté, les poètes, ayant mieux aimé
travailler sur les annales galantes de Syrie que sur le fond d'une
histoire dont la recherche les aurait gênés, n'ont songé
qu'à saisir le roman des Amours d'Adonis avec Vénus ;
et, badinant tantôt sur une galanterie, qui leur fournissait
des idées riantes, ou décrivant d'une manière
ingénieuse le deuil de cette Déesse à la perte
de son amant, ils ont entièrement négligé le
rapport que ce sujet pouvait avoir avec l'histoire.
Si, à leur exemple, je
cherchais à amuser l'assemblée par les idées
qu'un tel sujet peut fournir, je ferais voir le jeune Adonis
sortant du fond de l'Arabie, où sa mère fugitive
l'avait mis au monde, pour venir à la cour de Biblos dont il
fit d'abord tout l'ornement. On verrait Vénus elle-même
le préférer, non seulement à tous les autres
mortels, mais aux Dieux mêmes, et abandonner, pour le voir, le
séjour de Cythère, d'Amathonte et de Paphos79;
Mars, jaloux de la préférence que la tendre Déesse
avait donnée à ce jeune prince, implorer pour se venger
le secours de Diane et cette Déesse, pour plaire au Dieu de la
guerre, dresser des embuscades dans les bois où Adonis
allait à la chasse. Je m'étendrais sur l'affliction de
Vénus et j'exprimerais toute sa douleur au moment qu'elle
apprit qu'il avait été la victime de son rival.
Pariterque
sinus, pariterque capillos
Rupit, et indignis percussit pectora
palmis80.
Je représenterais ensuite ce
jeune prince descendant aux enfers où il inspira de l'amour à
Proserpine qui refusa de le rendre aux ordres réitérés
de Jupiter ; le père des Dieux, embarrassé d'une
affaire si délicate, s'en remettre à la décision
de Calliope qui crut contenter les deux Déesses en le leur
rendant alternativement ; et, les heures députées dans
le royaume de Pluton, le ramener triomphant sur la terre. Mais la
considération que je dois à une Compagnie respectable
m'oblige à préférer les découvertes, que
l'histoire me fournit, aux amusantes bagatelles dont les poètes
l'ont ornée. D'ailleurs, mon dessein n'est pas de traiter
aujourd'hui l'histoire de ce prince ; et je me borne au culte qui lui
fut rendu par différents peuples. J'espère, cependant,
trouver, dans les raisons historiques que je rendrai des cérémonies
de ses telles, le fondement des principales circonstances de sa
vie.
Les engagements de l'Hymen, que Vénus
Astarté avait contracté avec Adonis, n'avaient pas
ralenti la passion de ces deux époux et ils jouissaient dans
le mariage de toutes les douceurs de l'amour ; lorsqu'un
accident imprévu jeta la consternation dans toute la Syrie où
ils régnaient. Adonis aimait, passionnément la chasse ;
et, un jour qu'il était dans les forêts du mont Liban,
un sanglier le blessa à l'aîné. On vint aussitôt
porter à Vénus la nouvelle de la mort de ce prince.
Rien ne peut égaler l'affliction qu'elle en conceut. Elle fit
retentir toute la ville de ses gémissements et tout le royaume
en prit le deuil. Pour rendre immortelle la mémoire de ce
jeune prince, et adoucir en quelque sorte l'affliction de la
Reine, on établit à l'honneur d'Adonis un culte et des
fêtes solennelles. C'était la ressource ordinaire des
flatteurs ; et l'antiquité doit presque tous ses Dieux au soin
qu'on a eu d'honorer les morts pour plaire aux vivants.
Il
y avait, au rapport de Lucien81,
un fleuve près de Biblos qui portait le nom d'Adonis. Ce fut
là sans doute qu'on lava la plaie de ce prince ; et, comme
l'eau en devenait rouge tous les ans par les sables que le vent y
poussait du mont Liban dans cette saison de l'année, comme
Lucien l'apprit d'un habitant du pays, on voulut bien croire que
c'était le sang d'Adonis qui causait ce changement, et on
prit justement ce temps-là pour célébrer ses
fêtes. Toute la ville commençait d'abord à
prendre le deuil et à donner des marques publiques de douleur
et d'affliction ; on n'entendait de tous côtés que
pleurs et gémissements ; les femmes, qui étaient les
ministres de ce culte, étaient obligées de se raser la
tête ; et de se battre la poitrine en courant par les rues ; et
l'impie superstition obligeait celles qui refusaient d'assister à
cette cérémonie à se prostituer pendant un jour
pour employer au culte du nouveau Dieu l'argent qu'elles gagnaient à
cet infâme commerce. Au dernier jour de la fête, le deuil
se changeait en joie et chacun se réjouissait, comme si
Adonis était ressuscité. La première partie de
cette solennité s'appelait, "aphanismos","disparition"
pendant laquelle on pleurait le prince mort ; et la douzième
"euresis", le "retour" où la joie
succédait à la tristesse.
Cette cérémonie était
continuée pendant huit jours et elle était célébrée
en même temps dans la Basse Egypte. Lucien remarque à
ce sujet une chose fort singulière et dont il a été
lui-même le témoin. Les Egyptiens exposaient sur la mer
un panier d'osier, qui était poussé par un vent
favorable, arrivait de lui-même sur les côtes de
Phénicie, où les femmes de Biblos, qui l'attendaient
avec impatience, l'emportaient dans la ville et c'était alors
que l'affliction publique finissait et la fête se terminait par
les transports de joie qu'on faisait éclater de tous côtés.
Cette circonstance n'a pas été
oubliée par les écrivains sacrés et c'est
au rapport de Procope de Gaza et de St Cyrille le sens qu'il faut
donner à ce passage du prophète Isaïe où il
est dit : "Toi qui envoies sur mer des messagers dans des
navires de jonc voguant à la surface des eaux"82,"mittens
per mare legatos et in vasis junceis83 per superficiem aquarum". L'édition des Septante, dont
les interprêtes étaient eux-mêmes en Alexandrie et
qui devaient, par conséquent, être bien informés
de ce fait, ne laissent aucun lieu d'en douter. Ils ajoutent même,
comme le remarque St Cyrille, qu'il devait y avoir, dans ce
petit vaisseau, des lettres qu'ils appellent "Epistolas
Byblinas","Lettres de Byblos", par lesquelles les
Egyptiens exhortaient les Phéniciens à se réjouir
parce qu'on avait retrouvé le Dieu qu'on pleurait. Disons ici,
en passant, que cette ressemblance de la fête d'Adonis et
de celle d'Osiris, célébrée en même temps
dans ces deux royaumes, a fait croire, à quelques anciens et à
des savants modernes84,
qu'ils n'étaient qu'une même divinité. Je ne nie
pas que leur culte n'ait pu être confondu dans quelques
cérémonies ; mais je crois pouvoir avancer ici que,
quelques plausibles que soient les conjonctures de Selden85,
que M. le Clerc a copié, quand, on examine la chose à
fond, on aperçoit aisément, dans la vie et les fêtes
de l'un et de l'autre de ces Dieux, des circonstances qui en laissent
entrevoir la différence86.
En effet, Osiris avait été tué en Egypte par son
frère Typhon de la manière que Diodore87
et Plutarque88 le racontent ; Adonis périt dans les forêts du mont
Liban. Le premier fut mis au rang des Dieux pour avoir appris à
son peuple à cultiver la terre et avoir signalé
son règne par des conquêtes importantes ; le second ne
dut son apothéose qu'aux soins d'une épouse passionnée.
Dans; la fête de l'un, on noyait un boeuf avec cérémonie
et on ne se réjouissait que lorsqu'on en avait retrouvé
un autre distingué par les mêmes marques ; on ne voit
rien de semblable dans le culte d'Adonis et le boeuf ne fut
jamais un symbole. Les fêtes du héros Egyptien
étaient célébrées par des prêtres ;
celles du prince de Biblos l'étaient par des femmes. Dans
celles-ci, on portait des fleurs, des fruits et des représentations
funèbres, comme je le dirai dans la suite ; ce n'était
point là les cérémonies du culte d'Osiris.
Mais un plus long parallèle
n'éloignerait trop de mon sujet, une description abrégée
de la fête d'Alexandrie, que Théocrite89 fait si élégamment, va m'y ramener et servira en même
temps à prouver, sans réplique, la différence du
culte de ces divinités.
Ce poète raconte que les dames de Syracuse
s'embarquaient pour aller à Alexandrie où cette
solennité les appelait. En effet, rien n'était si
superbe que l'appareil de cette cérémonie. Arsinoë,
soeur et femme de Ptolémée Philadelphe, portait
elle-même la statue d'Adonis. Elle était accompagnée
des femmes les plus considérables de la ville, qui tenaient à
la main des corbeilles pleines de gâteaux, des boîtes
de parfume, des fleurs, des branches d'arbres et toutes sortes de
fruits. La pompe était formée par d'autres dames, qui
portaient de riches tapis, sur lesquels étaient deux lits
en broderie d'or et d'argent, l'un pour Vénus et l'autre pour
Adonis. On y voyait la statue de ce prince dans la fleur de sa
jeunesse, avec une pâleur mortelle sur son visage, qui
n'effaçait pas les charmes qui l'avaient rendu si aimable
et qui faisaient encore l'objet de la jalousie de deux Déesses.
Cette procession marchait ainsi du côté de la mer, au
bruit des trompettes et de toutes sortes d'instruments de musique,
qui accompagnaient la voix des musiciens, qui célébraient
le retour de ce prince. Qu'on lise maintenant ce que l'antiquité
nous a laissé des fêtes d'Osiris ; et l'on jugera si
elles étaient les mêmes que celles d'Adonis.
Mais il faut suivre le progrès
du culte dont on vient de voir l'origine. Il s'étendit d'abord
dans toute l'Assyrie. C'est Macrobe qui nous l'apprend "Inspecta
religione Assyriorum, apud quos Veneris Architidis et Adonis maxima
olim veneratio viguit"90.
Ammian Marcellin le dit en particulier de la ville d'Antioche.
"Evenerat, dit-il, autem iisdem
diebus, annuo cursu Adonia ritu veteri celebrari"91.
Et cet auteur nous fait voir en même temps que les cérémonies
qu'on pratiquait dans cette ville étaient les mêmes que
celles des funérailles des personnes de considération ;
comparant la pompe funèbre d'un jeune prince, tué dans
un combat, à celle de la fête d'Adonis, que les femmes
célébraient avec tant de pleurs et de gémissements.
La
Judée était trop voisine de l'Assyrie et de l'Egypte,
et les Juifs avaient trop de penchant aux superstitions étrangères,
pour n'avoir pas à leur tour célébré le
culte de cette fausse divinité. Le prophète
Ezéchiel, dans l'un de ces divins transports où Dieu
lui révélait les abominations d'Israël, vit près
de la porte du temple, qui regardait du côté du
septentrion, des femmes assises qui pleuraient Thammus92.
Les interprètes sont partagés sur la signification de
ce mot, qui est traduit, dans la vulgate, par celui d'Adonis : "Et
ecce sedebant ibi mulieres plangentes Adonidem"93.
Philastrius94 a cru que Thammus était un ancien roi d'Egypte, qui vivait
vers le temps de Moïse et il semble le confondre avec le
Thémosis dont parle Joseph. Rabi Cimchi prétend que
Thammus n'était qu'une idole dans laquelle on mettait du plomb
qui, étant fondu par le feu d’un fourneau qui était
caché dans son centre, coulait ensuite de ses yeux comme des
larmes. Rabbi Mosés95 raconte gravement, sur la foi de la tradition des Habbins, que
Thammus était un prêtre des faux Dieux, qui prêchait
à un roi de Chaldée les cultes des astres ; que ce
prince, adonné à des superstitions plus grossières,
ayant résolu de la faire mourir, toutes les images des
planètes et des constellations étaient venues dans le
temple de Babylone se prosterner devant celle du Soleil où,
après avoir pleuré toute la nuit pour obtenir la vie de
leur Prophète, elles s'en étaient envolées le
lendemain matin dans les lieux où elles étaient
honorées, et que c'était de là qu'était
venue la coutume de pleurer Thammus, pour imiter ces pitoyables
planètes.
Mais,
sans nous arrêter à ces fables ridicules qui sont si
fort du goût des Rabbins, tenons-nous en à
l'interprétation de St Jérôme et de quelques
autres Pères de l'Eglise, qui ont traduit le mot Thamaus par
celui d'Adonis et ont cru, avec beaucoup de raison, que ces femmes de
Judée pleuraient la mort de ce prince et en célébraient
sa fête, à peu près comme les peuples voisins
dont nous venons de parler. L'auteur de la chronique d'Alexandrie
confirme ce sentiment en traduisant le même mot par celui
d'Adonis "Thammos".
De savoir maintenant pourquoi le
Prophète nomme Adonis Thammus, c'est ce qu'il n'est pas
aisé de deviner î je vais cependant en apporter deux
raisons. La première est qu'Adonis, ayant été
pris pour le Soleil, comme je le ferai voir plus bas, le texte sacré
lui a donné le nom du mois où cet astre, entrant dans
le signe du Cancer, porte sur notre hémisphère la
chaleur avec la fécondité, ce qui arrive au mois de
Juin, appelé Thammus par les Hébreux. Et ce qui prouve
que cette conjecture n'est pas sans fondement, c'est que les
astronomes Juifs nommaient l'entrée du Soleil dans ce signe :
"Tecupa Thammus : periodus Thammus". La seconde est tirée
de la tradition qui portait qu'Adonis avait été tué
au mois.de Juin, ainsi que nous l'apprenons de St Jérôme96.
Et c'est, selon ce savant Père de l'Eglise, ce qui fait donner
ce nom au prince dont nous parlons : "Quia tamen mense Junio
amasius Veneris pulcherrimus juvenis oc-cisus, eumdem Junium mensem
eodem appelant nomine, et anniversariam ei célébrant
solemnitatem". Et cette raison me paraît la meilleure,
parce que je suis persuadé que le fond des fables et des
cérémonies de la religion payenne était presque
toujours historique et que les allégories ne sont venues que
dans la suite au secours de l'ignorance ou de l'avarice des prêtres.
De la Syrie et de la Palestine, le
culte d'Adonis passa dans la Perse et ce peuple, au rapport
d'Hésychius, nommait cette divinité "Abôbas".
De là, il pénétra jusques au nord de l'Asie dont
les peuples, si nous en croyons Ptolémée97,
adoraient Vénus, Mars et Adonis et célébraient
leurs fêtes avec des pleurs et des gémissements.
Les Mariandyniens, peuple de la Bithynie, eurent aussi quelque
connaissance de la même Divinité puisque, selon Julius
Pollus98,
ils avaient parmi eux un cantique qu'ils chantaient à son
honneur et qu'ils nommaient "Adônimaidos, Mariandynon
jeorgon aoma". Ce fut Phénix, frère de Cadmus, qui
conduisit une colonie dans cette contrée, où il porta
la connaissance des Dieux de Phénicie et leur culte pénétra
de là aux extrémités de l"Asie mineure dont
ces peuples faisaient une partie. Le nom de ce cantique que les
paysans eux-mêmes chantaient à la campagne en est une
preuve ; et il y a apparence, comme le remarque Bochart99,
qu'il fut nommé Adonî-modim des mots par où il
commençait, vomme ce savant homme le prouve par l'exemple de
plusieurs psaumes, qui tirent leurs noms des premières paroles
qui les composent.
De l'Asie, le culte d'Adonis fut
porté en Europe par les colonies qui vinrent s'y établir.
Tel fut le chemin des fables et de la religion sur laquelle elles
étaient fondées et qui tiraient leur origine de
l'Egypte ou de la Phénicie. Je ne crois pas qu'on puisse
savoir au juste l'époque de cette transmigration ; mais que ce
soit Cécrops ou Cadmus, ou quelque autre chef de colonie qui
les ait apportées, cela ne fait rien au sujet que je traite.
Avant que d'arriver dans la Grèce, ce culte se répandit
sans doute dans les îles de la Méditerranée.
Celle de Chypre le receut des premières. Il y avait, dans la
ville d'Amathonte, au rapport de Pausanias, un temple très
célèbre bâti à l'honneur d'Adonis et de
Vénus. On croyait même dans cette île que Cyniras,
père d'Adonis, et ce jeune prince lui-même y avaient
régné; mais Strabon et Lucien font passer la première
scène de cette histoire dans la ville de Biblos, que le
premier nomme la capitale du Royaume de Cyniras. Peut-être que
son empire s'étendait sur cette île, qui n'est pas fort
éloignée des côtes de Phénicie.
Remarquons deux choses en passant, la
première, que la fête d'Adonis était célébrée
en l'honneur de Vénus aussi bien que d'Adonis, comme nous
l'apprend le Scholiaste d'Aristophane : "Ta Adonia tô
Adonidi kai te Aphrodite". La seconde, que ce qui fait croire
aux anciens que Vénus était sortie de l'écume de
la mer près de Cythère d'où lui vint le nom
d'Aphrodite (selon Ovide100 Graium-que manet mihi nomen ab illo) (il me reste le nom tiré
de celui-ci), c'est que le culte de cette. Déesse fut porté
dans la Grèce des îles de la mer Méditerranée,
où le commerce des Phéniciens l'avait d'abord
établi. Les Grecs ne perdaient aucune occasion de badiner avec
la vérité et l'étymologie la plus frivole
effaçait, parmi eux, les traditions les plus autentiques tant
leur esprit sympathisait avec le merveilleux101.
On n'aura pas de peine à
croire après cela que ce peuple, toujours avide de fêtes
et de cérémonies, ait reçu le culte d'Adonis.
Musée, Aristophane, Pausanias et plusieurs autres auteurs nous
apprennent avec' quel empressement les principales villes de la
Grèce cherchèrent à se signaler dans les
honneurs qu'elles rendirent à cette fausse Divinité
dont la fête, au rapport d'Aristophane, était une des
principales des Athéniens. 31, comme la superstition enchérit
toujours, on ajouta de nouvelles pratiques à celles qu'on
avait reçues des Phéniciens. Un fragment de Dipfilus,
conservé par Athénée, nous apprend que les
courtisanes elles-mêmes célébraient ces mystères.
Un jeune homme propose à un ami d'aller dans un lieu de
débauche pour y assister à la solennité de cette
fête. Ainsi prenait soin le libertinage de perpétuer un
culte qui devait son origine à la Déesse de la volupté.
Je ne sais si les dames d'Argos étaient plus modestes, quoi
qu'au rapport de Pausanias102 elles se servissent, pour cette cérémonie, d'une
chapelle du temple de Jupiter Sauveur : car les lieux les plus
saints ne sont pas toujours l'asyle de la pureté.
Cependant, les mystères
d'Adonis n'étaient pas toujours célébrés
parmi les ténèbres. Il faut au peuple des spectacles de
religions qui l'amusent ; et la Grèce en fournissait en
abondance. Quand le temps de la fête était arrivé,
on avait soin, comme le remarque Plutarque103,
de placer dans plusieurs quartiers de la ville des représentations
de cadavres ressemblant à un jeune homme mort dans la fleur de
son âge. Les femmes vêtues d'habits de deuil venaient
ensuite les enlever, pour en célébrer les funérailles,
en pleurant et chantant des cantiques qui exprimaient leur
affliction, faisant sans doute allusion à la coutume des
Egyptiens qui portaient la figure d'Adonis dans un lit, comme nous
l'avons dit après Théocrite. Les larmes de ces femmes
étaient accompagnées de cris et de gémissements,
au rapport d'Aristophane et de Bion, "Ai, Ai, ten Ky-thereian,
epaiazonsin crôtes". Ce qu'Ovide exprime ainsi :
Luctus monumenta manebunt
Semper Adoni mei, repetitaque mortis imago
Annua, plangoris peraget simulamina
nostri104.
Le même Plutarque ajoute que
les jours pendant lesquels on célébrait cette fête
étaient réputés malheureux et qu'on prit pour un
mauvais augure le départ de la flotte des Athéniens,
qui mit à la voile en ce temps-là pour aller en
Sicile105.
Ammian Marcellin fait la même remarque au sujet de l'entrée
de l'Empereur Julien dans la ville d'Antioche.
Nous voyons aussi, parmi les autres
cérémonies grecques, qu'on portait, dans des vases de
terre, du blé qu'on y avait semé, des fleurs, de
l'herbe naissante, des fruits, de jeunes arbres et des laitues.
Suidas106,
Hésychius et Théophraste107 nous apprennent ces circonstances ; et ils ajoutent qu'à la
fin de la cérémonie on allait jeter ces jardins
portatifs ou dans quelques fontaines, ou dans la mer, lorsqu'on en
était voisin, comme le remarquent Eustache et le Scholiaste de
Théocrite. C'était une espèce de sacrifice qu'on
faisait à Adonis, comme nous l'apprenons d'Hésychius
qui nomme ce sacrifice "Cathedra", par la raison, dit cet
auteur, que les jours où l'on célébrait les
funérailles de quelqu'un, les jours de deuil étaient
appelés "Cathedras".
Il est aisé au reste de rendre
raison de ces cérémonies. On faisait allusion par là
aux circonstances de la vie et de la mort d'Adonis ; et je ne sais
pourquoi on y a cherché du mystère. Cette herbe tendre,
ce blé nouvellement germé qui séchait peu de
temps après, marquait que ce prince était mort à
la fleur de son âge et avait été moissonné
comme une jeune plante. Aristote108 (on ne croirait pas que ce philosophe trouvait ici sa place) a
regardé comme une chose fort extraordinaire que ce blé
semé dans des vases put germer en huit jours. Croyait-il que
Vénus faisait ici les frais d'un nouveau miracle, semblable à
celui qu'elle avait fait lorsque, mettant du nectar dans le sang
d'Adonis, il en était sorti, une heure après, une belle
fleur :
Nec plena longior hora
Facta
mora est, cum flos e sanguine concolor ortus109
.
Pour moi, je crois que la bonne terre, avec le soin
qu'on avait de l'arroser, et d'y semer ce blé, peut-être
plutôt qu'on ne dit, produisait cette merveille.
Quoi-qu'il en soit, les arbres et les
fruits, qu'on portait dans la même fête, apprenaient
qu'Adonis avait aimé la vie champêtre et qu'il s'était
appliqué à cultiver les jardins. M. Huet110 pense que l'origine de ces jardins portatifs venait de la
ressemblance du nom "Adon" (le Seigneur) qu'on donnait
à ce prince avec celui d'"Eden" ou volupté,
et qu'ainsi les mots "gan-Eden" ou jardin de volupté111 donnés par les femmes Phéniciennes à ces jardins
ambulants ont été changés avec le temps dans ces
mots "gan-Adon", jardins d'Adonis. Mais quelque ingénieuse
que soit cette étymologie, il est inutile de recourir à
ces conjectures, lorsque des monuments plus sûrs nous
fournissent l'intelligence des cérémonies du
paganisme. Or l'histoire nous apprend qu'Adonis aima à
cultiver les jardins, comme le pauvre Servius sur ce vers de
Virgile :
Et formosue oves ad flumina pavit Adonis112.
Et
Pline ajoute qu'il en possédait qui ne cédaient pas en
beauté à ceux d'Alcinoùs ou des Hespérides
: "Antiquitas, dit-il, nihil prius mirata est quam et Hesperidum
hortoo, ac Regum Adonis et Alcinoi". Ainsi c'était à
cette partie de la vie d'Adonis qu'on faisait allusion en
accompagnant ses fêtes d'arbres et de fruits. On destinait même
dans les faubourgs des villes qui avaient receut son culte des
jardins qui lui étaient consacrés ; et c'était
les fruits et les plantes qui y croissaient qu'on portait dans ces
cérémonies, comme l'assure le Scholiaste de
Théocrite113.
En un"mot, tout jardin pensile ou portatif était nommé
jardin d'Adonis ; et, dans la suite, on en fit un proverbe pour
marquer les choses de peu de durée et les actions qui, ayant
eu d'abord beaucoup d'éclat, ne s'étaient pas soutenues
; comme on peut le voir dans Platon, Pausanias, Arrien et Plutarque.
C'est ainsi que Julien114 se raille des actions de Constantin, son oncle, en lui faisant ainsi
parler Silène. "Nous vantes-tu les jardins d'Adonis comme
des actions de valeur ?'Que veux-tu dire, répond l'empereur,
avec tes jardins d'Adonis ? Ce sont ceux, réplique Silène,
que les femmes ont accoutumé de préparer au galant de
Vénus, en emplissant des vases d'une terre propre à en
faire sortir de certaines plantes, qui sèchent et se
flétrissent dès qu'elles commencent à fleurir.
Constantin ne l'eut pas plutôt entendu qu'il rougit,
connaissant bien le rapport que cela avait avec sa vie".
J'ai ajouté qu'on portait
aussi des laitues dans cette même fête et les anciens ont
rendu différentes raisons de cet usage. Ils ont cru que
c'était à cause de la tradition qui apprenait que Vénus
avait caché, parmi des laitues, son cher Adonis après
sa blessure, comme le rapporte Hésychius. Nous avons même
un fragment d'Eubulus qu'Athénée115 nous a conservé, qui en rend la même raison. Ne me
servez pas de laitues, dit un interlocuteur à une femme : car
on dit que c'est parmi des laitues que Vénus cacha son cher
amant après sa mort : et ce même auteur appelle ce
légume la viande des morts. Nicandre de Colophon, comme on
peut le voir dans le même Ashénée116;
était dans ce sentiment ; puisqu'on racontant de quell3
manière Adonis, pour éviter le sanglier qui le
poursuivait, s'était caché derrière une plante
que les Cypriens (Chypriotes) nommaient "brentim", il a
traduit ce mot barbare par celui de laitue. M. le Clerc117 corrige heureusement cet auteur, en disant qu'il faut lire
"beratin", mot qui dans la langue des Phéniciens
signifiait un sapin, asile plus sûr pour se mettre à
couvert que des laitues : ce qu'Ovide semble insinuer dans ces vers :
Trepidumque et tuta sequentem,
Trux aper insequitur.118
Ceux à qui ce dénouement
n'était pas connu ont cherché du mystère
dans l'explication de cette circonstance de la fête ; et la
physique a voulu y avoir sa part. Mais les naturalistes se trompent
à mon avis, lorsqu'ils en cherchent la raison dans les effets
de cette plante. Car si l'intempérance d'Adonis, qui selon eux
en avait trop mangé, l'avait réduit à la
catégorie de ceux pour lesquels un chapitre des
Décrétâtes établit des lois, les
Phéniciens auraient-ils voulu en perpétuer le souvenir,
en employant parmi ces cérémonies cette plante funeste,
à la honte d'une Déesse dont les larmes avaient
peut-être été causées par un accident
fatal à sa tendresse.
Pour ne rien laisser à
expliquer dans les cérémonies de cette fête, il
est bon de remarquer qu'on entendait de tous côtés des
pleurs et des gémissements qu'une triste et lugubre musique
accompagnait. Ces lamentations s'appelaient "Adoniasmos",
au rapport de l'auteur du grand Etymologicon,119 les cantiques funèbres "Adonidia", comme le dit
Proclus, et les flûtes qui les accompagnaient "Gingrinae",
comme nous l'apprennent Pollux et Athénée120.
C'était, au rapport de Zénophon, une espèce de
flûte dont se servaient les Phéniciens, longue
d'une palme, et qui rendait un son fort lugubre121.
Festus a cru qu'elle avait pris ce nom, parce qu'elle imitait le son
des canards "a gingriendo" ; et si cela était,
l'accompagnement aurait été fort bizarre ; mais Athénée
et Pollux se sont plus approchés' de la vérité,
en disant que ce nom était Phénicien, et que c'était
un de ceux que ce peuple avait donnés à Adonis. Ces
auteurs en sont demeurés là ; mais Bochart122 en a développé l'étymologie qui a rapport à
celui d'Adonis ou de "Seigneur", donné à
cette fausse Divinité par tous les peuples qui l'ont connue.
Les Phéniciens le nommaient Adonaï, les Grecs Kyris ou
Kyrios, etc ...
Je ne dirais rien ici des honneurs
que lui rendait la ville
de Dio en Macédoine, ni du temple qu'on lui avait bâti,
sans une particularité qui mérite quelque attention.
Hercule, passant auprès, fut invité d'y entrer
pour assister à la fête d'Adonis ; mais ce héros
se moqua des habitants et dit ces mots, qui devinrent dans la
suite un proverbe : "ouden ieron", "nihil sacrum".
Comme s'il avait voulu faire entendre qu'Adonis n'avait jamais mérité
d'être mis au rang des Dieux. St c'est là, à mon
avis, un des plus beaux endroits de la vie d'Hercule. Car si l'on
doit honorer la mémoire de quelqu'un, c'est sans
contredit de ceux qui, par leurs travaux et par leurs conquêtes,
ou plutôt par les découvertes utiles, ont rendu
d'importants services aux hommes ; et non pas un jeune efféminé
connu seulement par l'amour d'une Déesse insensée, dont
les galantes aventures devaient bien plutôt être
ensevelies dans l'oubli que d'être immortalisées par des
fêtes qui en rappelaient le souvenir.
Il ne me reste enfin, pour finir
l'explication de toutes les circonstances du culte d'Adonis, qu'à
rechercher la raison pourquoi dans ces fêtes on faisait
succéder la joie à la tristesse ; et la chose serait
bientôt faite, si les Mythologues n'étaient venu
répandre une obscurité mystérieuse sur un sujet
qui était tout simple. Le peuple allégoriste ne
s'accommode guère d'un sens naturel et historique qui se
présente de lui-même ; il s'applaudit d'une explication
mystique, quoi-que souvent sans fondement ; parce que la
recherche lui en a beaucoup conté. Phumutus, Lactance,
Macrobe123 et quelques autres se sont efforcés de prouver qu'Adonis
n'étant autre chose que le Soleil, les mystères qu'on
célébrait à son honneur devaient s'y rapporter.
Ils ont dit que la mort d'Adonis
marquait 1'éloignement du soleil pendant l'hiver et la joie de
le voir ressuscité figurait le retour de cet astre qui, après
avoir parcouru les signes méridionaux et être
descendu, pour ainsi dire, dans le royaume de Pluton, marqué
par le pôle qui nous est opposé, revenait au bout de six
mois vers ceux du Septentrion et ramenait, avec les beaux jours, la
joie et l'allégresse. Ces auteurs ajoutent que c'était
pour cela qu'on avait heureusement imaginé que Proserpine
avait voulu retenir Adonis dont elle était amoureuse et que
Vénus, voulant aussi le posséder, Jupiter avait
remis la décision de ce différend entre les mains de
Calliope, qui avait décidé qu'Adonis serait six
mois en enfer et six mois sur terre. En quoi, Jupiter, pour le dire
en passant, n'était guère avisé et la Muse peu
habile en fait de galanterie ; un amant ne se partage pas ;
aussi les deux Déesses furent également piquées
de ce jugement et il en coûta la vie à Orphée,
fils de cette Muse novice. On avait ajouté, continuent nos
allégoristes, qu'un sanglier avait causé la mort
d'Adonis, parce que cet animal est le symbole de l'hiver ;
"Hyems veluti vulnus est solis, dit Macrobe, quae et lucem ejus
nobis minuit et calorem, quodL utrumque animantibus accidit morte".
D'autres prétendent qu'Adonis marquait le grain qui est
renfermé pendant six mois dans les entrailles de la terre,
comme s'il était entre les bras de Proserpine qui en est la
Déesse, d'où il venait voir sa chère Vénus,
lorsqu'il commençait à paraître.
Mais ne prêtons-nous pas trop
d'esprit aux premiers inventeurs des cérémonies et des
fêtes, gens grossiers et de bonne foi, qui n'avaient d'autre
but que de rappeler le souvenir des événements qui y
avaient donné lieu. Le Soleil, pour s'éloigner pendant
l'hiver, descend-il aux enfers! Abandonne-t-il les hommes
surtout dans la Syrie et la Phénicie, où les hivers
sont si courts et quelquefois plus supportables que les étés
? Si c'étaient des Lappons ou des Sibériens qui eussent
constitué cette fête, on pourrait croire que l'absence
totale du Soleil les y aurait portés ; mais on ne saurait se
le persuader des Asiatiques qui jouissent toujours d'un ciel si
serein et où l'inégalité des jours n'est même
pas fort considérable. D'ailleurs, si ce système
était vrai, il aurait fallu célébrer deux fêtes
d'Adonis dans des temps différents de l'année, et à
six mois l'une de l'autre; au lieu qu'on n'en célébrait
qu'une et dans un mois éloigné des équinoxes,
qui auraient mieux marqué le moment où le soleil
commence à s'éloigner ou à s'approcher de notre
pôle.
J'aime donc mieux croire que le
fondement de cette double cérémonie était
tiré de la tradition qui portait qu'Adonis ne mourut point de
la blessure qu'il avait reçue sur le mont Liban et que le
Médecin Cocutus le guérit contre toute sorte
d'apparence. Car c'est en ce sens que Ptolémée, fils
d'Héphestion, prend ce vers grec de l'Hyacinthe d'Euphorion :
"Kokytos monos ton apheixea nipsen Adonin" où il est
dit que ce Médecin, disciple de Chiron, lava seul la plaie
d'Adonis, c'est-à-dire qu'il fut le seul qui fut employé
à une cure si difficile ; autrement ce vers n'aurait aucun
sens raisonnable. On regarda cette guérison comme une espèce
de miracle ; et dans les transports d'allégresse, on disait
sans doute que ce prince était ressuscité, qu'il était
sorti des enfers ; expression métaphorique assez ordinaire
dans ces sortes d'occasions, comme dans les livres de l'Ecriture
Sainte. Il est vrai que la plupart des anciens, surtout des
Latins, ont cru qu'Adonis était mort de la blessure ; mais
quelques auteurs Grecs nous apprennent qu'il n'en mourut pas ; ce
qu'ils ont toutefois exprimé d'une manière poétique,
en disant, comme on peut le voir dans Théocrite, que les
Heures ramenèrent Adonis de l'Achéron, après
qu'il y eut demeuré douze mois ; ce qui veut dire sans doute
que ce prince ne guérit qu'au bout d'un an ; et que les
Heures, c'est-à-dire le temps et les saisons, (car c'est la
propre signification du nom que les Grecs donnent à ces
Déesses), le rendirent enfin à la chère Vénus.
Et si on ne prend point dans ce sens-là les vers de Théocrite,
il faudra toujours que le système des mythologues tombe ;
puisqu'il détruit l'idée du partage que le soleil fait
des deux hémisphères, en faisant, demeurer Adonis un an
chez Proserpine, c'est-à-dire, sans tant de façons,
entre les bras de la mort. Ainsi on peut croire avec beaucoup de
raison que le deuil de Vénus, à la première
nouvelle de la blessure d'Adonis, fut si grand, que le bruit se
répandit dans toute la Phénicie que ce prince était
mort. On le pleura, comme tel tant qu'il fut en danger et l'on ne
commença à se réjouir que lorsqu'il fut
entièrement guéri. Double circonstance dont on
conserve le souvenir dans; les deux parties de la cérémonie
qu'on institua à ce sujet. Car on sait bien que les grands
événements donnaient lieu à l'établissement
des fêtés comme l'histoire sainte et profane nous
l'apprennent.
Mais, comme je ne prétends pas
ici gêner personne, et qu'il est très libre dans ces
matières de ne point prendre le parti dont je suis ; si l'on
s'obstine à croire qu'Adonis mourut de la blessure je dirai,
pour rendre raison de cette joie qui succédait à la
tristesse au dernier jour de la fête, que l'on voulait
signifier par-là que ce prince, ayant été mis au
rang des Dieux, ne laissait plus aucun sujet de s'affliger et,
qu'après avoir pleuré sa mort, on devait se réjouir
de son apothéose. Les prêtres qui n'auraient pas
trouvé leur compte à une tradition qui portait que le
Dieu qu'ils servaient avait été sujet à la mort
tachèrent dans la suite d'en cacher l'origine au peuple et
inventèrent des explications allégoriques que je
viens de réfuter. Et voilà, pour le dire en passant, ce
qui doit nous persuader que le fond des fables et des mystères
du paganisme était historique et que les sens mystiques qu'on
y a ajoutés dans la suite n'étaient que l'ouvrage de
quelques prêtres intéressés, où les
ressources des philosophes, qui se trouvaient: pressés
par les Pères de l'Eglise qui leur reprochaient à tous
moments que les Dieux qu'ils honoraient n'avaient été
que des hommes sujets, comme eux, à la douleur et à la
mort, crurent, avec le secours de ces fictions ingénieuses,
débarrasser le système de leur religion de ce qu'il
avait de plus grossier : ce qui porta, dans; la suite, beaucoup de
confusion dans la fable et dans l’intelligence des mystères
du paganisme, qui devinrent, pour ainsi dire, "mixtes"
s'adressant en partie au héros, qui en était le
premier objet, et aux astres, dont ils devinrent les symboles.
Car je ne nie pas qu'on ait fait, dans la suite des temps, quelque
allusion au soleil dans les fêtes d'Adonis : comme il me
serait très aisé de le prouver. Mais, comme mon dessein
a été de remonter à la source de la fable, je
n'y ai rien vu que les monuments que l'amour et la
reconnaissance avaient laissés à l'honneur d'un prince
chéri. Finissons par une réflexion judicieuse de
Cicéron124 qui déplore l'aveuglement de ceux qui, ayant mis leurs grands
hommes au nombre des Dieux, en célébraient le
culte avec tant de tristesse et de pleurs : "Quid absurdius quam
… homines jam morte deletos reponere in Deos, quorum omnis cultus
futurus esset in luctu !".
Ainsi se termine l'enquête
précieuse de l'Abbé Banier, enquête à
laquelle se rattachent toutes les études ultérieures
sur Adonis, en particulier celle de Ch. Vellay. Mais, avant de
l'aborder, nous voudrions citer un autre texte aussi intéressant
que celui de l'Abbé Banier, mais cette fois-ci à propos
des "Jardins d'Adonis", écrit en 1851 par Saoul
Rochette.
B - Mémoire
sur les "jardins d'Adonis" de Raoul Rochette125
le mémoire de R. Pochette nous
apparaît encore plus systématique que celui de l'Abbé
Banier, bien que le sujet ne soit pas le même. Pochette nous
étonnera par l'abondance de sa bibliographie qu'il emploie à
l'appui de son sujet.
Rien en réalité ne lui échappe. Maie ce que,
nous, nous lui reprochons, c'est sa complète confiance aux
témoignages des auteurs anciens, comme Platon et les autres
qui considèrent les "Jardins d'Adonis" comme une
chose "notoire et vulgaire".
Voyons de près ce que Rochette
nous dit :
"Dans le Mémoire que
notre savant confrère, M. Bureau de Lamalle,
a lu récemment à 1'Académie126 et où il cherchait à prouver que les "serres
chaudes" avaient été connues de l'antiquité
grecque, il n'a employé, pour appuyer cette thèse, que
le fait des "Jardins d'Adonis" et il ne s'est fondé,
pour la notion qu'il en a donnée, que sur des textes pris dans
ce qu’il a appelé les "Dialogues métaphysiques" :
le "Phèdre" de Platon127 et les "Césars" de Julien128 et dans la "vie d'un Charlaton"129,
en y joignant un passage de l'"Histoire des plantes"
de Théophraste130.
La discussion qui a eu lieu, à la seconde lecture du Mémoire
de notre confrère, a dû lui apprendre qu'il existait
bien d'autres témoignages classiques qui avaient rapport aux
"Jardins d'Adonis" et qui tendaient à en donner une
idée toute différente de celle qu'il s'en était
faite, en y voyant une simple notion»de jardinage au lieu d'une
fête religieuse, d'un caractère symbolique, qui domine
le fait matériel de la célébration. Mais, sans
toucher à ce côté de la question des "Jardins
d'Adonis", qui n'a pas été mis en discussion,
c'est aussi sur le point unique traité dans le Mémoire
de notre confrère que je viens, à mon tour, après
avoir pris part à cette discussion, fournir des explications,
comme je m'y suis engagé, et je commencerai par donner
quelques éclaircissements sur la question des "serres
chaudes" de l'antiquité romaine, qui a été
introduite, à la dernière séance, par un autre
de nos savants confrères et sur laquelle l'heure avancée
ne m'a point permis de m'expliquer sur-le-champ de vive voix.
L'objet
de ces observations, présentées par écrit, était
de montrer que les Romains avaient, au moins à partir du
siècle d'Auguste, fait usage de "serres chaudes"
pour se procurer, à l'aide d'une chaleur artificielle, des
légumes et des fruits que leur refusait la saison
d'hiver.
Or, il semblerait qu'une conséquence
de cette notion, qu'on croyait démontrée par des textes
de Columelle, de Pline, de Martial et de Sénèque,
serait d'admettre qu'une pratique, qui avait été si
familière aux Romains, avait bien pu ne pas rester étrangère
aux Grecs : et c'est cette conséquence que je veux d'abord
m'attacher à combattre, bien qu'elle n'ait pas été
exprimée par notre confrère, parce qu'elle pourrait se
présenter à l'esprit d'autres personnes et influer sur
l'idée qu'on se ferait des "Jardins d'Adonis".
Après avoir réfuté
l'opinion de l'existence des "serres chaudes" dans
l'antiquité romaine et qui ne repose, d'après lui, sur
aucun témoignage, Pochette passe au sujet qui nous intéresse
en disant; "Après ces explications préliminaires
sur ce qui a été dit au sujet des "serres chaudes"
de l'antiquité romaine, j'arrive aux "Jardins
d'Adonis" de l'antiquité grecque ; et je vais tâcher
d'en exposer la notion dans les ternes les plus précis et les
plus exacts qu'il me sera possible.
A Athènes., à Argos, et
dans les autres villes grecques où
l'on célébrait les "Adonies", ce que l'on
appelait les "Jardins d'Adonis", et ce qui avait donné
lieu à un "proverbe", dont il nous est parvenu une
foule de témoignages, consistait en plantes d'une certaine
espèce, d'une nature tendre et délicate, d'une
existence passagère, qui levaient promptement et qui mouraient
de même et qu'on semait dans de petits pots de terre. C'est
uniquement le "proverbe" attique des "Jardins
d'Adonis" qui nous a conservé la connaissance de cette
particularité de la fête des Adonies. Les auteurs
anciens, qui ont parlé des "Jardins d'Adonis",
n'en font mention qu'en raison de l'intention qui s'y attachait
et dont le proverbe était l'expression populaire. Or, c'est là
une considération qui paraît avoir tout à fait
échappé à notre savant confrère, M.
Bureau de Lamalle, et qu'on ne doit pourtant pas perdre de vue, quand
on veut se rendre bien compte du caractère de ce trait des
moeurs attiques, qui n'a rien de commun avec l'art du jardinage, qui
en exclut même l'idée. Voici, en effet, dans quels
termes les grammairiens, grecs, qui nous ont transmis le proverbe
attique, nous en expliquent l'intention. Je rapporterai leur texte
sans l'accompagner presque d'aucune remarque, tant il peut se
passer de commentaire.
Zénobius131 dit "Tu es plus stérile que les Jardins d'Adonis ; c'est
un proverbe qui se dit de ceux qui ne peuvent produire rien de mâle
et de généreux ; Platon en fait mention dans le Phèdre.
Ces jardins d'Adonis consistaient en plantes qu'on semait dans des
vases d'argile, qu'on ne laissait pousser "que jusqu'au vert"
et qu'on jetait dans les fontaines, après les avoir exposées
dans la pompe funèbre du dieu.
Voilà bien l'idée de ces "Jardins"
exprimée dans toute sa vérité avec l'intention
du "proverbe", qui en était la moralité, et
avec la circonstance caractéristique que ces plantes
superficielles, qui n'avaient pas de vie et de durée, ne
poussaient "que jusqu'au vert".
Suidas, au même mot132,
explique le proverbe de la même manière. Macarius, dans
sa collection de "Proverbes"133,
reproduit aussi la même explication, sans y rien ajouter.
Voici maintenant ce que dit un autre
paroemiographe, Diogenianus134,
"les "Jardins d'Adonis", cela se dit de tout ce qui
n'est pas de saison et qui n'a pas de racine ; attendu qu'Adonis,
objet de la passion de Vénus, selon la fable, étant:
mort avant l'âge, les sectaires de ce culte, qui plantaient
dans des vases d'argile des "Jardins" promptement flétris,
parce qu'ils manquaient de racines, leur donnaient le nom
d'Adonis" … "A ces grammariens, dont les explications ne
peuvent laisser aucun doute sur la pensée du proverbe, ni
conséquemment sur la nature des "Jardins d'Adonis",
je joindrai le témoignage d'Eustache qui confirme ces
explications, en y ajoutant des particularités neuves et
curieuses ; voici ce qu'il dit des "Jardins d'Adonis", dans
son commentaire sur Homère135 :
"Se dit de ce qui est "stérile" et de "courte
durée". Effectivement, ces jardins sont des plantes qui
lèvent promptement dans un pot de terre, ou dans une
corbielle136,
ou dans toute espèce de panier, qu'on jette à la mer et
qui y disparaissent, par une certaine ressemblance avec la mort
prématurée d'Adonis".
Maintenant que cette notion des
Jardins, consistant en plantes épéhmères, semées
dans des vases de terre ou dans des paniers, se trouve établie
d'une manière qui ne comporte pas la moindre incertitude,
il faut voir quelles étaient les plantes mêmes qu'on
semait dans ces Jardins. Le Scholiaste de Théocrite nous
apprend que c'était du "froment" et de l'"orge"137.
Hessychius y ajoute du "fenouil" et de la "laitue",
avec plusieurs sortes de fruits qu'il ne désigne pas d'une
manière spéciale138 mais qui étaient probablement des "pommes" et des
"poires"139.
Quant aux plantes, il es-t certain que la "laitue"
était celle qui figurait le plus habituellement dans les
"Jardins d'Adonis", par des raisons tirées de
certaines propriétés de cette plante potagère, à
laquelle nous savons, par le témoignage d'Athénée140,
que les poètes comiques se plaisaient à faire souvent
allusion. Le choix de la "laitue" se rapportait à
une tradition mythologique, qui avait certainement sa source
dans la légende orientale, suivant laquelle Vénus
aurait placé "le corps d'Adonis mort sur un lit de
laitue"141 et, de là, le nom d'"Adonéis" donné à
la laitue142.
Les grammairiens confirment cet emploi qui se faisait de la laitue143,
aussi bien que du "fenouil", pour les Jardins d'Adonis ; en
sorte que, sur ce point encore, il ne saurait rester aucun doute.
Ainsi donc, le blé, l'orge, la laitue et le fenouil étaient
les plantes qu'on semait dans les Jardins d'Adonis ; M. Creuzer y
ajoute l'"anémone"144,
mais sans citer aucun témoignage classique ; car celui de
Pline, dont il semble s'autoriser, n'a rapport qu'à une
propriété de l'anémone, d'accord avec son nom,
et nullement aux "Jardins d'Adonis" ...
Un autre trait de la célébration
des Adonies, dont je crois avoir été le premier à
faire usage, ne pouvait que me confirmer dans cette pensée
(l'exclusion de l'idée des serres chaudes), par la notion
qu'il nous fournit que ces "Jardins d'Adonis" se plaçaient
sur le toit des maisons attiques. C'est, en effet, une circonstance
qui nous est indiquée par un vers d'Aristophane145.
Notre savant confrère, M. Bureau de Lamalle, ne semble pas
attacher beaucoup d'importance à ce culte d'Adonis, qui
s'accomplissait sur les maisons d'Athènes ...
En réunissant les traits
divers de la célébration des Adonies que nous offre cet
intéressant passage de la "Lysistrate d'Aristophane",
on voit que le culte d'Adonis, "Adouniniasnos",
s'accomplissait sur les toits ; ce qui avait lieu, non seulement
par le fait de l'exposition des Jardins d'Adonis en cet endroit,
comme le dit le scholiaste, mais encore par la "présence
des femmes" elles-mêmes, que le comique nous représente
debout sur le toit de leurs maisons, se livrant à toutes les
démonstrations de leur douleur, "pleurant Adonis",
et se "frappant le sein" de manière à couvrir
du bruit de ces lamentations la voix des orateurs athéniens.
Or, c'est précisément là la scène que
décrit Plutarque, dans l'endroit de sa "vie d'Alcibiade"146 où il nous montre les petites statuettes d'Adonis mort,
couchées sur un lit funèbre, autour duquel se tenaient
les femmes, se frappant la poitrine et poussant, des lamentations.
Ces sortes de figurines d'Adonis mort, étendu sur un lit
funèbre, sont indiquées dans le passage d'Ammian
Marcellin147 où il est question de la fête d'Adonis à
Antioche. Elles se faisaient en cire ou en terre cuite148 et on les peignait en rouge, de manière à imiter le
corail, d'où vint le non "Korallion" dont on se
servit pour désigner ces: "statuettes" d'Adonis, et
celui de "Korallion plastai" donné à toute
une classe d'artistes subalternes qui les exécutaient. De
plus, l'exposition de ces figurines l'Adonis mort était
accompagnée de celle des Jardins que l'on disposait sans doute
tout autour du lit funèbre ; c'est ce qui résulte des
"lettres" d'Alciphron149,
où une Héroere, invitant une de ses amies à
venir célébrer en commun les Adonies, lui recommande
t'apporter le "petit jardin" et la "figurine";
d'où il résulte bien que l'un ne se séparait pas
de l'autre. Tous ces témoignages s'accordent pour nous
donner la même notion, c'est à savoir que les
célébrations des Adonies, dans la réunion des
circonstances que nous en connaissons, s'accomplissait sur "les
toits en terrasse" des maisons attiques.
Je reviens maintenant au texte
d'Aristophane, dont il m'est permis de penser qu'on ne contestera
plus ni la portée, ni la valeur. C'est en se fondant sur ce
témoignage que j'avais cru
pouvoir proposer150,
sur un passage de la "Vie d'Apollonius" de Philostrate151,
une correction que je maintiens plus que jamais, car elle me paraît
facile, naturelle et légitime à tous égards.
Mais, qu'on admette ou non cette correction, le fait que les "Jardins
d'Adonis" s'exposaient "à l'air" sur les "toits
en terrasse" des maisons attiques, n'en demeure pas moins
indubitable ; et par là s'explique une notion à
laquelle on ne parait; pas' avoir fait attention : c'est la manière
dont Suidas explique les "Jardins d'Adonis" en les
appelant les "jardins suspendus" ou "élevés
en l'air"; évidemment, le grammairien eut en vue ces
jardins d'Adonis placés "sur les toits" des
maisons d'Athènes. Mais cette notion mal comprise a été,
de la part de Pline, l'objet d'une de ses erreurs qui ne se
rencontrent que trop souvent dans son livre, d'ailleurs, si plein de
faits, si intéressant et si utile ; c'est dans l'endroit où
Pline revenant, comme il le dit, à la culture des jardins et
rappelant, les merveilles que l'antiquité avait admirées
en ce genre, cite les "Jardins des rois Adonis et Alcinoüs",
qu'il met à côté des "Jardins suspendus",
ouvrage de Sémiramis ou de Cyrus152.
Le- seul rapprochement des noms des rois Adonis et Aloinous montre à
quel point Pline était loin du mythe d'Adonis ; en même
temps que la notion des "Jardins suspendus d'Adonis",
"horti pensiles", lui suggère la comparaison avec
les "Jardins suspendus de Babylone" ; et il devient clair
que c'est cette notion mal comprise des "Jardins suspendus
d'Adonis" qui a produit, sour la plume de l'auteur latin, cette
malheureuse assimilation des "Jardins d'Adonis" avec ceux
de Sémiramis.
Maintenant que je crois avoir
suffisamment éclairci la notion des Jardins d'Adonis, en la
réduisant à ses véritables termes, il me reste à
montrer de quelle manière l'entendaient les auteurs grecs qui
en ont parlé, toujours en faisant allusion au "proverbe"
dont nous connaissons maintenant la signification. A la tête de
ces auteurs, se place certainement Platon, à la fois par l'âge
et par l'importance littéraire ; car son témoignage est
le plus ancien et le plus grave que nous possédions sur
l'usage du "proverbe" attique des Jardins d'Adonis. C'est
dans l'endroit de son "Dialogue du Phèdre", où
il parle de ces écrits, produits sans savoir et sans étude,
qui ne brillent que d'un éclat passager et qui n'obtiennent
qu'un succès éphémère, que Platon est
amené à parler des "Jardins d'Adonis" ; car
la pensée que je viens d'exprimer est précisément
celle d'un auteur grec inconnu dont Stobée nous a conservé
le passage.
Voici donc ce que dit Platon153:
"Crois-tu qu'un laboureur sensé, pour les semences dont
il prendrait soin et dont il voudrait obtenir des fruits, les
déposerait sérieusement en été dans des
"Jardins d'Adonis", charmé de les voir fleurir en
huit jours, au lieu de ne faire ce qu'il ferait que par "jeu"
et à l'occasion d'une fête, tandis que, pour les
plantations qu'il fait en raison de son expérience agricole,
semant en temps opportun, il se contente de voir la maturité
arriver dans le huitième mois ?"
C'est toujours dans le même
sens, par manière de parler proverbiale, que Plutarque
fait mention des "Jardins d'Adonis" dans un passage d'un de
ses "Traités", où il compare les "âmes
éphémères et promptes à se dissiper"
que nous aurions reçues d'un dieu vain et frivole, à
ces "Jardins d'Adonis" que les femmes cultivent dans des
"pots de terre"154 ... Sur tous ces, points, l'opinion des éminents critiques,
qui se sont occupés des "Jardins d'Adonis" au sujet
du "proverbe" attique, (Spanheim155,
Valkenaër156,
Toup157,
Wytteenbach158,
Bast159,
Kiessling160,
etc...), est unanime et formelle.
Un autre point qu'il ne me paraît
pas moins important de fixer
avec toute certitude, c'est que les "Jardins d'Adonis"
étaient préparés par les "mains des
femmes". A cet égard, la plupart des témoignages
classiques que j'ai rapportés s'expliquent péremptoirement161.
Le culte d'Adonis, à Athènes et dans les autres villes
de la Grèce, comme dans celles de l'Orient où il se
célébrait, était essentiellement un culte de
"femmes", surtout de celles de la condition d'"Héroeres"
ou de "courtisanes"162 ... Et quant à la difficulté que l'on pourrait trouver
à ce que des céréales, telles que le "froment"
et l'"orge" pussent arriver en "huit jours" au
degré de végétation indiqué par les
grammairiens, j'avoue que cette difficulté n'a rien de réel
pour moi, en présence de cette circonstance, que les "Jardins
d'Adonis" se semaient "au mois de juin", où la
chaleur du soleil est si forte à Athènes. Mais je
rappelle, à cette occasion, un fait curieux qui a été
rapporté par M. de la Maraora163;
c'est que la commémoration des "Jardins d'Adonis"
s'est conservée en Sardaigne au moyen d'une fête qui se
célèbre à la Saint-Jean, au 24 juin, et qui
consiste en ce que l'on plante, vers la fin de mai, dans un muid de
liège rempli de terre, du blé qui doit être en
pleine végétation pour la nuit qui précède
la Saint-Jean. Ce trait curieux de la permanence d'anciens usages
dans les habitudes populaires a été justement signalé
à ce titre par M. Creuzer164;
et il est certain aussi pour moi que cette fête chrétienne
de la Sardaigne est une tradition non attique mais phénicienne
des "Jardins d'Adonis". Mais ce que j'y remarque surtout,
c'est que, si le blé semé à la fin de. mai peut
être en végétation pour le 25 juin, sous le
climat de la Sardaigne, de l'orge et du blé semée à
Athènes au mois de juin pouvaient bien verdir en huit jours
... le fait que les Adonies se célébraient "en
été" au mois de juin était important à
établir, parce que c'est uniquement, à ce qu'il me
semble, la fausse opinion que cette fête avait lieu à la
"fin de l'hiver" qui, après Boettiger165,
a trompé aussi M. Creuser et qui lui a suggéré
l'idée que la chaleur qui produisait les "Jardins
d'Adonis." pouvait bien être une chaleur artificielle,
obtenue dans l'intérieur des maisons166;
et de là, sans doute, il n'y avait pas loin à l'idée
de "'serres chaudes" ... C'est là tout ce que je
puis avoir à dire sur le fait matériel des "Jardins
d'Adonis", où l'on faisait, verdir du blé et
de l'orge, à Athènes, en huit jours ; car, si l'on
trouve des difficultés physiques à ce fait, je déclare
que je l'admets en toute confiance, d'après le témoignage
des auteurs anciens, Platon et les autres, qui l'exposent comme une
chose notoire et vulgaire. Je ne suppose pas que ces auteurs aient pu
se tromper, ou être trompés, sur un fait de cette nature
; dans ce cas-là même, je consens à être
trompé comme eux. J'accepte, sur la foi de garants antiques,
cette situation, qui n'a rien de fâcheux pour un antiquaire ;
et, en dernière analyse, je me tiens sur le terrain de la
philologie, sans entendre me placer sur celui du jardinage ... Mais,
en finissant, je remercie notre savant confrère, M. Dureau de
Lamalle, de m'avoir fourni cette occasion d'éclaircir un trait
curieux des moeurs antiques, qui avait encore besoin d'être
expliqué et qui a été l'objet de plus d'une
méprise chez les modernes et même chez les anciens.
Ainsi se termine l'étude de M.
Rochelle. Comme on l'a déjà dit, cette étude est
un véritable "document" indispensable à la
compréhension du deuxième volet du mythe d'Adonis qui
est celui des "Jardins: d'Adonis". Il faudrait, peut-être,
signaler, avant de passer à l'étude de Vellay,
qu'inconsciemment il nous a été fourni, à
travers ce texte, des renseignements majeurs; et fort intéressants
pour l'élaboration de notre thèse, surtout en ce qui
concerne la thème des jardins "pensiles",
"suspendus" expliqué autrement par M. Rochette.
C - Le
culte et les fêtes d'Adonis-Thammouz dans l'orient antique par
Charles Vellay167
II est vrai que l'oeuvre de Vellay est la plus complète
entre toutes les: études déjà faites sur Adonis.
La première partie, à part l'introduction, est formée
de trois chapitres : le premier traite de "la légende
d'Adonis" en général, le deuxième de
"l'exode du culte" de l'Assyrie en Occident à
travers Eyblos, le troisième, qui fera l'objet de notre
recherche, est intitulé "la symbolique du Mythe et
du Culte".
La deuxième partie est divisée
en quatre chapitres. Elle traite des "fêtes d'Adonis".
"Le rôle historique des Adonies" et "la
célébration des Adonies" sont les titres du
premier et du second chapitres. "Le culte phallique dans les
fêtes d'Adonis" en est le troisième. Le
quatrième chapitre "les survivances du culte et des
fêtes d'Adonis" tient une place particulière dans
l'oeuvre de Vellay, nous en reproduirons une grande partie.
La troisième et la dernière
partie, sur"les monuments du culte d'Adonis", intéresse
plus l'archéologue que le mythologue. Elle est formée
de trois chapitres. Le premier traite de la "staruaire"
d'Adonis, le second des "vases, des miroirs et des peintures
murales" représentant, les scènes du mythe dans
divers pays. La troisième parle du mythe d'Adonis considéré
comme symbole funéraire sous le titre de "monuments
funéraires". Puis viennent la "conclusion" sur
la "conception synthétique d'Adonis-Thammous" et sur
le "réalisme de son culte" et le "caractère
universel et absolu du dieu" et l'appendice contenant "une
partie de la cosmogonie de Sanchoniathon, d'après Eusèbe
de Césarée (préparation Evangélique), le
rôle du sanglier (symbolique) dans le mythe d'Adonis et
dans les autres mythes orientaux (traduction d'un fragment de
"Die phénizer" de Movers, I, VII)", puis une
note sur le "blé de Sainte-Barbe" et, en quatrième
lieu, vient une note sur "la nomenclature des principaux
monuments relatifs au culte d'Adonis-Thammouz". Ainsi se termine
l'oeuvre de Vellay.
Notre but n'est pas de reproduire les
trois cent quatre pages que compose le livre de Vellay mais, d'une
manière précise, d'évoquer les "points
forts" de sa recherche qui, d'ailleurs et à plusieurs
égards, n'est que le développement de la thèse
de Banier. Nous suivrons, dans la mesure du possible, l'ordre qu'il a
suivi dans sa recherche. Toute sa thèse tourne autour de cette
idée principale : "Adonis, expression de l'Orient, est le
Soleil qui se lève et qui se couche en Occident",
Après avoir dressé le
tableau de la migration du Thammouz babylonien jusqu'à Byblos,
Vellay remarque l’insuffisance des sources phéniciennes à
propos du mythe d'Adonis. Les sources grecques ne parlent que
d'Adonis, altération d'Adôn (Seigneur), invocation qui
cache le vrai nom du Dieu solaire, Thammouz. Depuis Panyasis, le
premier auteur grec à avoir cité le nom d'Adonis,
Jusqu'à Ovide, les versions de la légende d'Adonis
n'ont fait que se multiplier. Mais, malgré les divergences de
ces récits, la vraie identité du dieu oriental n'a
pas été perdue. "Ces divergences, en effet, ne
sont pas nées au hasard. Souvent, elles indiquent l'influence
de la pénétration d'un mythe analogue à celui
d'Adonis, souvent aussi elles précisent certains faits
historiques et, par cela même, valent d'être signalées"
… "Car en réalité ces testes sont des guides peu
sûrs. Il est nécessaire de ne les consulter qu'avec
prudence. Dans les récits des écrivains grecs, le mythe
primitif de Thammouz se transforme et se corrompt, des circonstances
essentielles s'effacent et disparaissent, des légendes
nouvelles surgissent, la physionomie elle-même du dieu
s'adoucit et se simplifie jusqu'à abandonner ses traits les
plus caractéristiques".168
"C'est de Byblos après
tout que le culte
émigré à Chypre, puis en Grèce, en
Egypte, dans les colonies phéniciennes de Carthage, Sicile,
l'Ibérie, puis à Rome"169.
Après avoir rétabli
1'exacte signification du mot "Adonis" que les Grecs ont
mal compris, Vellay rejette l'objection de Renan à propos
de l'identification d'Adonis-Thammouz. "Le culte d'Adonis,
d'après Renan, paraît renfermer à l'état
de combinaison syncrétique deux éléments fort
divers : 1°- le culte du Dieu suprême de Byblos (Adonaï)
; 2°- le culte orgiastique de Thammouz, culte bizarre, fort
antique, et, ce me semble, d'une provenance non sémitique,
mais correspondant à un ordre d'idées et de sensations
fort en harmonie avec le Liban" … "Le charme infini de la
nature du Liban y conduit sans cesse à la pensée de la
mort, conçue non comme cruelle, mais comme une sorte
d'attrait dangereuse où l'on se laisse aller et où l'on
s'endort. Les émotions religieuses y flottent ainsi entre
la volupté, le sommeil et les; larmes. Encore
aujourd'hui, les hymnes syriaques, que j'ai entendu chanter en
l'honneur de la Vierge, sont une sorte de soupir larmoyant, un
sanglot étrange"170.
Mais, selon Vellay, il ne s'agit là,
de la part de Renan, que d'une simple impression "qui ne me
semble confirmée ni par les textes, ni par les découvertes
historiques. St Jérôme, assez bien placé pour
juger de la question, atteste sans hésitation, dans une lettre
à St Paulin en trois cent quatre vingt seize, l’identification
d'Adonis et de Thammouz. "Bethléem, dit-il, qui est pour
nous aujourd'hui le lieu le plus auguste de toute la terre, fut
ombragé jadis par un bois sacré de Thamnouz, s'est à
dire d'Adonis ; et, dans la grotte où le Christ petit enfant a
vagi, on pleurait l'amant de Vénus"171.
Ce même auteur, dans son "commentaire sur Ezéchiel",
nous dit aussi ceci ; "Celui que nous appelons Adonis et que les
hébreux et les Syriens appellent Thammouz …"172.
D'autre part, ajoute Vellay, si l'on admet que le culte de Thammouz
est un culte spécialement libaniote, comment expliquer alors
le récit des livres sabéens relatif à ce
Thammouz qui fut pleuré par les dieux réunis dans le
temple du Soleil, à Babylone? Il rappelle aussi le mythe
d'Istar, la déesse Chaldéenne, dont la parèdre
se nomme Doumouzi, nom qui s'apparente étroitement à
celui de Thammouz, de même que les deux mythes se joignent
et se confondent. F. Lenormant a déjà établi
les rapports entre ces deux noms; de la même divinité
depuis 1878173.
Il faut songer encore à la légende mythique, venue
d'Egypte, à une époque postérieure, et qui
faisait du pilote Thamus le héros d'une aventure divine. Il
serait aisé, ajoute Vellay, de multiplier les preuves et; les
textes de toutes sortes qui infirment l'opinion de Renan. Car, dès
l'origine, et Renan le sait, nous trouvons ce nom d'Adonis
appliqué même à des rois pour marquer la
suprématie de leur rang. Rien ne rappelle par
conséquence, selon Vellay, une divinité spéciale
et, si plus tard le Thammouz giblite n'a été désigné
et adoré la plupart du temps que sous cette seule dénomination
(Mon), ce n'est qu'un effet naturel de la suprématie que son
culte avait conquise. En le désignant, sous' le nom général
d'Adonaï, il ne pouvait y avoir méprise ; à
travers cette invocation de "mon Seigneur", les fidèles
savaient fort bien à quelle divinité allaient leurs
prières ; et, d'ailleurs, le nom même de Thammouz ne
disparaît qu'à une époque très
postérieure au grand développement du culte de Byblos
au moment même où le dieu prend, dans la mythologie
grecque, la physionomie du jeune héros dont la légende
nous est restée. Il faut donc, semble-t-il, en revenir à
l'identification absolue d'Adonis et de Thammouz. Ce dieu migrateur
venu avec les races Cananéennes du fond de la Chaldée
n'est pas, comme l'affirme Renan, ce dieu suprême qui a suivi
les migrations sémitiques et qui est devenu "Adonaï"
chez les Hébreux, "E1" ou "Adon" à
Byblos, auquel Renan donne une existence spéciale174,
C'est plutôt le Thamnouz babylonien dont la présence et
le rôle dans le mythe d'Istar suffisent à prouver
les origines chaldéennes.
Antérieurement à Renan,
Chwolsohn175
et Corsini176 sont aussi parvenus à séparer Adonis de Thammouz. Mais
la presque unanimité des historiens (Sainte-Croix, Silvestre
de Sacy, Movers, Creuzer, Maury, Jules Sury, Lenormant, etc...),
s'appuyant sur des textes précis et surs, ont définitivement
démontré que ces deux noms doivent être
attribués à une même divinité. Répondant
à ce qu'il appelle "les répugnances de Renan",
Sury dit en ces termes ! "C'est le cas de ne point juger les
vieilles religions de l'humanité avec nos raffinements de
moralistes modernes. D'ailleurs, les dernières découvertes
dans le domaine de l'assyriologie ne permettent plus de douter
que Thammouz., qui donna son nom; à un des mois du calendrier
commun aux Assyro-Babyloniens, aux Syriens et aux Juifs, ne soit le
nom accadien ou post-chaldéen d'Adonis. La signification
primitive de son nom est "Fils de la vie" ; en Chaldée,
comme en Syrie, il était l'époux d'Ishtar"177.
Le mythe d'Adonis, continua Vellay,
enferme, dans une signification très large, plusieurs
interprétations particulières, suivant le
caractère que Von envisage dans le dieu. Il est à la
fois symbole de la puissance solaire178,
le dieu protecteur des expéditions maritimes et le
principe fécond qui fait naître et mûrir les
moissons et les fruits. Pourtant, considéré comme le
Soleil et au simple point de vue astronomique, il est Eshmun, le
huitième des Kabires, considéré comme le dieu
des navigateurs, il est Pugum ; considéré comme le père
des produits de la terre, il est Priape, dont le nom lui-même
signifie en langue phénicienne "père des fruits"
et il donne naissance au culte phallique nommé aussi de son
nom culte priapique ...
Adonis-Thammouz est une image
puissante de cette force intime (le Soleil) qui meut le monde. Son
mythe déborde de signification. Le sens éclate sous
l'enveloppe de la fable. Il est le dieu-Soleil, aux forces
vivifiantes, illuminant les formes ténébreuses de la
terre. Il est l'amour qui enflamme et bouleverse les champs,
immortel, ardent, faisant surgir les fleurs du printemps et les
fruits de l'été, la vertu du soleil déborde de
son coeur universel ; il se répand sur le monde pour
l'aimer et le féconder.
- Les
Adonies
Dans tout le pays où était
parvenu le culte du dieu, depuis Babylone jusqu'aux îles
Baléares, les Adonies avaient peu à peu acquis le
caractère de fête prédominante que les Phéniciens
leur avaient donné dès l'origine. Le culte d'Adonis est
devenu, en quelque sorte, la "religion commune" de tous ces
peuples. Ses fêtes traînaient avec elles, dans les
lamentations des flûtes, l'âme même de l'antique et
radieux Thammouz et elles en répandaient le mythe sacré
dans les nations les plus diverses et les plus lointaines.
Inséparables du culte lui-même, c'était par elles
qu'il se révélait, grandissait et triomphait, dans une
sorte de magnifience, malgré les influences contraires, et
l'on ne peut guère imaginer quel destin obscur et étroit
eût été celui du dieu de Byblos, si le cortège
bruyant et éclatant de ses pleureuses, de ses courtisanes et
de ses prêtres n'avait pas célébré la
commémoration régulière de sa passion, de sa
mort et de sa résurrection179.
Les Adonies de Byblos sont célèbres
entre toutes. De là, de port en port, d'île en île,
les Adonies passèrent la mer, ce fut vraiment la conquête
pacifique du monde ... "De toutes parts, se rendirent à
cette fête sacrée les peuples qui habitaient les îles
que la mer couronne ; ils arrivaient, les uns d'Emonie, les autres
des rivages de Chypre. Aucune femme ne demeura dans les villes
de Cythère. Ceux qui dansent au sommet du Liban parfumé,
les habitants de Phrygie, ceux d'Abydos, ville voisine, tous vinrent
à la fête"180.
A Jérusalem, où Salomon avait introduit le culte
d'Astarté et des divers dieux phéniciens, les femmes
passaient les nuits, selon le rite, à pleurer sur Thammouz, le
long de la muraille du temple181.
L’Orient tout entier connaissait Adonis, dans un grand nombre de
villes, dit Julius Firmicus, s'est prolongée jusqu'à
nos jours la coutume déplorable de pleurer Adonis, considéré
comme l'époux de Vénus182.
Mais, dans ce culte universel, trois villes surtout, par leur
situation géographique et leur importance historique,
religieuse et politique, semblent marquer les trois grands foyers des
fêtes d'Adonis : Byblos, Athènes, et Alexandrie.
- Les
Adonies à Byblos
Byblos est la ville sacrée
d'Adonis ; la légende du dieu et l'histoire de la ville se
confondent et, même à travers les premiers siècles
chrétiens, Byblos demeure le centre de ce culte. C'est donc
là, plus qu'en tout autre lieu, une tradition mémorable
et respectée : le fleuve d'Adonis, le temple, les monts du
Liban concouraient à donner aux fêtes de Byblos une
réalité mythique plus précise et plus vivante.
Comme le mythe d'Adonis est essentiellement
solaire, c'est dans le calendrier des peuples qui l'adoraient qu'il
faut chercher les dates de sa fête. I»e calendrier
syro-phénicien et le calendrier hébreu portent un mois
du nom de Thammouz, qui correspond à juillet et qui formait le
quatrième mois de l'année syro-chaldéenne,
commençant elle-même à l'équinoxe du
printemps, dont Tishrin (octobre) était le premier. A Papbos,
en Chypre, un mois était appelé Aôos, un des noms
d'Adonis. A Célencie, le mois Adonissios tombait à
l'automne et correspondait à août et septembre.
Toutefois, malgré ce mois consacré à Adonis
(juillet-Thammouz), il est difficile de déterminer d'une
façon exacte l'époque des Adonies. La question est très
controversée et les témoignages sont parfois
contradictoires. A Byblos, la fête devait commencer avec
la saison des pluies, qui détrempaient la terre rougeâtre
des rives du fleuve Adonis, qui semblait ainsi s'ensanglanter,
c'est-à-dire vers la fin d'octobre ou le commencement de
novembre. Pourtant le voyageur Mandrell fut témoin du
phénomène le 17 mars183 et Renan au commencement de février184.
A Chypre et dans un grand nombre de villes, la fête de deuil
commençait à l'équinoxe d'automne (23 septembre)
et la fête de la résurrection huit jours après
(1er octobre). Or, dans le calendrier syro-macédonien, le 1er
octobre étant le premier jour de l'année, les Adonies
étaient célébrées durant les huit jours
de l'année, et cette date serait confirmée par les
témoignages d'Ammian Marcellin185,
déclarant que les Adonies se célébraient à
Antioche après l'entier accomplissement de l'aimée, et
de Théocrite, qui met dans la bouche d'une aède ces
paroles significatives : "Après le deuxième mois,
les Heures aux pieds délicats ont ramené Adonis des
bords de 1'Akhéron"186.
C'est encore à l'appui de cette même opinion que vient
s'ajouter un autre texte d'Ammian Marcellin, qui nous rapporte
que l'empereur Julien, arrivant à Antioche à l'automne
pour y passer l'hiver et préparer son expédition contre
les Perses, entendit à son entrée dans la ville les
lamentations des Adonies187.
De son côté, l'auteur du De
Dea Syria affirme
que les grandes fêtes syriennes - et il s'agit là
évidemment des Adonies - avaient lieu au commencement du
printemps : "Mais de toutes les fêtes que j'ai vues,
dit-il, la plus solennelle est celle qu'ils célèbrent
au commencement du printemps. Les uns l'appellent le bûcher
et les autres la lampe"188.
Une troisième opinion, basée sur de nombreux
témoignages, place l'époque des Adonies au solstice
d'été. Maïmonide189 affirme qu'elles se célébraient le premier jour du
mois de Thammouz. Le mois de Thammouz, comparé au calendrier
grégorien, commençait le 25 juin et se terminait le 24
juillet, ce qui place alors la date des Adonies au commencement
de l'été. St Jérôme»est également
fort affirmatif : "Au mois de juin, on célèbre la
mort du beau jeune homme, amant de Vénus, qui, dit-on,
ressuscita ensuite ; on donne son nom à ce mois de juin et on
y célèbre pour lui une fête anniversaire"190.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les Sabéens,
d'après le "Fihrist el-Ulûm", célébraient,
dans le courant du mois de Thammouz, une fête nommée
"El-Buqât", au cours de laquelle les femmes
pleuraient sur la mort du dieu Ta-uz191.
la seule conclusion logique et à
peu près certaine que l'on puisse, en effet, tirer des textes
anciens, c'est que les fêtes d'Adonis ne se célébraient
pas à la même époque dans toutes les villes.
Acceptons donc la date de l'automne pour les Adonies de Byblos,
d'Antioche, d'Alexandrie, etc... puisque des témoignages
formels nous la proposent et, d'autre part, acceptons de même
la date de l'été pour les Adonies d'Athènes et
des pays grecs. D'ailleurs, s'il y a eu des variations de dates
dans la célébration des fêtes. d'Adonis, il est
certain que ces variations n'ont en rien altéré l'idée
maîtresse du culte et que, fêté à l'automne
ou au printemps, Adonis garde, aux yeux des divers peuples, le même
symbolisme solaire, tellurique et zodiacal qu'il présente
dès l'origine. Si la date de la fête semble nous
échapper, sa durée semble être plus claire et
moins confuse. Il faut admettre, là aussi, une certaine
prédominance des coutumes locales et une adaptation étroite
de ces coutumes au thème religieux d'Adonis. Un ancien usage
de l'Orient, communément adopté dans la Judée,
dans l'Egypte, dans la Syro-Phénicie, en Chypre et dans les
îles phéniciennes, fixait à sept jours le temps
pendant lequel on pleurait les morts192.
On pleurait donc Adonis pendant ce même temps, car on
s'appliquait à rendre au dieu les mêmes honneurs
funéraires qu'aux mortels illustres. Ce temps de deuil
était encore déterminé à Byblos par une
autre raison. Le deuil y commençait le jour où les
femmes d'Alexandrie jetaient dans la mer une tête de
papyrus qui, naviguant pendant sept jours et suivant la route
parcourue par le coffre antique d'Osiris, venait fidèlement
aborder sur la côte de Byblos. C'est ce que nous rapporte
l'auteur du De Dea
Syria. "Tous
les ans, dit-il, il vient d'Egypte à Byblos une tête qui
nage sur les flots pendant sept jours ; les vents la poussent par une
puissance mystérieuse, elle n'est jamais emportée d'un
autre côté et elle ne manque jamais d'arriver à
Byblos. C'est une vraie merveille, qui arrive chaque année et
dont je fus témoin lors de mon séjour à
Byblos, où j'ai vu cette tête faite de papyrus"193.
Dans d'autres auteurs194,
au lieu d'une "tête de papyrus", il est question
d'un vase de terre dans lequel étaient enfermées des
lettres "écrites sur du papyrus" et annonçant
qu'Adonis était retrouvé. Cette tête ou ce
vase, recueilli à Byblos, par les fidèles, devenait dès
lors le symbole du dieu ressuscité : le deuil se terminait
pour faire place à la joie de la résurrection.
Dans la plupart des villes de l'Orient, les Adonies, d'après
les premières coutumes, se célébrèrent
longtemps encore pendant huit jours, durant lesquels les plantes des
Jardins d'Adonis, par leur germination, leur épanouissement et
leur mort, constituaient le symbole entier de la vie brève du
dieu ... La même violence qui s'était manifestée
dans le deuil se manifestait dans la joie et, par là,
s'accentuaient plus profondément encore le contraste des deux
parties de la fête et le symbole du mythe lui-même. C'est
là que se condensent non seulement le caractère spécial
d'un peuple, mais aussi le caractère plus général
de tout l'Orient antique. Cette ivresse extérieure,
tumultueuse, exaltée, qui déborde en des
manifestations sans fin, enferme toute l'âme orientale, à
la fois, profonde et ingénue, voluptueuse et mystique. lie
dieu Adonis, mort, comme Melkarth, dans une sorte de sacrifice de
lui-même, abandonnant la vie et la joie pour en enfermer le
symbole et la promesse, en même temps que lui-même, dans
le coeur et l'esprit des hommes-, puis ressuscitant des ombres de la
mort et apportant une nouvelle vision de beauté et de
fécondité, est assurément la personnification
divine la plus réelle, la plus vivante, des aspirations et des
rêves des peuples de la Méditerranée
orientale et des plaines de l'Asir moyenne. Ce qu'il représente
dans les variations de sa destinée et les alternatives de sa
gloire, c'est la palpitation même de ce monde antique, qui se
trouve ici comme incorporé à son dieu, et c'est pour
cela que, vivant de sa vie et mourant de sa mort, ce monde tout
entier, manifeste, avec tant de force, sa douleur et sa joie,
dans les fêtes éclatantes, où se renouvelle,
chaque année, le symbole mystique : la mort et le résurrection
d'Adonis.
- Le
rituel des Adonies
... Quand
le fleuve Adonis se teignait du sang du dieu mort, les femmes de
Byblos se racontaient entre elles que le chasseur divin venait d'être
frappé par le sanglier et, dans toute la ville, le deuil
commençait, les femmes parcouraient les rues en se frappant
la poitrine ; elles cherchaient Adonis en l'appelant "Hélas
! mon Seigneur, hélas ! ma Seigneurie" pendant les sept
jours que durait ce deuil tumultueux, une sorte de frénésie
les agitait et elles épuisaient toutes les formes de la
douleur. Les cheveux épars, les robes flottantes et sans
ceinture, elles sanglotaient pendant les nuits entières, sur
le seuil de leurs portes ou le long des murailles des temples. Les
rapports conjugaux eux-mêmes étaient interrompus, comme
en témoigne ce texte cité par Movers d'après
Chwolsohn : "Pendant le cours des fêtes, ils ont soin de
demeurer chastes". "C'était là, d'ailleurs,
une coutume très répandue. Ainsi, chez les
Sabéens, les femmes qui célébraient la fête
du dieu Ta-uz et qui se lamentaient sur sa mort ne se nourrissaient,
pendant tout le cours des fêtes funèbres, que de fruits
sèches, et devaient rigoureusement s'abstenir de farine
moulue"195.
Ces sacrifices et ces privations se traduisaient, dans 'les Adonies,
par un usage très fidèlement observé : beaucoup
de femmes, en signe de deuil, se rasaient la tête et faisaient
au dieu le sacrifice de leur chevelure. Celles qui ne consentaient
pas à ce sacrifice étaient tenues de se prostituer,
pendant toute une année, aux étrangers venus à
Byblos pour participer aux fêtes et le prix du sacrifice est
offert à Vénus196.
Les prêtres d'Adonis, comme ceux d'Atys, se châtraient,
représentant ainsi le mystère de la passion douloureuse
de leur divinité. Pendant les premiers jours du deuil, on
dressait, en divers endroits de la ville et aux abords des temples,
des catafalques funéraires sur lesquels était placée
l'image d'Adonis mort. Puis après les offrandes au dieu,
venaient, en grande pompe, les funérailles mêmes du
dieu. On emportait l'image d'Adonis, suivie d'un immense cortège
de pleureuses, de prêtres et de fidèles, vers le lieu de
sa sépulture. C'était, d'ordinaire, un caveau
souterrain ou une sorte de grotte ; on y déposait le dieu, au
milieu des lamentations de la foule, et l'on en renfermait l'entrée
... Le matin du huitième jour, les femmes de Byblos se
rendaient sur le port et venaient y recueillir la tête de
papyrus jetée, dans la mer à Alexandrie. On disait
qu'Adonis était ressuscité et qu'il revivait.
Ainsi se complétait le symbole solaire, image de
toute la révolution astronomique de l'année. Car,
en sortant du tombeau, Adonis ramenait avec lui. la lumière
et la chaleur, source de toute vie, et c'était ce principe de
fécondité et d'amour que les population de Byblos
adorait en lui. Les réjouissances et les fêtes
orgiastiques ne connaissaient plus de limites et, dans cette journée
d'ardente joie, où se retrouvaient toutes les formes de la
volupté, c'était la fête de la "Vie"
elle-même qui se déroulait.
Telles étaient, dans leur
ensemble, les Adonies de l'Orient et de Byblos, selon Vellay. Dans sa
conclusion, Vellay dit ceci ; "L'imagination enfantine et simple
des peuples orientaux a conçu et créé ses dieux
sous un caractère et des proportions, sinon toujours
harmonieux, du moins toujours expressifs et précis, de telle
sorte que le principe, l'idée, le dogme enfermé dans
cette figure divine y demeure comme distinct et y transparaît
dans toute sa clarté et sa nudité. Il nous aura donc
suffi d'avoir indiqué, dans leurs contours les plus marqués,
les aspects multiples d'Adonis-Thammouz, pour que, de tous les
symboles métaphysiques de ce mythe, de toutes les formes
de ce culte et de tous les vestiges artistiques qu'il nous a
laissés, se dégage d'elle-même et sans effort
une conception synthétique du dieu dont les images flottantes
et les incarnations diverses semblent tout d'abord voiler la
véritable expression ... Nous voudrions donc qu'au-delà
des images brillantes, mais purement extérieures, de ce culte
d'Adonis, on pût apercevoir la prodigieuse, multiple et
universelle expression d'une divinité qui résume en
elle des siècles d'efforts et de constitutions théogoniques,
et qu'au-delà encore de cette révélation
religieuse, on pût deviner et sentir toute une humanité
en marche, la voir s'agiter et s'organiser dans les ténèbres
de ses premières luttes et de ses premiers travaux, prendre
conscience d'elle-même et se hiérarchiser selon des lois
naturelles et harmonieuses, pour se réaliser et s'incarner
enfin dans ses arts, ses sciences et les images de ses dieux. Ainsi,
par une évolution fatale, c'est dans cette physionomie divine,
façonnée par l'incessant travail des générations
successives, que vient se synthétiser et se condenser le code
moral et social, non seulement d'un peuple, mais de tout un ensemble,
de toute une famille de peuples, non seulement d'une époque,
mais de tout un cycle, de toute une longue suite de siècles
Voici Adonis, avec ses formes et ses
noms inombrables, avec ses déesses parèdres, avec son
cortège d'attributs et de symboles, le héros hellénique
s'est effacé. Fidèle à sa tradition mythique,
l'antique Thammouz, dont l'origine se confond avec les origines des
premiers peuples, ressuscite de nouveau, dissipe les brumes dont
l'avait enveloppé une mythologie tardive et déjà
inconsciente et réapparaît dans sa forme
élémentaire de dieu solaire. Principe éternellement
agissant et éternellement rajeuni, il sort des entrailles
mêmes de la terre, se confond avec les forces vitales de
l'univers, avec les lois directrices des énergies de la nature
... Il est la matière vivante, où s'unissent le
principe actif et le principe passif de toute création,
il est le dieu dont l'initiative victorieuse impose aux éléments
sa volonté toute-puissante ; mais - et, c'est là
l'expression de sa prodigieuse vertu sociale - il est aussi
l'homme, l'homme actif, fécond., nourri de génie et
d'espoir, l’homme fondateur de cités et édifiant, sur
les assises de ses temples, les lois équitables qui
multiplient les prospérités, l'homme pacifique et
laborieux, dont les Phéniciens semblent avoir voulu réaliser
l'idéal.
... D'ailleurs, à son étendue,
à sa durée, à son éclat, il est aisé
de mesurer l'influence sociale du culte d'Adonis. Il a façonné
des nations entières, dont il a été comme le
génie intérieur ; c'est ainsi que Byblos a peu' à
peu abandonné sa gloire maritime pour devenir la ville sacrée
du dieu, de la "Sainte Byblos", le lieu de pèlerinage
vénéré de toute la terre et où affluaient
les étrangers de tous pays ... Le soin pris par le
Christianisme naissant de faire concorder ses dogmes et ses
fêtes avec les dogmes et les fêtes du paganisme a
singulièrement favorisé la transmission et la
persistance de ces dernières traditions. Non seulement le
Christianisme a si habilement confondu ses cérémonies
et ses mystères avec ceux des cultes antérieurs
que ceux-ci semblaient survivre et se prolonger dans un
rajeunissement triomphant, mais encore il leur a, le plus souvent,
emprunté leurs formules et leurs symboles : la résurrection
du Christ, les époques des fêtes chrétiennes, la
concordance du mythe chrétien et des anciens mythes
solaires, le sacrement du baptême, les divers symboles de la
croix, de l'auréole, du poisson image de Jésus-Christ,
etc…, en somme, tout ce que l'on pourrait appeler l'architecture de
la religion nouvelle a été, presque sans modification,
transposé d'un monde dans l'autre. C'est d'ailleurs par cette
transposition même que s'expliquent les rapides progrès
d'une religion qui, loin de paraître détruire les
anciennes croyances, les rajeunissait et conduisait les esprits,
par une pente insensible et un chemin, comme voilé, vers une
nouvelle conception divine... C'est qu'en effet, par son réalisme
même, le culte d'Adonis aboutissait logiquement à
n'être- plus qu'une glorification de la nature et de la vie
qu'une divinisation de l'effort humain et des lois qui le régissent
......
Sur les mêmes terres où
avait fleuri Adonis, le Christianisme a inauguré une morale et
une conception de vie où étaient préconisés
et proposés des règles et des principes nouveaux. Le
Christianisme a créé la notion du péché,
en opposant à la morale naturelle du monde païen une
morale artificielle et arbitraire, c'est-à-dire conçue
et formulée en dehors de la nature. Il est donc bien
difficile de juger les fêtes antiques au nom de la morale
chrétienne et l'on peut dire que, pour comprendre et juger
sainement les divers phénomènes de la vie païenne,
il faut avoir en quelque sorte l'âme païenne.
Enfermant ainsi toutes les tendances
naturelles dans le cadre étroit d'un mythe religieux, le culte
d'Adonis prend l'ampleur d'une théogonie primitive. Déjà
on y voit transparaître le grand principe de la philosophie
antique que tout ce qui vient de la nature est bon et beau, qu'il
faut 1'écouter et la suivre, adorer le monde tel qu'il est,
avec toutes ses forces et tous ses dieux, car la nature ne se trompe
pas, elle ne pèche pas, elle est la mère et la
conductrice de l'humble humanité, elle seule connaît les
lois mystérieuses de la vie.
... Plus éternel que les
temples, les dieux et les peuples, le fleuve sacré de Byblos
roule encore, aux jours marqués, le sang d'Adonis-Thammouz,
perpétuant ainsi, indifférent à l'oubli des
hommes et à l'indifférence même, l'ancien
miracle qui se renouvelle chaque année avec la régularité
d'une loi cosmique … . Dans le soleil du printemps flotte encore le
sourire de la divinité ressuscitée, image admirable
d'une humanité qui se succède à elle-même
sans s'épuiser jamais et qui, à travers les siècles,
ressuscite encore dans la face rayonnante de son dieu".
Voilà, en quelque sorte,
l'Adonis de Vellay. Nous verrons plus loin le développement de
ses théories, reprises par Frazer, mais avec une tendance
encore plus positiviste qui caractérise l'auteur du "Hameau
d'Or". Mais, avant de l'aborder, nous voudrions voir l'Adonis de
Lagrange tel qu'il est dépeint dans son livre déjà
cité.
- L'Adonis
de Lagrange197
"Les gens de Byblos montaient à
Afca pour célébrer leurs fêtes d'Aphrodite, et le
fleuve Adonis, qui en "descend, leur donnait le
signal du deuil d'Adonis. C'est la plus célèbre des
fêtes phéniciennes, aussi en parlerons-nous ici,
quoiqu'elle ait été peut-être empruntée
aux Babyloniens198.
On ne la connaît bien que
d'après les allusions des auteurs grecs, mais il est constant
qu'elle était, en Grèce, d'importation asiatique
et les rites ont dû être scrupuleusement conservés.
La description en a été souvent donnée ; nous
nous contenterons donc d'en citer les traits principaux d'après
M. Saglio199:
"Il semble que rien n'y manquait de ce qui se pratiquait dans
les funérailles : ni l'onction et la toilette du mort, ni son
exposition, ni les offrandes ou les repas en commun. Des images
d'Adonis, en cire ou en terre cuite, étaient couchées
devant l'entrée ou sur les terrasses des maisons; les femmes
entouraient ces simulacres, les promenaient par la ville en se
lamentant et en se frappant la poitrine avec toutes les
démonstrations de la plus vive douleur ; elles dansaient et
faisaient entendre des chants plaintifs , au son de la flûte
courte et stridente, appelée "Gringras", qui était
celle dont les Phéniciens faisaient usage dans les cérémonies
funèbres ... Il faut compléter cette peinture par
la description que fait Théocrite200 de la fête célébrée avec une pompe toute
orientale à Alexandrie, dans le palais d'Arsinoé,
femme de Ptolémée - Pluladelphe ... C'était la
coutume, en effet, de semer, dans des vases, dans des fonds de
tasses, dans des tessons, toutes sortes de plantes qui germent et
croissent rapidement ... Ces plantes levaient en quelques jours, sous
l'influence du soleil de juin, puis se flétrissaient aussitôt
… . C'était l'image de l'existence éphémère
d'Adonis. Ces petits jardins artificiels étaient exposés
avec les images du dieu dans la pompe des Adonies, puis on les jetait
dans la mer ou dans les fontaines".
Telle
est la description tirée par un maître des auteurs
anciens. La pompe est nettement funèbre : il n'y est pas
question de résurrection. Elle était certainement
prévue, mais pour un temps un peu éloigné et ne
figurait donc pas dans une même fête avec le rite
funèbre. Cela résulte, en particulier, clairement de la
description de Théocrite. La chanteuse qui célébrait
à la fois le mythe et le rite invitait Aphrodite à se
réjouir avec Adonis, car le lendemain, à l'aurore, les
femmes le porteraient à la mer : "Sois-nous favorable,
cher Adonis, maintenant et l'année prochaine ! Tu es venu
en joie, et puisses-tu revenir en joie lorsque tu reviendras"201.
C'est seulement dans l'ouvrage de
Lucien202 sur la déesee syrienne que nous rencontrons la résurrection
et l'ascension d'Adonis étroitement liées au culte
funèbre ; encore est-ce dans une incise qui interrompt
absolument la phrase et qui se rattache au mythe, plutôt qu'à
la solennité. Ce même rite, il est vrai, est attesté
par St Jérôme203,
dont les termes semblent plutôt faire allusion à un
usage connu de lui qu'à une réminiscence de Lucien.
Mais cette fin joyeuse donnée
à la fête, très conforme assurément à
une tendance bien vivace chez les humains de ne pas demeurer sur
une note triste, n'était pas dans le caractère ancien
du rite et n'avait pas
prévalu partout, même au IVe siècle. C'est ainsi du moins que nous interprétons un
passage souvent cité d'Ammian Marcelin204.
Julien arriva à Antioche au moment où on célébrait
la fête d'Adonis et cela parut de mauvais présage ; si
les accents de la joie avaient suivi ceux du deuil, il aurait été
facile de détourner le fatal pronostic. Il n'est pas
impossible que la résurrection précipitée
d'Adonis ne soit une contamination du culte d'Attis205,
et originairement d'Osiris ; Byblos s'était pénétrée
d'idées égyptiennes, surtout relativement à
Osiris.
St Jérôme n'avait pas
hésité à reconnaître Thammouz sous le nom
générique d'Adonis, "mon Seigneur". Le texte
d'Ezéchiel ne mentionne non plus que des lamentations206.
Un véritable sujet
d'étonnement fut la preuve apportée par les documents
cunéiformes de l'antiquité du rite. Ichtar elle-même
avait organisé le deuil annuel de l'amant de sa jeunesse207.
Lorsque Adapa veut pénétrer au ciel, Tamouz et
Giszida se tiennent à la porte d'Anou. A sa vue, ils crièrent:
"Aide, Ô homme!... Adapa, pour qui as-tu revêtu un
habit de deuil ? - "Je suis revêtu d'un habit de deuil
parce que deux dieux ont disparu du pays" - "Tamouz et
Giszida"208.
Les hymnes
adressés à Tamouz se lamentent sur le dieu descendu aux
enfers et le comparent déjà aux plantes rapidement
fanées209.
Le monde souterrain était la maison de Tamouz. Dumu-zi,
l'équivalent sumérien ou édéographique
de Tamouz, est à la fois le fils de la vie, dieu de
l'agriculture et du monde inférieur. Un passage fort obscur
montre Tamouz jouant de la flûte au milieu de pleureurs et de
pleureuses. La fête du deuil de Tamouz se célébrait
en été, au solstice de juin ou peu après. Depuis
Movers, on s'est plu à obscurcir un point suffisamment clair210.
Le nom du quatrième mois, Tammouz, est déjà
assez expressif. Ce mois était qualifié mois des
joueuses de flûtes (?) ou mois de l'action de lier ou
d'enfermer Tamouz. Ce devait être le mois du deuil ...
Pour apprécier le caractère de cette fête,
il est nécessaire de dire un mot du mythe. Jusqu'à
présent nous n'en avons pas parlé parce qu'il est,
selon nous, non point à l'origine du rite mais son explication
légendaire.
Adonis, né de Myrrha changée
en arbre, est donc né d'un arbre ; il est recueilli par Vénus
qui le confie dans un coffret à Perséphoné. La
déesse des enfers refuse de le rendre mais Jupiter ordonne
que le jeune homme partagera l'année entre les deux déesses.
Il meurt frappé par la dent d'un sanglier. M. Saglio conclut :
"La dispute des deux déesses, la mort soudaine d'Adonis,
pleuré par Vénus, son retour sur la terre après
les mois passés dans les demeures souterraines, tels sont les
points essentiels qui ressortent dans tous les récits. On y
reconnaît, sans beaucoup de peine, et cette explication a été
aperçue dès l'antiquité, une personnification
des forces productrices de la nature et une image des vicissitudes
des saisons. Biles se retracent dans les alternatives de la destinée
d'Adonis : pendant l'hiver, tandis que le soleil parcourt les signes
inférieurs du zodiaque, la végétation
disparaît et semble .morte ; elle renaît au printemps, se
développe rapidement sous l'influence d'un climat brûlant
: tout à coup, elle se flétrit et sèche quand le
soleil est dans sa plus grande force.211
Cette opinion paraît être
celle de tous les maîtres : Roscher, Baudissin, Frazer, Jensen,
Zimmern.
Que Thammouz soit un dieu de la
végétation, cela n'est pas discutable, mais la
question demande à être serrée de beaucoup plus
près. De quelle végétation parle-t-on ? De cette
verdure qui pousse d'elle-même en Orient, même au désert,
et qui se dessèche à l'été ? Or, elle ne
naît pas à notre printemps, mais à l'automne, aux
premières pluies, et elle n'a d'importance que pour les
nomades, chez lesquels: précisément nous ne rencontrons
pas la fête de Tammouz. Si l'on s'en tient à l'opinion
de l'antiquité, et elle est parfaitement d'accord sur ce
point, - sauf le solaire Macrobe -, il s'agit des récoltes,
c'est-à-dire par excellence des céréales212.
Adonis grandi, disait le texte babylonien cité213,
repose dans le grain de la récolte. Et les Grecs et les
Romains font écho : Adonis est le grain de froment jeté
en terre qui mûrit et qui est coupé par l'homme, les
petits jardins contenaient des céréales et des plantes
comestibles. La végétation printanière desséchée
par les ardeurs du soleil est un fort joli thème poétique
; nous doutons que les anciens y aient prêté
beaucoup d'attention. La végétation qui les
touchait, c'étaient les récoltes que le soleil
mûrissait peu à peu. L'action du soleil était
bienfaisante et lente, celle de l'homme était brusque et
fatale. Le blé mûr était coupé par la
faucille.
Si le grain des céréales
était considéré comme un dieu - et le fait est
reconnu -, il y avait là une sorte de sacrilège. De
même que certains sauvages demandent à la victime en
pleurant de leur pardonner, les femmes ont pleuré la mort du
jeune dieu pendant que les hommes faisaient leur besogne. C'était
une sorte d'expiation. Le rite ne laisse pas de place à la
joie car la résurrection n'était entrevue que dans
un avenir lointain ; il faudrait d'abord serrer le grain214 (traduit par la captivité "Kimitu" de Tammouz), puis
le déposer dans la terre humide, arrosée par les canaux
ou par les pluies215.
Il devait séjourner dans le monde souterrain avant de
reparaître. Les femmes étaient les pleureuses, c'est
leur rôle habituel. On sait que l'antiquité considérait
le rite comme 1'imitation d'un geste divin. Une déesse avait
donc pleuré d'abord. C'était l'amante du dieu. Tout le
mythe primitif s'explique ainsi très simplement. Les
Babyloniens ne semblent pas avoir connu le rôle de Perséphoné,
à moins qu'elle ne soit la mystérieuse Bibili, soeur de
Tammouz216.
Frazer a noté, après
Manhardt, les nombreux cas où la moisson est divinisée
et pleurée217 Il est vrai que, très souvent, la gerbe mise de côté
est nommée le vieux ou la vieille ; mais la légende de
Perséphoné prouve que la divinité du grain
pouvait être envisagée comme étant dans la fleur
de l'âge. Il est assez naturel qu'à son tour le mythe
ait réagi sur le rite. Plus la personnalité d'Adonis se
dégageait, jointe à celle de Vénus, plus on
était porté à expliquer le mythe comme se
rapportant à l'amour et à en transporter quelque
chose dans le rite. C'est bien là qu'aboutissait la fête
à Byblos-, où elle semble décidément
avoir pris un développement particulier. Les femmes qui
ne voulaient pas faire au dieu le sacrifice de leur chevelure
devaient sacrifier leur pudeur à des étrangers.218 D'autre part, la réflexion savante expliqua le tout par
l'astronomie ou du moins par le changement des saisons. On peut voir,
dans Macrobe, Tamouz, devenu le soleil219,
blessé par le sanglier qui est, l'hiver, etc…
... la fête d'Héraclès220 à Tyr était, à peine moins célèbre
que le thème d'Adonis et il s'agit là encore de la mort
d'un dieu. Sa résurrection sur le bûcher, qui est plutôt
une apothéose, ne s'accorde guère avec la petite
histoire d'Héraclès ressuscité par l'odeur des
cailles221.
Il faut noter, enfin, pour ceux qui parlent volontiers de la
passion et de la résurrection des dieux syriens, comme
d'une sorte de thème commun avec la vie, la mort et la
résurrection de Jésus-Christ, que ces prétendues
passions sont absolument dépourvues de toute signification
morale ou rédemptrice, la remarque est de W.R. Smith222".
Avant de passer à Frazer,
voyons ce que dit Baudissin223.
- L'Adonis
de Baudisain
Dans la "Revue de l'histoire des
religions" et bous le titre "Analyse et comptes-rendus des
livres", René Dussaud dit en ces termes
: "Nous avons plaisir à saluer cet ouvrage comme un des
plus remarquables qui ait paru dans ces dernières années
touchant les cultes phéniciens et certainement le plus
approfondi. La maîtrise bien connue de l'auteur s'y
affirme pleinement. Toutes les sources ont été
fouillées, toutes les inscriptions dépouillées
et nous avons là, habilement groupés et commentés,
tous les renseignements laissés par l'antiquité depuis
les plus importants jusqu'au moindre nom propre théophore.
Cette collection est présentée avec art et le lecteur
chemine aisément à travers documents et hypothèses,
captivé par le sujet et les thèmes sobrement
développées. Ces dernières ne sont pas, ainsi
qu'il arrive souvent, affirmées comme intangibles, mais
généralement suggérées comme probables.
L'auteur lui-même n'est pas sans envisager plusieurs solutions
et sa pensée dernière n'est pas toujours aisée à
saisir. Quand tant de savants sont si prompts dans l'affirmation, on
saura gré à M. Baudissin de maintenir une hauteur de
vues qui lui permet de dominer son sujet au point d'écrire
qu'en ce qui concerne le culte et les représentations
religieuses des Cananéens, nous pouvons en parler
aujourd'hui avec encore moins de certitude qu'il y a quelques
dizaines d'années (p.3). Ce n'est pas là, de la part de
l'auteur, une parole de découragement : son oeuvre témoigne
que nous affirmons moins parce que nous savons plus.
Après un coup d'oeil
d'ensemble sur les divinités phéniciennes, la première
partie du volume traite d'Adonis, origine, fêtes, mythe, et la
deuxième partie d'Eschmoun. Deux autres parties instituent une
comparaison entre les figures apparentées d'Adonis, d'Eschmoun
et de Tammouz, puis entre ce groupe divin et la religion de l'Ancien
Testament. D'abondants index et dix planches terminent le volume.
La diversité de notre
documentation, telle que, sous un même nom, notamment celui
d'Adonis, nous ne sommes pas toujours sûrs d'avoir affaira au
même dieu, laisse naturellement le champ libre à
des appréciations divergentes. Nous en noterons quelques-unes
ici.
Le plan de .l'ouvrage de M.
Baudissin, du moins pour les trois premières parti es, lui a
été imposé par son opinion sur la distinction
à établir, en pays phénicien, entre Adonis et
Eshmoun. Sa distinction est plus formelle qu'essentielle puisqu'il
reconnaît que les deux représentations sont proches
parentes et peuvent même avoir la même origine : mais il
n'en reste pas moins que son étude et ses conclusions sont
dominées par la distinction établie. Il remarque
qu'Eschmoun, pas plus qu'Adonis, ne prend figure de grand dieu ;
toutefois, le premier est bien un dieu ; il est l'objet d'un
culte à Sidon et à Carthage ; il porte un nom propre
qui le caractérise nettement. Tandis qu'Adonis ne serait pas
un véritable dieu, car il ne semble pas avoir été
l'objet d'un véritable culte, du moins aux hautes époques,
d'un culte spécial ; en tout cas, il ne porte pas un nom
caractéristique : "adoni", "mon seigneur",
"mon maître", reste vague. Ce n'est pas un simple
démon, mais il ne joue qu'un rôle sublaterne dans le
cercle d'une grande divinité ; par sa nature, il
appartient au tond des croyances populaires et sa personnalité
falote le met au rang de Triptolème, chez les Grecs, des
Silènes ou des Nymphes.
Ces distinctions nous paraissent
forcées et peu sûres. Elles entraînent M.
Baudissin à rectifier arbitrairement des données
précises. Ainsi, lorsque Strabon et Denys le Périégète
nous disent que Byblos était consacrée à Adonis,
M. Baudissin écarte ce témoignage ; ce serait
simplement "un commentaire de Strabon" qui n'aurait
pas compris que le culte d'Adonis à Byblos n'était
"qu'une face du culte de la grande déesse". Comme
toutes les indications rapides, celle de Strabon revêt une
forme trop absolue ; mais ne pas en tenir compte est une
rectification qui dépasse la mesure. En appliquant la méthode
à certains cultes chrétiens, il ne serait pas difficile
de conclure que l'adoration du Christ n'est qu'une face du culte de
la Vierge.
Nous ne pouvons guère
accepter, non plus, la conclusion touchant le peu d'antiquité
des Adonies. Il ne suffit pas de les reléguer parmi les
cultes populaires pour leur imposer une origine récente, bien
au contraire, pour prendre un terme de comparaison très
proche, Zimmern a démontré qu'en Mésopotamie
Tammouz, après avoir tenu les premiers rôles encore le
troisième millénaire, disparaît peu à
peu du culte officiel mais se maintient longtemps dans la faveur
populaire. Etant donné l'évolution parallèle de
la civilisation en Syrie et en Mésopotamie, les influences
réciproques très profondes, n'est-il pas permis de
penser que le dieu phénicien, qui se cacha sous le vocable
d'Adonis, a occupé la première place dans les
cultes phéniciens les plus anciens, mettons, pour fixer les
idées, durant le troisième millénaire, à
l'époque où ces cultes étaient entièrement
dominés par les préoccupations naturistes? Dans la
suite le développement des villes de la côte, leur
extraordinaire fortune 'sur mer amenèrent un déplacement
dans les conceptions religieuses et la première place 'fut
prise, 'au détriment du dieu agraire, par le maître
ou Baal de la cité. Cela nous expliquerait le groupement
disparate d'Astarté avec deux dieux, groupement qui simule, à
une époque assez basse semble-t-il, une triade.
La
date récente de la plupart de nos renseignements sur les
cultes phéniciens s'explique finalement. Si les écrivains
grecs et latins se préoccupent tardivement de ces cultes
locaux, c'est que ces derniers avaient pâli devant le panthéon
grec intronisé officiellement par la conquête
macédonienne ; mais ils gardaient toujours la faveur populaire
et, au deuxième siècle de notre ère, ils prirent
une revanche éclatante. C'est depuis lors que les auteurs
nous en parlent. Leur exégèse peut être sujette à
caution ; mais les descriptions qu'ils donnent des rites sont des
documents de haute valeur qui valent pour des époques beaucoup
plus anciennes. Je crains que la méthode de M. Baudissin,
en attachant à un culte la date de l'écrit qui
l'atteste, n'aboutisse, sur ce point tout au moins, à une
appréciation inexacte. C'est ainsi que le passage bien connu
de Damascius, d'où l'on doit, à notre avis, inférer
l'identité de l'Adonis de Byblos avec le dieu phénicien
Eschmoun, lui paraît de peu de valeur parce que de basse
époque. Nous ne reviendrons pas sur les raisons qui nous font
croire à l'exactitude du renseignement de Damascius qui
s'est toujours montré très versé dans les
littératures païennes d'Orient224 : nous rappellerons seulement qu'un texte récent est venu
apporter à notre auteur, précisément sur cette
question, une confirmation nouvelle225.
Le rôle de l'Adonis chypriote
ne nous paraît pas avoir été exactement défini.
Considérer le culte d'Adonis à Chypre comme une simple
importation phénicienne en se fondant sur la dépendance
du culte d'Aphrodite chypriote à l'égard, du culte de
l'Astarté phénicienne et aussi sur ce que Les
Phéniciens auraient couvert l'île de colonies, c'est
aller contre des faits certains. M. Baudissin ne tient pas un compte
suffisant des découvertes archéologiques à
Chypre pour caractériser la civilisation de l'île et sa
position au regard de la Phénicie. L'importance de Chypre à
une haute époque, son influence sur la Phénicie, à
partir du XVIe siècle avant notre ère, ne peuvent guère être
mises en doute, le culte de l'Aphrodite chypriote n'est pas, comme
l'a cru Hérodote et comme quelques-uns l'admettent
encore, un culte d'origine phénicienne, notamment des
figurines en terre cuite de la déesse-mère chypriote,
trouvées à Chypre, ont prouvé l'inverse. Quand,
à la fin du deuxième millénaire, les Tyriens
fondent des colonies dans le sud de l'île, l'identification
entre leur Astarté et l'Aphrodite chypriote était tout
indiquée, comme celle de leur Melqart avec l'Héraclès
chypriote ou de Reschef avec l'Apollon chypriote. Il ne faut pas
oublier que les influences, qui se sont alors fait sentir, étaient
réciproques. L'identification fut non moins étroite
entre certaines figures divines chypriotes et le jeune dieu phénicien
qui représentait les forces vives de la végétation.
Son nom, ou plutôt une de ses épithètes "Adon,
Adoni", fut même adopté à Chypre et
supplanta les vocables locaux, Pygmaion, Pygmalion, Aô, Kirris,
Ganas. Aucun de ces noms ne paraît d'origine phénicienne
; les tentatives dans ce sens n'ont pas abouti et l'on sait
aujourd'hui qu'avant d'adopter le grec ou le phénicien les
Chypriotes usaient d'une langue apparentée au crétois
du temps de Minos.
Quelques-uns de ces vocables
pourraient être un legs de l'ancienne langue. Quoi qu'il
en soit, de Chypre le nom d'Adonis se transmit au pays grecs. Il
n'est pas indifférent que la première mention s'en
trouve Sagho, au VIIe siècle, car des relations étroites unissaient
alors Chypre âme rivages de la Grèce d'Asie.
Aucun texte phénicien ne
mentionne un dieu Adonis; dans les noms propres théophorea,
"adon" n'est jamais: qu'une épithète. Ni les
Phéniciens, ni les Araméena n'usaient de ce vocable
pour désigner un dieu particulier. Dire que les gens de
Byblos se contentaient de nommer le jeune dieu sous le vocable
"Adon", "Adoni", c'est pure hypothèse et
cette hypothèse a contre elle le témoignage de
tous les Anciens. Origène, Théodore, Isaac d'Antioche,
etc... sont tous d'accord : le vocable d'Adonis est limité à
la langue grecque. La langue araméenne submergeait alors le
phénicien, notamment à Antioche où le grec
était la langue des lettrés et l'araméeh la
langue populaire. Ces auteurs se contentent de nous indiquer
l'équivalent araméen226 de l'Adonis grec mais nous savons par Damascius que l'équivalent
phénicien était Eschmoun. Les auteurs grecs et latins
connaissent surtout le culte d'Adonis à Byblos, mais ils
savent parfaitement qu'il se pratique ailleurs en Phénicie,
notamment à Tyr227.
On peut donc admettre que Byblos, avec ses Adonies, ait constitué
une anomalie en Phénicie228.
Cette chicane de mots, que nous nous excusons de
prolonger, n'est pas sans intérêt. Si nos conclusions
sont exactes, elles appellent un tout autre groupement des
sources. Au lieu de distinguer l'Adonis de Byblos du dieu
3schmoun, on serait amené à les identifier. Mais,
d'autre part, on distinguerait l'Adonis de Byblos de l'Adonis
chypriote.
L’analyse des caractères
d'Eschmoun est remarquablement conduite. Peut-être eût-il
été bon de noter que l'antiquité classique
connaît un type d'Asclépios jeune : bien des critiques
qui ont été faites à M. Baudissin tombent par là
d'elles-mêmes. Mais il devenait dès lors inutile de
rechercher une représentation du jeune dieu dans le Dionysos
des monnaies phéniciennes d'époque gréco-romaine,
car on ne voit pas ce qui peut unir ces représentations.
Il
est le temps de signaler que cette étude approfondie sur
Adonis et sur Eschmoun conduit l'auteur à des vues très
neuves touchant les conceptions religieuses des Israélites. Il
relève dans l'Ancien Testament trois représentations
qui lui paraissent d'origine étrangère ; la guérison
par Iavhé conçue comme une résurrection ;
dans la langue imagée de certains écrits prophétiques,
une résurrection est liée à la restauration du
peuple d'Israël ; enfin, depuis les temps anciens, il est
question de Iavhé comme du dieu vivant. M. Baudissin pense que
la première de ces représentations marque une influence
des légendes babyloniennes sur le dieu sauveur, dont la
connaissance est passée des Cananéens aux Hébreux.
L'idée de résurrection est également due à
une influence cananéenne, elle dérive de la conception
du renouveau dans la vie de la nature. De même, la notion du
dieu vivant se rattacherait à la conception d'une divinité
qui se manifeste dans la nature.
Dans la conclusion, on trouvera une
allusion à l'influence du culte d'Adonis sur le développement
populaire de la fête de Pâques dans le christianisme et
en certaines contrées. L’auteur constate que l'homme-dieu
mourant de la conception chrétienne est préparé
par le concept des religions orientales. Si M. Baudissin a renoncé
à développer l'idée, c'est évidemment
qu'elle dépassait son sujet et qu'elle obligeait à
partir d'un point de vue général, celui du sacrifice du
dieu. La théorie en a été établie par
Robertson Smith, précisée par Hubert et Mauss. En
présence d'un fait aussi répandu, la question d'emprunt
à Adonis apparaît comme assez secondaire; en tout cas,
elle est une explication insuffisante.
Pour
les cultes gnostiques, M. Baudisein note que "le fils caché
de la vie" du système de Bardesane, soumis aux grands
dieux qui sont le père de la vie et la mère, paraît
se rattacher à Adonis ou à Eschmoun.
Nous n'avons envisagé qu'un petit nombre de
points traités car il est impossible de résumer cette
oeuvre si nourrie et de noter toutes les questions importantes
qu'elle soulève. Répétons en terminant
combien elle est solide et combien elle sera utile.
Il est certain qu'après
Baudissin Frazer fut la deuxième à approfondir
l'étude de la mythologie phénicienne et en particulier
du mythe d'Adonis. Nous ne retenons de cette dernière étude
que l'essentiel : les textes nouveaux recueillis par Frazer à
propos de Tammouz et son explication des jardins d'Adonis.
- L'Adonis
Frazérien229
L'Adonis Frazérien forme la
quatrième partie du Cycle du Rameau d'Or. L'idée
fondamentale d'Adonis, dit Frazer dans son introduction, comme
celle d'Atys et d'Osiris, c'est la personnification des énergies
vitales, c'est-à-dire la conception que les forces se
manifestant dans la vie végétale et animale
s'incorporent dans un personnage divin, dont alternativement la
mort et la renaissance excitent par une sympathie universelle
tous les phénomènes correspondante de la nature. En
s'armant de ce fil délié, le lecteur pourra suivre
aisément et sans crainte de s'égarer tous les détours
du labyrinthe traversé230.
Quatre chapitres231 ont particulièrement retenu notre attention chez Fraser. Le
premier est une introduction générale de la théorie
"naturiste" de Frazer. Le deuxième traite d'"Adonis
en Syrie". Le "Rituel d'Adonis" est le titre du IXème chapitre : nous y retrouvons "Tammouz ou Adonis comme
l'esprit du blé coupé par les moissonneurs ou du
blé broyé dans un moulin" et la fusion du culte
des céréales et du culte des morts. Le Xème chapitre est consacré aux "Jardins d'Adonis" qui
sont considérés comme "charmes pour faire croître
la végétation", etc...
Chapitre premier
: Le mythe d'Adonis
1 - Le
changement des saisons expliqué par la vie et la mort des
dieux et
2 - Les
rites magiques pour renouveler l'énergie défaillante
des dieux
… "De tous les changements
qu'amènent les saisons les plus frappants dans la zone
tempérée sont ceux qui se rapportent à la
végétation. L'influence des saisons sur les animaux, si
grande qu'elle soit, ne se manifeste point de façon aussi
évidente. D'où il suit naturellement que, dans les
drames, magiques joués dans la but de chasser l'hiver et de
ramener le printemps, on insiste sur la végétation et
que les arbres et les plantes l'emportent sur les bêtes et les
oiseaux. Pourtant, il n'y avait, pas de séparation entre
les choses végétales et les animaux dans l'esprit de
ceux qui célébraient ces cérémonies ; au
contraire, ils croyaient communément que le lien entre la
vie animale et végétale était plus étroit
qu'il ne l'est en réalité ; c'est pourquoi ils
combinaient souvent la représentation de la renaissance des
plantes avec une union, soit réelle, soit mimée des
deux sexes, afin de favoriser, en même temps et par le même
acte, la multiplication des fruits, du bétail et des humains.
Chez eux, le principe de la vie et de la fertilité, soit
animale, soit végétale, est indivisible. "Vivre et
faire vivre, manger et enfanter, ce furent là les besoins
élémentaires des hommes dans le passé et ce
seront les besoins élémentaires de l'humanité
tant que durera le monde ... donc, nourriture et progéniture,
voilà ce que les hommes ont cherché à se
procurer en pratiquant des rites magiques pour régler les
saisons.
3 - Prédominance
de ces rites, en Asie Mineure et en Egypte
C'est
dans les pays riverains de la Méditerranée orientale
que ces rites ont été le plus célébrés
et le plus répandus. Sous les noms d'Osiris-Tammouz, Adonis et
Atya, les peuplée de l'Egypte et de l'Asie occidentale
représentaient le dépérissement et le renouveau
annuels de la vie et, en particulier, de la vie végétale,
en les personnifiant par un dieu qui meurt et qui ressuscite chaque
année. Selon les lieux, le rite variait de nom et de forme
mais, en substance, il restait identique partout. C'est la mort et la
résurrection de cette divinité orientale, aux vocables
multiples mais pourtant d'une seule et même nature, qui fera
l'objet de notre étude.
Nous commencerons avec Tammouz ou Adonis.
4 - Tammouz
ou Adonis à Babylone232
Le culte d'Adonis était en
honneur chez les peupler sémitiques
de Babylone et de Syrie et les Grecs le leur ont emprunté dès
le VIle siècle av.J.C.233 Le vrai nom du dieu était Tammouz ; l'appellation
d'Adonis est simplement sémitique : "Adon",
"Seigneur", titre d'honneur que ses adorateurs lui
adressaient234.
Dans le texte hébreu de
l'Ancien Testament, le même nom "Adonaï",
peut-être originellement Adoni "mon Seigneur", est
souvent affecté à Jéhovah235.
Mais les Grecs, par un malentendu,
convertirent le titre d'honneur en un nom propre. Bien que
Tammouz, ou son équivalent Adonis, jouît d'une grande et
vaste popularité parmi les peuples de souche sémitique,
il y a lieu de croire que son culte prit naissance chez une race
d'autre sang et d'autre langue, les Sumériens qui, à
l'aube de l'histoire, habitaient la plaine d'alluvions située
au fond du golfe persique et qui créèrent, la
civilisation appelée ensuite babylonienne ... Une hypothèse
ingénieuse, mais non prouvée, présenterait
les Sumériens comme des immigrants, chassés de l'Asie
moyenne par la sécheresse; progressivement celle-ci paraît
avoir métamorphosé ces pays, jadis fertiles, en un
désert et avoir enterré le berceau d'une ancienne
civilisation sous des vagues de sable mouvant. Quel qu'ait pu
être le lieu de leur origine, il est certain que, dans la
Babylone méridionale, les Sumériens arrivèrent
de bonne heure à un degré avancé de
civilisation, car ils labouraient la terre, élevaient le
bétail, construisaient des villes, creusaient des canaux et
allaient jusqu'à inventer un système d'écriture
que leurs voisins sémitiques leur empruntèrent par la
suite236.
Dans le panthéon de ce peuple antique, Tammouz paraît
avoir été l'une des plus anciennes, mais non
certainement des plus importantes figures237.
Son nom se compose d'une expression sumérienne qui signifie
"véritable fils" ou, sous la forme complète,
"le véritable fils de l'eau profonde"238.
Parmi les inscriptions sumériennes
qui ont survécu au naufrage des empires, il y a un certain
nombre d'hymnes en son honneur, dont le texte date de deux mille ans
environ avant notre ère, mais qui furent presque certainement
composées à une date très antérieure239.
Dans la littérature de
Babylone, Tammouz
apparaît comme l'époux adolescent, ou l'amant d'Ishtar,
la grande déesse, génératrice de toutes choses,
la personnification des forces reproductrices de la nature. Les
allusions à leurs rapports, trouvées dans la légende
et dans le rite même, sont fragmentaires et obscurs, mais nous
en inférons que Tammouz était censé mourir
chaque année et quitter cette terre riante pour descendre dans
les ténèbres du monde souterrain. Chaque année,
sa divine amante partait à sa recherche "vers le pays
d'où l’on ne revient pas, vers la sombre demeure où
la poussière recouvre le portail et le verrou". Pendant
son absence, la passion de l'amour cessait d'exercer son empire;
hommes et bêtes négligeaient pareillement de reproduire
leur race ; la vie entière était menacée
d'extinction. Ishtar était si intimaient associée au
commerce sexuel de tout le règne animal que, sans sa présence,
ces fonctions reproductrices devenaient impossibles.
Un messager du dieu Ea était
donc envoyé pour libérer la déesse dont la
présence était de suprême importance.
L'austère Reine des Ténèbres,
désignée sous le nom d'Allatou ou Eresh-Kigal,
permettait, non sans mauvaise grâce, à Ishtar d'être
aspergée par l'Eau de la Vie et, avec hésitation, la
laissait partir, sans doute accompagnée de son amant
Tammouz, afin que le couple pût ranimer la nature entière.
On trouve des lamentations sur la disparition de Tammouz
dans plusieurs cantiques babyloniens qui le comparent aux plantes
trop rapidement flétries :
Un tamaris qui se meurt de soit dans le jardin,
Dont la couronne champêtre n'a produit aucun
bourgeon,
Un saule qui ne s'est point assoupi dans l'eau courante,
Un saule aux racines arrachées,
Une herbe qui se meurt de' soif dans: le jardin.
Le deuil de Tammouz semble avoir été
mené chaque année, aux sons
grêles et stridents des flûtes, par pleureurs et
pleureuses, au coeur de l'été, durant le mois qui porte
son nom. Autour d'une statue du mort divin, on psalmodiait des
thrènes funèbres ; avec de l'eau pure, on faisait la
toilette du mort et son onction, puis on le revêtait d'une robe
cramoisie et l'encens, répandant son parfum, s'élevait
vers le ciel, comme pour réveiller les sens assoupis du défunt
par' son arôme pénétrant qui devait le tirer du
sommeil de la mort. Dans l'un de ces cantiques, intitulé
"Plaintes des flûtes en l'honneur de Tammouz",
il nous semble encore entendre la voix plaintive des chanteurs
entonnant le refrain éploré et nous pouvons presque
saisir, comme une mélodie lointaine, le sanglot des flûtes.
Alors qu'il disparaît, elle se lamente ;
Oh mon enfant ! ; alors qu'il disparaît, elle
pousse un gémissement;
Mon Damou ! ; alors qu'il disparaît, elle se
lamente.
Mon enchanteur, mon guide ! ; alors qu'il disparaît,
elle pousse un gémissement ;
Sous le cèdre argenté, à l'ombre de
ses larges branches,
Dans Eanna, par monta et vallées, elle pousse un
gémissement.
Telle la plainte que soupire une famille sans chef,
Tel est son gémissement.
Telle la plainte qu'exhale une ville sans seigneur,
Tel est son gémissement.
Elle gémit sur l'herbe sans racines,
Elle gémit sur le blé sans épi.
Sa demeure reste sans joie,
C'est une femme lasse, un enfant- las, prématurément
flétris.
Elle pleure la grande rivière où aucun
saule ne croît ;
Elle pleure un champ où ne reviennent ni blé,
ni herbes ;
Elle pleure un étang que les poissons ont fui ;
Elle pleure la clairière
dénuée de roseaux ;
Elle pleure les forêts; d'où les tamaris
sont absents ;
Elle pleure la plaine où aucun cyprès ne
s'élève ;
Elle pleure le jardin ombragé sans ruches et,
sans vignes ;
Elle pleure les prairies dépouillées de
fleurs ;
Elle pleure un palais
d'où longue vie a fui240.
5 - Adonis
dans la mythologie grecque241
La tragique histoire et les rites
lugubres d'Adonis nous sont mieux connus par les auteurs grecs que
par les fragments de la littérature babylonienne ou par la
brève allusion du prophète Ezéchiel, qui vit
les: femmes de Jérusalem se lamenter sur Tammouz à la
porte septentrionale du Temple242.
L'image de la divinité
orientale se réfléchit dans le
miroir de la mythologie grecque, comme celle d'un bel adolescent aimé
par Aphrodite.
A sa naissance, la déesse le
cacha dans un coffret qu'elle confia à Perséphone
mais, lorsque la reine des Enfers ouvrit le coffret et contempla
la beauté de l'enfant, elle refusa de le rendre à
Aphrodite, bien que la déesse de l'amour descendît
elle-même au royaume des ombres pour délivrer son trésor
des puissances de la mort. Le différend entre les déesses
de l’amour et de la mort fut réglé par Zeus qui
ordonna qu'Adonis partagerait l'année entre les demeures
supérieures et les régions souterraines.
Enfin, le bel adolescent fut tué
à la chasse, par un sanglier et, peut-être, le sanglier
n'était-il que le dieu très jaloux, Ares, qui se
métamorphosa ainsi pour s'assurer la mort de son rival. Avec
quelle amertume Aphrodite pleura la mort de son Adonis bien-aimé243.
Cette lutte entre les rivales divines
pour la possession d'Adonis paraît être représentée
sur un miroir étrusque. Accablée de douleur, la déesse
de l'Amour se cache le visage dans son manteau, tandis que son
opiniâtre rivale, serrant une branche d'une main, indique de
l'autre un coffret fermé qui, sans doute, contient le jeune
Adonis244.
Dans. ce mythe, la lutte entre
Aphodrite et Ferséphone pour la possession d'Adonis reflète
clairement la lutte entre Ishtar et Allatou dans le royaume des
morts, tandis que le jugement de Zeus n'est qu'une version grecque de
la disparition et de la réapparition annuelle de Tammouz.
Chapitre deuxième :
Adonis en Syrie
1 - Culte
d'Adonis et d'Astarté à Byblos., royaume de Cinyras
C'est dans l'Asie occidentale que le
mythe d'Adonis et ses rites furent célébrés
avec solennité et en deux endroits : à Byblos
et à Papbos, en Chypre. Ces deux villes étaient
importantes pour le culte d'Aphodrite ou, plutôt, de son
pendant sémitique Astarté245 et, si nous en croyons les légendes, sur ces deux villes:
régnait Cinyras, le père d'Adonis246.
Byblos était la plus ancienne
des deux ; en effet, ses habitants
se targuaient d'appartenir à la plus antique cité de
Phénicie fondée, prétendaient-ils, à
l'aurore des âges, par le Dieu El, que les Grecs et les Romains
identifiaient respectivement avec Cronos et Saturne247.
Quoi qu'il en soit, à l'époque historique,
elle comptait comme un lieu saint, comme la capitale religieuse du
pays, la Mecque ou la Jérusalem des Phéniciens. De tout
temps, la cité paraît avoir été gouvernée
par des rois, assistés peut-être d'un sénat ou
conseil des Anciens.
2 - Les
rois sémitiques divinisés
Les noms mêmes de ces rois
(comme ceux de Zékar-Baal,
de Sibbitti-Baal, de Yehar-Melech, fils de Yehar-Baal et petit-fils
de Adour-Melech, etc...) suggèrent qu'ils revendiquaient une
affinité avec leur dieu Baal ou Moloch, car Moloch n'est,
qu'une corruption de Melech, c'est-à-dire "roi". En
tous cas, beaucoup d'autres rois sémitiques, semblent avoir
réclamé le même honneur.248
3 -
Les rois
appelés Adonis
De la même façon, les
rois de Byblos peuvent avoir pris la qualité d'Adonis;
car Adonis c'était simplement le divin Adon ou "Seigneur"
de la cité, désignation qui diffère à
peine pour le sens de Baal, "Maître", et de Melech,
"Roi". Cette hypothèse se confirmerait si l'un des
rois de. Byblos portait, en effet, ainsi que le croyait Renan, le nom
d'Adon-Melech, c'est-à-dire Seigneur-Roi, malheureusement, la
lecture de l'inscription où ce nom se présente est
douteuse249.
Certains des anciens rois cananéens
de Jérusalem semblent avoir joué, de leur vivant, le
rôle d’Adonis, si nous en jugeons par leurs noms ;
Adoni-Bezek et Adoni-Zedek250,
titres plutôt divins qu'humains. Adoni-Zedek signifie "Seigneur
de l'Equité" et équivaut, par conséquent,
à Melchizedek, c'est-à-dire "Roi de l'Equité",
titre de ce roi mystérieux de Salem et prêtre du
Dieu-Très-Haut, qui apparemment n'était rien d'autre
que l'un de ces rois cananéens de Jérusalem251.
Ainsi donc, si les antiques
rois-prêtres de Jérusalem jouaient régulièrement
le rôle d'Adonis, il n'est pas surprenant de voir, par la
suite, les pleureuses de Jérusalem se lamenter sur le sort de
Tammouz, c'est-à-dire Adonis, à la porte nord du
Temple252.
Biles ne faisaient, sans doute, que perpétuer une
ancienne coutume, pratiquée sur les mêmes lieux, et
bien avant l'invasion des Hébreux par les Cananéens.
4 - Les
hommes consacrés à Jérusalem
Il
se peut que les "Keddeshim", "hommes consacrés",
ainsi qu'on les surnommait et qui demeuraient dans l'enceinte même
du Temple à Jérusalem, et cela jusqu'à la fin ou
presque du royaume juif253,
aient joué le rôle d'un Adonis en chair et en os à
l'égard d'une Astarté, également en chair et en
os, que personnifiaient les "Kiddishotes", "femmes
consacrées" ou prostituées sacrées. De
toute façon, nous savons que, dans leurs cellules, ces
étranges lévites féminines tissaient des
vêtements pour les "asherim"254,
les pieux sacrés érigés à côté
de l'autel et que d'anciens regardaient comme l'incarnation
d'Astarté.
5 - Divinités
des Rois Hébreux
Or, admettant que Jérusalem
avait été, de tout temps, le siège d'une
dynastie de potentats spirituels, de grands Lamas, qui détenaient
les clefs du ciel et qui étaient vénérée
au loin comme étant à la fois rois et dieux, nous
pouvons facilement comprendre
comment le condottiere que fut David choisit cette cité pour
la capitale du nouveau royaume gagné par lui à la
pointe de l'épée. Ni la position centrale, ni les
avantages naturels de cette forteresse vierge n'auraient suffi à
décider l'adroit monarque à transférer son trône
de Hébron à Jérusalem.
En s'intitulant héritier des antiques rois de la
cité, il pouvait espérer hériter facilement
de leur réputation spirituelle en même temps que de
leurs vastes territoires et se ceindre de leur auréole en même
temps que de leur couronne.
... Quoi qu'il en soit, l'histoire
des rois hébreux présente certains aspects que nous
pouvons, peut-être, sans trop nous avancer, interpréter
comme vestiges d'un temps où soit eux-mêmes, soit leurs
prédécesseurs jouaient le rôle de divinité
et surtout personnifiaient Adonis, le seigneur divin du pays. Quand
on s'adressait en parlant au roi hébreu, on l'appelait :
"Adoni ham melech", "mon Seigneur et Roi"255 et, après sa mort, on le pleurait avec les cris de "Hoi
ahi ! Hoi Adon !","Hélas, mon frère, hélas,
Seigneur !"256.
Ces cris de deuil qu'on poussait à
la mort d'un roi de Juda étaient, sans doute, les mêmes
cris que poussaient les pleureuses de Jérusalem au portail
septentrional du Temple pour la mort de Tammouz257.
6 - Baal
et Baalath, sources de toute fertilité
Mais si les rois sémitiques en
général, et ceux de Byblos en particulier, assumaient
souvent le rôle de Baal ou d'Adonis, il s'ensuit qu'ils ont pu
s'unir à la déesse, la Baalath ou Astarté de la
Cité ... Donc, en tant que le Sémite personnifiait les
forces reproductrices de la nature en mâle et femelle, en
3aal et Baalath, il paraît avoir identifié le mâle
avec l'eau et la femelle avec la terre. A ce point de vue, les
plantes et les arbres, les animaux et les hommes sont la progéniture
de Baal et Baalath. Si,
par conséquent, à Byblos et ailleurs, le roi sémitique
pouvait ou plutôt devait personnifier le dieu et épouser
la déesse, cette coutume n'a pu avoir pour but que d'assurer
la fertilité du pays et multiplier les hommes et le bétail
au moyen de la magie homéopathique.
7 - Aphaqua
et la source de l'Adonis
Le dernier roi de Byblos portait le
nom antique de Cinyras258,
il est réputé avoir fondé un sanctuaire
d'Aphodrite en un endroit du Mont Liban259 nommé Aphaqua, à mi-chemin entre Byblos et Baalbeck. A
Aphaqua, il y avait le célèbre bosquet et le sanctuaire
d'Astarté, que Constantin détruisit en raison du
caractère abominable du culte260.
L'emplacement du temple a été découvert par des
voyageurs modernes, tout près du misérable village qui
porte encore le nom d'Afqa, au fond de la gorge sauvage et boisée
de l'Adonis, le Hameau s'élève parmi des bosquets de
noyers séculaires, sur le bord de la ravine ... Le temple
s'élevait sur une terrasse à la source de la
rivière, dominant une magnifique perspective261 ... C'est là, nous dit la légende, que se virent pour
la première et la dernière fois Adonis et Aphrodite262 et c'est là que fut enseveli le corps mutilé du
chasseur divin. Est-il possible d'imaginer un décor plus
parfait pour ce drame d'amour et de mort ?
... Dans l'antiquité, tout ce
ravissant vallon paraît avoir été consacré
à Adonis et sa mémoire le hante encore aujourd'hui car,
sur les hauteurs qui l'enserrent, se dressent, en divers endroits,
des ruines, monuments de son culte ... L'un de ces monuments existe
encore à Ghineh. Sur la surface d'un grand roc, au-dessus
d'une niche grossièrement taillée, nous trouvons les
figures d'Adonis et d'Aphrodite sculptées dans la pierre. Le
dieu est présenté la lance en main, aux aguets d'un
ours263 menaçant ; la déesse, assise, est dans l'attitude d'une
profonde affliction. Cette figure, accablée de douleur, est
peut-être bien l'Aphrodite-en-larmes du Liban qu'a décrite
Macrobe264 et l'alcôve ébauchée dans le roc est, sans doute,
le tombeau de son amant. Les fidèles croyaient qu'Adonis
était, année par année, mortellement blessé
sur les montagnes et qu'année par année la nature se
teignait du rouge de son sang. Pareillement, chaque printemps, les
vierges de Syrie pleuraient la mort prématurée de
l'Adolescent265,
tandis que l'anémone rouge, sa fleur de prédilection,
s'épanouissait sous les sombres cèdres du Liban et que
le fleuve, perdant sa couleur naturelle, roulait le sang du dieu
en allant s'épancher dans la mer bordant d'un ourlet cramoisi,
quand le vent soufflait du large, les rives sinueuses de la bleue
Méditerranée".
Ensuite, Frazer parle de "la
prostitution sacrée et le culte des déesses
asiatiques", usage "nullement envisagé comme une
orgie de volupté, mais comme une pratique rituelle,
accomplie en hommage à la grande déesse Génitrice"266 en vue "à la propagation des espèces, tant
animales que végétales". Pour lui "ce culte
reflète, peut-être, une période de
communisme sexuel, où le mariage était encore, soit
inconnu, soit à peine toléré"267.
"L'un des moyens pour se tirer d'embarras fut de substituer à
l'offrande du corps l'offrande de la chevelure", "de la
sorte les femmes purent, pour la plupart, préserver leur
vertu, tout en respectant les conventions imposées par la
religion. Néanmoins, pour être sûr de se concilier
entièrement la divinité, pour obtenir d'elle la
prospérité de toute la communauté, on jugea
nécessaire qu'un nombre restreint de femmes fût
assujetti au rite traditionnel268.
Ces femmes; devenaient courtisanes "Keddeshôt", soit
à vie, soit pour une période déterminée ;
elles desserraient l'un ou l'autre des temples, se consacraient au
service rituel et étaient revêtues d'un caractère
sacré269".
Frazer
passe ensuite aux "légendes d'inceste royal" et son
explication proposée à propos de l'inceste de
Cinyras avec Myrha, mère et soeur d'Adonis, il dit : "Si
le roi voulait continuer à occuper le pouvoir, il ne lui
restait qu'un seul moyen d'arriver à ses fins ; c'était
d'épouser s'a propre fille et de conserver ainsi, grâce
à elle, le titre qu'il détenait de par sa première
femme, mère de la seconde270".
Puis, il passe à l'explication du nom de "Cinyras"271,
qui est harpiste comme David, et au rôle religieux que joue la
musique dans le monde sémitique comme : "inspiration
directe de la divinité" et comme "stimulant
d'extase pour les prophètes". C'est ainsi qu'il nous
est parlé d'une "troupe de prophètes descendants
du haut lieu, précédée du luth, du tambourin, de
la flûte et de la harpe" et prophétisant en
marchant272.
La légende, qui fit d'Apollon l'ami de Cinyras, peut
s'expliquer par le goût qu'ils prenaient tous deux à la
lyre. Mais quel a pu être le rôle de la musique
d'instruments à corde dans le rituel sémitique. En un
mot la musique a-t-elle voulu appeler les esprits bienfaisants
ou bannir les esprits malfaisants ? Son but était-il
l'inspiration ou l'exorcisme ? Des exemples tirés de la vie et
des légendes d'Elisée et de David nous prouvent que,
chez les Juifs, la, musique de la lyre visait à ce double but
: car, tandis qu'Elisée s'en servait pour se mettre en accord
avec le diapason prophétique, David y avait recours pour
exorciser le génie malfaisant de Saül. Dans le culte
d'Adonis, le rôle de la musique était-il positif ou
négatif, inspirateur ou protecteur ? Nous ne saurions nous
prononcer sur ce point ; peut-être les deux caractères
n'étaient même pas clairement distingués dans la
pensée de ses adorateurs273.
Frazer,
toujours sous le titre de "hommes et femmes consacrés",
distingue entre deux sortes de prophètes "prophètes
hébraïques" et "prophètes voyante",
comme celui qu'on rencontre à Byblos des siècles avant
ces premiers. "Comme le voyageur égyptien Qen-Amon
s'attardait encore dans le port de Byblos, bien qu'ayant reçu
du roi l'ordre de quitter les lieux, l'esprit de Dieu descendit
sur l'un des pages royaux et, au milieu d'un transport de frénésie
prophétique, il annonça que le roi recevrait l'étranger
égyptien comme un messager du dieu Anon. Ce dieu, qui
s'emparait ainsi du page et s'exprimait par sa bouche, était,
sans doute, le dieu dé la cité, Adonis. Nous ne sommes
pas renseignés sur la fonction de ces pages, royaux ; mais, en
qualité de serviteurs d'un roi sacré et susceptible
d'être inspiré par la divinité, ils étaient
naturellement sacrés eux-mêmes ; en fait, ils peuvent
avoir appartenu à la classe des esclaves sacrés ou
"Zedeshim"... Mais, tandis que les prophètes
erraient librement, dans le pays, les "Kedeshim", "hommes
de Dieu", paraissent avoir été régulièrement
attachés au sanctuaire. De ces hommes saints, nous savons que
"s'ils ne sont pas des imposteurs, ce sont des gens que noua
appellerions des déments, connus en Syrie sous le nom "Mejnu",
possédés par un djinn ou esprit. Ils déambulent,
souvent, en vêtements sordides ou même tout nus"...
On croit aussi que ces vagabonds "sont possédés
d'un pouvoir prophétique qui leur permet de prédire
l'avenir et d'avertir le peuple chez lequel ils vivent des dangers
imminents"274.
8 - Fils
de Dieu
Des coutumes comme les précédentes
peuvent servir à expliquer la croyance, nullement limitée
à la Syrie, que les humains peuvent être
réellement, et non pas simplement par métaphore, les
enfants d'un dieu ; car ces saints modernes, soit chrétiens,
soit musulmans, à qui les mères syriennes attribuent la
paternité de leurs enfants, ne sont pas autre chose que les
anciens dieux sous un travestissement transparent. Si autrefois,
comme elles le font aujourd'hui, les femmes: sémites s'en
furent en pèlerinage afin d'éviter le reproche de
stérilité - et la prière de Anne, la mère
de Samuel, est un exemple familier à tous de cette pratique275 - nous pourrions aisément comprendre non seulement la
tradition des fils de Dieu, qui procréèrent des enfants
par les filles des hommes276,
mais aussi le fait qu'un très grand nombre de Juifs portaient
des titres divins277.
En effet, beaucoup d'hommes et- de femmes, dont les mères
avaient visité ces sanctuaires pour obtenir des enfants,
pouvaient être regardés comme les véritables
enfants du dieu et étaient censés recevoir leur nom en
conséquence278 … Donc les croyances et les coutumes syriennes .d'aujourd'hui nous
fournissent l'explication de la prostitution religieuse pratiquée,
aux temps anciens, dans ces mêmes régions. Alors, comme
maintenant, des femmes avaient recours au dieu local, Baal ou Adonis
des Anciens, le Abou Rabah279,
ou Saint Georges de nos jours, pour satisfaire le désir
naturel d'un coeur de femme ; et alors, comme maintenant, le rôle
du dieu local était rempli par des hommes consacrés
qui, en le personnifiant,, pouvaient croire sincèrement
qu'ils agissaient par une inspiration divine et que les fonctions
qu'ils remplissaient, nécessaires, voire même
méritoires, assuraient la fertilité du pays et la
propagation de l'espèce humaine.
- Les
Jardins d'Adonis chez Frazer
"La
meilleure preuve que nous puissions donner pour démontrer
qu'Adonis était une divinité de la végétation,
et principalement du blé280,
est fournie par ce qu'on appelle les "Jardins d'Adonis".
Il
est très naturel d'interpréter ces jardins cl' Adonis
comme figurant Adonis ou manifestant sa puissance ; ils
représentaient le dieu dans sa nature originale, sous la forme
végétale, tandis que les statuettes qui accompagnaient
les jardins, pour être aussi immergées dans les
eaux, le figuraient sous sa forme humaine et plus récente. Si
nous voyons clair, toutes ces cérémonies d'Adonis
eurent pour intention première d'agir comme des charmes
destinés à encourager la croissance ou le
renouveau de la végétation et le principe, dont on
attendait cet effet, était celui de la magie
homéopathique ou imitative. En misant la croissance des
récoltes, on espère assurer une bonne récolte,
la germination précipitée du blé et de
l’orge dans les jardins d'Adonis avait pour but de faire lever le
grain et l'engloutissement de ces jardins dans les eaux était
un charme magique pour obtenir une quantité satisfaisante
de pluie fertilisante.
... En Sardaigne, on ensemence encore
des jardins d'Adonis à l'occasion de la grande fête du
solstice d'été, qu'on nomme la Saint-Jean. A la fin de
mars ou au premier avril, un jeune villageois va se présenter
à une jeune fille et la prie d'être sa "Comare"
(Commère), offrant d'être son "Compare"
(Compère), l'invitation est considérée
comme un honneur fait à la famille de la jeune fille et elle
est acceptée avec joie. A la fin mai, la jeune fille
confectionne un vase avec l'écorce d'un chêne-liège,
elle le remplit de terre et y sème une poignée de blé
et d'orge. Ce pot est exposé au soleil et fréquemment
arrosé, de sorte que le grain germe vite et les tiges se
trouvent déjà être hautes à la veille de
la Saint-Jean (le vingt-trois juin). On appelle alors le vase
verdoyant du nom de "Erme" ou "Venneri". Le jour
de la fête, l'adolescent et la jeune fille, parés de
leurs plus beaux atours, accompagnés d'un cortège et
précédés par des enfants qui gambadent et
folâtrent, s'en vont, en procession à l'église
aux abords du village. Là, ils cassent le pot en le frappant
contre le portail du Saint Lieu ; ensuite, ils s'asseyent en rond sur
le gazon et mangent des oeufs et des herbes aux sons des flûtes.
On verse du vin dans une coupe, qui passe de bouche en bouche. On se
tient par la main, en chantant "Commère et Compère
de Saint Jean". Le refrain se répète indéfiniment,
tandis que les flûtes jouent leur ritournelle. Quand on est las
de chanter, on se met à danser en rondes d'une gaieté
folle et cela dure jusqu'au soir. En Sicile, nous retrouvons des
coutumes du même genre. En certaines parties de Sicile, les
compères et les. commères de Saint Jean s'offrent
réciproquement des assiettes pleines de blé en herbe,
ou de lentilles, ou d'autres petites graines germées, qui ont
été semées quarante jours avant la fête
...
Il est possible, comme le suppose R.
Wünsh281,
que, dans ces coutumes du solstice d'été en Sardaigns
et en Sicile, Saint Jean ait remplacé Adonis. Nous avons vu
que les rites de Tammouz ou Adonis tombaient généralement
vers la mi-été ; d'après Saint Jérôme,
c'était en juin282.
Et il y a encore un autre point d'affinité entre les deux
fêtes, la païenne et la chrétienne, outre
l'analogie au sujet des vases d'herbes et de grains. Dans toutes
deux, l'eau jouait un rôle prédominant. A Babylone, à
cette fête de la mi-été, l'effigie de Tammouz,
dont le nom passe pour signifier "vrai fils de l'eau
profonde", était baignée d'eau pure; à la
fête estivale d'Alexandrie, le simulacre d'Adonis, comme celui
de sa divine amante, Aphrodite, étaient noyés ensemble
dans les flots ; et, à la célébration du
solstice d'été en Grèce, les jardins
d'Adonis étaient lancés Boit dans la mer, soit dans les
fontaines.
Or, ce qu'il y a de remarquable dans
la fête de la mi-été associée au nom
de Saint Jean, c'est, ou bien c'était, l'habitude du bain pris
soit dans la mer, soit dans les sources, dans les fleuves, voire dans
la rosée, la veille de la fête ou à l'aube de ce
jour. Les gens du commun et, en particulier, les femmes croyaient que
l'ablution dans l'eau à la veille de la Saint Jean lavait les
péchés et écartait tout malheur dans l'année
suivante.
... Mais qui donc fut remplacé
par Saint Jean-Baptiste ? La divinité déposée
était-elle réellement Adonis, comme la démonstration
qui précède paraît le présumer ? Il est
possible qu'il en ait été ainsi en Sardaigne et en
Sicile car, dans ces îles, l'influence sémitique était
certes profonde et probablement durable.
... Quand nous nous souvenons de la
fréquence et de l'adresse avec lesquelles l'Eglise a bu
greffer la nouvelle foi sur le tronc antique du paganisme, nous en
concevrons l'idée que la célébration pascale du
Christ mort et ressuscité était montée sur une
célébration similaire de l'Adonis mort et
ressuscité, qui, comme nous avons lieu de le croire,
s'exécutait durant la même saison en Syrie. Le type créé
par les artistes grecs de la déesse inconsolable, portant
son amant dans les bras, ressemble, et a peut-être servi de
modèle, à la "Pieta" de l'art chrétien
...
A cet égard, une mention
célèbre de Saint Jérôme pourrait être
significative. Il nous dit que Bethléem, le lieu de naissance
traditionnel du Seigneur, était ombragé d'un bosquet
appartenant au seigneur syrien, bien plus antique encore,
Adonis, et que là où l'enfant Jésus versait des
larmes, on avait, pleuré sur l'amant de Vénus.
Quoiqu'il ne le dise point expressément, Saint Jérôme
semble avoir pensé que le bosquet d'Adonis avait été
planté par les païens après la naissance du
Christ, dans le but de profaner le lieu sacré.283 En cela, la Père de l'Eglise latine a pu faire une erreur. Si
Adonis était, en effet, l'esprit du blé (ce que nous
avons déjà démontré), on n'aurait pu
inventer un vocable plus convenable pour sa demeure que celui de
Bethléem, "la maison du pain", des siècles
avant la naissance de Celui qui disait: "je suis le pain de
vie". Même en supposant qu'Adonis ait suivi, et non
précédé, le Christ à Bethléem, le
choix de sa tragique image pour détourner les chrétiens
de leurs serments d'allégresse à leur Seigneur
nous semble des mieux appréciés, car il faut nous
souvenir de la similitude des rites qui commémoraient, pour
l'un comme pour l'autre, la mort et la résurrection. L'un des
premiers sièges du culte du dieu nouveau était Antioche
et c'est là, ainsi que nous l'avons vu, qu'on célébrait
la mort de l'ancien dieu en grande pompe tous les ans. La date
de la cérémonie se précise, peut-être, par
une circonstance qui survint lorsque Julien entra dans la cité,
au moment d'une fête d'Adonis. Lorsque l'empereur se
rapprocha de la cité, il fut accueilli avec des prières
publiques, comme s'il eut été un dieu, et il fut étonné
d'entendre les voix d'une grande multitude s'écrier que
l'Etoile du Salut venait de poindre au levant. Ceci a pu n'être
qu'une flatterie servile d'une foule orientale, obséquieuse
vis-à-vis; de l'empereur. Mais il est également
possible que le lever d'une étoile brillante ait donné
régulièrement le signal de commencer la fête et
que, par hasard, l'astre ait émergé à la lisière
de l'horizon oriental Juste an moment, où l'empereur romain
arrivait près de la ville ...
Donc, nous pouvons conjecturer que la
fête d'Adonis était régulièrement
fixée de telle sorte qu'elle put coïncider avec
l'apparition de Vénus, soit l'étoile du matin,
soit l'étoile du soir, mais l'astre, que saluaient les gens
d'Antioche à la fête, s'était levé à
l'Orient, par conséquent, si c'était bien Vénus,
ce ne put être que l'étoile matinale. A Aphaca en Sytie,
où se dressait un temple célèbre d'Astarté,
le signal pour la célébration des rites semble avoir
été donné par l'apparition d'un météore
qui, à certains jours, tombait comme un astre du haut du
Liban jusque dans le fleuve Adonis. On croyait que ce météore
était Astarté284 en personne et son vol à travers les airs a pu
naturellement être interprété comme la descente
de la déesse amoureuse dans les bras de son amant.
... S'il en était, ainsi, nous
pouvons imaginer que c'était aussi cette étoile
matinale qui guida les Mages de l'Orient à Bethléem, le
lieu sacré qui, pour parler comme Saint Jérôme,
entendit. les pleurs de l'enfant Jésus et les
lamentations pour Adonis"285.
- Le
syncrétisme d'Adonis selon Wahib Atallah286
"Le syncrétisme d'Adonis"
constitue l’étape
avant-demière de notre enquête sur la mythologie
d'Adonis. Atallah, dans ce chapitre, traite d'un thème
qui est à l'origine de tous les malentendus à propos'
des interprétations du personnage d'Adonis. L'objectivité
de son propos nous permettra ailleurs de bien situer cette divinité
et de la découvrir sous sa véritable forme. Que nous
dit Atallah à ce propos ?
"Ce que les travaux des
dernières années ont peut-être le mieux établi
pour les mystères hellénistiques est le syncrétisme
constant qui s'y fait jour". Cette constatation de P. Boyancé287 se vérifie pleinement dans le cas d'Adonis. Nous avons déjà
plus d'une fois eu l'occasion de signaler la parenté d'Adonis
avec d'autres figures, comme Linos, Hyakinthos, Eros, Phaon,
etc288 ... Cette parenté se manifeste seulement dans les attributions
de ces figures divines. Mais, à l'époque
hellénistique, des confusions ou plutôt des fusions sa
produisent entre le parèdre d'Aphrodite et d'autres divinités.
Plutarque289 rapporte qu'à son époque on croyait qu'Adonis
n'était autre que Dionysos et, ajoute l'historien, la plupart
des rites qu'on accomplit, durant les fêtes en l'honneur de
l'un et de l'autre confirment cette croyance. Phanoclès, poète
élégiatique, poursuit Plutarque, n'a-t-il pas dit :
"Lorsque Dionysos qui hantait les montagnes passa par la sainte
île de Chypre, il vit le divin Adonis et l'enleva" ?
Le même Plutarque290 cite le cas de personnes qui se plaisent à "collectionner"
les coïncidences fortuites et aiment à y reconnaître
des concordances préétablies. Elles notent, par
exemple, que deux Attis sont célèbres, l'un est Syrien,
l'autre Arcadien, et tous deux furent tués par un sanglier.
Pausanias291 raconte, d'après le poète Hermésianax de
Colophon, l'histoire d'un Attis originaire de Phrygie qui émigra
en Lydie et y célébra, pour les lydiens, les orgies en
l'honneur de la Mère qu'honoraient les habitants de ce
pays ... L'Attis d'Arcadie nous est inconnu, tandis que l'Attis
Syrien nous paraît bien être Adonis.
Entre Adonis et Osiris, le
syncrétisme paraît encore plus marqué. Après
avoir décrit le rituel d'Adonis à Byblos, Lucien ajoute
; "Il y a quelques
habitants de Byblos qui prétendent qu'Osiris d'Egypte est
inhumé chez eux et que ces deuils et ces orgies ne sont pas
célébrés en l'honneur d'Adonis, mais qu'ils le
sont tous en celui d'Osiris..."292.
L’analogie entre ces deux rites est
évidente. Dans les fêtes d'Osiris, le rituel devait,
sans doute, être en rapport avec les aventures maritimes du
dieu293
et Plutarque294 atteste l'existence d'une fête du retour d'Isis de Phénicie,
célébrée le 7 du mois de Tybi295.
Dans le culte d'Osiris, comme dans celui d'Adonis, on faisait germer
des semences. Mais il est inutile de pousser plue loin cette
comparaison ; les "lits d'Osiris" et les "Jardins
d'Adonis" présentent des caractères
profondément différents; de même, entre Adonis et
Osiris, apparaissent des différences spécifiques qui
séparent ces deux figures divines296.
Pourtant, à l'époque
gréco-romaine, les équivalences, dues probablement
à des spéculations théologiques, ont été
établies entre Adonis, Osiris et bien d'autres divinités.
Dans sa Réfutation
de toutes les hérésies,297 Hippolyte raconte comment, devant le peuple rassemblé au
théâtre, un acteur, revêtu d'un costume
magnifique, paraît sur scène en touchant la harpe
et expose les grands mystères, sans comprendre le sens de ses
paroles. Il chante, par exemple ; "Que tu sois le rejeton de
Cronos ou celui du bienheureux Zeus ou de la grande Rhéa,
je te salue, Attis, triste victime de la mutilation de Rhéa.
En Assyrie, tu es appelé Adonis, trois fois regretté ;
en Egypte, Osiris ; en Grèce, le Croissant céleste de
la lune, la sagesse ; à Samothrace, le vénérable
Adamas ; chez les Hémoniens, Corybas ; et, en Phrygie, tantôt
Papas, tantôt le cadavre ou le dieu ou le stérile ou le
chevrier ou l'épi vert: moissonné ou le Joueur de flûte
qu'a enfanté la féconde amante". Il veut
dire, poursuit Hippolyte, que c'est Attis qu'on honore sous ces
formes variées et qu'on célèbre dans des hymnes
comme celui-ci : "Je chanterai Attis, le fils de Rhéa,
non au son des trompettes, ni des flûtes des Courètes de
l'Ida, mais aux accents de la lyre chère à Phébus.
Je mêlerai les cris ; Evoé, évan ; car il est
Pan, il est Bacchus, il est le pasteur des astres éclatants".
Ces accents de théocrasie
mystique, nous les retrouvons chez Damascius298 et surtout dans un "hymne orphique" consacré à
Adonis299.
"Ecoute ma prière, esprit très bon,
qui porte beaucoup de nous:
Eubouleus aux formes variées,
Brillant nourricier de tout le monde ;
A la fois jeune homme et jeune fille ...
Adonis tantôt éteint et tantôt
lumineux ;
Tu favorises la végétation et tu as deux
cornes ...
Ineffable, lamentable dans ta beauté,
Heureux chasseur, aux longs cheveux,
Aux doux pensers, tendre rejeton de Kyppris,
Fruit d'Amour ; joie des désirs
de Perséphone aux belles tresses,
Tu habites tantôt sous le sombre Tartare
Et déjà en fruit mûr tu reviens vers
l'Olympe.
Viens, bienheureux, apportant à
tes sujets les fruits de la terre".
La synthèse des dieux et de
leurs attributs est manifeste dans cet hymne comme dans la plupart
des autres hymnes orphiques. Comme Adonis, Phanès (VI,l), Misé
(XLII,4) et Artémis sont présentés, par
exemple, sous une forme à la fois masculine et féminine.
Attis a été mutilé, c'est-à-dire séparé
des parties matérielles et inférieures de la
création, pour passer à l'existence éternelle,
là-haut, où il n'y a ni femelle, ni mâle, mais
une nouvelle créature, un homme nouveau qui est androgyne300.
"L'hymne à Adonis;"
et les autres "hymnes orphiques" en général
paraissent être l'écho des préoccupations
théologiques de l'époque hellénistico-romaine.
Leur unité de style et d'inspiration limite leur portée
historique et, s'ils ont été réellement
chantés"durant des cérémonies du culte à
Pergame, vers la fin du IIe siècle de notre ère, il serait hasardeux d'étendre
leur usage à d'autres communautés et à d'autres
époques301.
Signalons, enfin, que le syncrétisme évident des
"Hymnes orphiques" respecte, au moins dans la prière
finale de chaque hymne, le caractère particulier de
chaque divinité invoquée. C'est ainsi, par exemple,
qu'on demande à Héphaïstos, la maîtrise du
feu ; à Diké, un sort équitable ; aux Charités,
la richesse ; aux Nuées, la pluie ; à Eilithya, des
enfants. A Adonis, qu'on avait gratifié d'un nombre imposant
d'attributs, on demande enfin d'apporter les fruits de la terra ; ce
qui convient parfaitement à une divinité de la
végétation et de la fertilité du sol.
Malgré cette réserve,
le syncrétisme de l'époque gréco-romaine reste
une donnée certaine. Et l'on comprend, dans ces conditions,
que les écrivains, chrétiens aient dirigé leurs
attaques des mystères, païens contre l'ensemble des
divinités du paganisme et qu'ils aient associé, dans
leur réfutation des hérésies, Adonis à
d'autres divinités titulaires de mystères. Voilà
peut-être l'origine de la tradition des mystères;
d'Adonis et des rites secrets dans son culte, Les tenants de cette
théorie sont bien embarrassés lorsqu'il s'agit
d'en fournir une preuve directe. Tel est, par exemple, le cas de
Franz Cumont. Ce savant parle à plusieurs reprises des
mystères d'Adonis302 et, chaque fois, il se réfère à ses Religions
orientales303.
Cette note rappelle un passage d'Hippolyte304 et ajoute : "La suite prouve qu'il s'agit des mystères
d'Adonis". Nous avons déjà cité ce texte
d'Hippolyte305 et n'y avons vu qu'un syncrétisme très développé.
Franz Cumont, dans cette même note, rappelle aussi un
témoignage d'Origène306 où cet écrivain parle seulement des "mystères
syriens et indiens" mais nullement d'Adonis. Il cite enfin le
texte suivant d'Ammian Marcellin307:
"les femmes pleuraient, se battaient la poitrine et, à
leur façon, se lamentaient sur l'espoir de leur peuple
(le fils du roi Gumhates) ravi à la fleur de l'âge, tout
comme on voit souvent pleurer les fidèles de Vénus
dans les fêtes annuelles d'Adonis qui est une sorte de symbole
des fruits mûrs, selon l'enseignement des religions mystiques".
Y a-t-il vraiment dans ce texte une preuve qu'Adonis a connu des
mystères et des rites secrets ?
Ceux qui croient aux mystères
d'Adonis manifestent un embarras analogue lorsqu'ils essayent de
donner une idée des rites secrets de ce dieu. Tour F.E.
Brown308,
il devait s'agir de danses mimées sur le thème des
aventures d'Adonis ; pour Franz Cumont309,
c'était la sépulture donnée à la
statue d'Adonis, l'onction des fidèles et la Joie de la
résurrection. Phyllis Lehmann310 avait considéré les "unspeakable actions"
qui étaient en réalité des pratiques que
les écrivains chrétiens taisaient par pudeur, comme un
élément constitutif des mystères d'Adonia.
Gustave Glotz311 avait imaginé la représentation d'un drame mystique
relatant la mort et la résurrection d'Adonis.
Cet examen des textes ne nous a
fourni aucun argument décisif en faveur des mystères
d'Adonis. Faut-il pour
autant en nier simplement l'existence ? Ce serait faire preuve
d'un scepticisme excessif. Il n'est pas exclu, en effet, à
cause même du syncrétisme que nous venons d'évoquer,
que le culte d'Adonis ait comporté la célébration
de "mystères" qui n'avaient plus rien de secret, par
analogie avec d'autres cultes; et dans le cadre d'une sorte de
Panthéon. Ce phénomène; s'il a eu quelque
réalité, se serait produit à une époque
très tardive.
Nous ne sommes pas les seuls à
éprouver des doutes à l'égard
des mystères d'Adonis. Dans; un mémoire remarquable,
Pierre Lambrechts312 a récemment étudié la question et, avec
véhémence, s'en est pris à la théorie de
Phyllis lehmann et de ses devanciers, F. Cumont, G. Glotz, etc... Il
examine d'abord la notion et les caractères d'un culte à
mystères et conclut à des différences capitales
entre les mystères de l'époque classique et cens de
l'époque gréco-romaine. Puis, il s'élève
contre la tradition attribuant aux mystères perses,
syriens, égyptiens ou phrygiens une origine orientale.
Les mystères. d'Isis-Osiris, de Mithra, de
Cybèle-Attis, tend à prouver Pierre Lambrechts, se
seraient constitués sous l'influence des mystères
de la Grèce.
Dans une deuxième partie,
l'auteur examine rapidement les témoignages apportés
par P, lehmann en faveur des "prétendus mystères
d'Adonis". Ces témoignages ne sont pas antérieurs
au Ile siècle de notre ère, alors que le culte d'Adonis
était déjà connu en Grèce depuis le Ve
siècle av.J.C, et peut-être même plus tôt.
Puis il rejette les témoignages tardifs où les notions
d'"orgies,", de "mystères", de "télétai."
ne correspondent, plus aux conceptions de l'époque classique.
Avec quelques réserves, nous avons partagé les doutes
de ce savant au sujet de l'existence et de la nature des mystères
d'Adonis. Mais, sur la question de l'origine des mystères
orientaux, ses positions nous semblent, catégoriquement
tranchées. Que les mystères orientaux aient été
grécisés en partie, cela est certain, mais qu'ils aient
eu une origine grecque, qui oserait l'affirmer sans nuances ? Sur les
rives de la Méditerranée où de tout temps les
différentes civilisations se sont rencontrées dans les
rapports et les sens les plus divers, il serait tout juste permis de
chercher à démêler les grands courants
d'influences et, encore, à des périodes déterminées
et relativement récentes. Cela est si vrai que la question des
origines a toujours reflété un mode de penser commun à
une époque bien plus qu'un progrès historique forcément
limité. Le problème des origines se pose mais ne se
résout pas".
Ainsi se termine l'étude
détaillée de M. Atallah qui témoigne de
profondeur de jugement et de clarté de vue.
D - L'Adonis
Ugaritique de Robert du Mesnil du Buisson313
Aucun des auteurs qui ont assisté
aux découvertes d'Ugarit, plus que Du Mesnil, n'en a tiré
profit pour expliquer le mythe d'Adonis. Si les anciens n'ont fourni
que des témoignages brefs et parfois contradictoires, les
textes d'Ugarit aux yeux de Du Mesnil fournissent, cette fois-ci des
renseignements confirmant le Sanconiathon de Philon de Byblos. Du
Mesnil tente de retrouver, dans cette mythologie cananéenne
et sous le vocable de Baal, le vrai
visage d'Adonis tué par les bêtes féroces.
Réussira-t-il à renouer les chaînons
qui séparent l'Adonis de Byblos du Baal d'Ugarit ? Seuls ces
petits extraits de s'a recherche confirmeront ou infirmeront sa
démarche.
1 - Traits
de Mythologie Phénicienne d'après Philon de Byblos Le
Très-Haut Créateur de l'Homme à Beyrouth.
Philon
de Byblos, qui écrivait vers la fin du 1er siècle de
notre ère ou le commencement du Ile, a laissé une
histoire des débuts de l'humanité dans laquelle il
utilise des sources plus anciennes et des traditions qu'il a
recueillies à Byblos et sur la côte phénicienne.
Ses informations, parfois précieuses, sont livrées sans
aucun examen critique et assez maladroitement liées bout à
bout pour donner l'aspect d'un récit continu. Il vous
appartient de les examiner une à une pour juger de leur
valeur.
Après avoir décrit un
certain nombre de générations et les auteurs
d'inventions diverses, la dernière
étant "l'usage des simples, les remèdes contre les
animaux vénéneux et les incantations", il
ajoute "A l'époque de ceux-ci arriva (ou naquit) un
certain Elioum ou Elioun, nommé Très-Haut, et une
femme, nommée Bêrouth, qui habitaient aussi près
de Byblos. De ceux-ci naît Epigeios; Autochtone que plus tard
on nomma Ouranos .....; il lui naît une soeur des mêmes
parents, qui aussi fut nommée Se ... leur père, le
Très-Haut, ayant terminé (sa) vie dans une lutte avec
des bêtes féroces, fut divinisé ; à lui,
ses enfants consacrèrent des libations et, des sacrifices"314.
Pour retrouver dans ce texte les informations anciennes reçues
par l'auteur et les commentaires ou les modifications qu'il y a
ajoutés pour les besoins, de son récit, il faut
examiner chaque partie.
Le début : "A
l'époque de ceux-ci arriva (ou naquit) un certain Elioum
ou Elioun nommé Très-Haut" nous met en présence
du Dieu-Créateur. L’Ancien Testament nous a appris, en
effet, que "Elyon" Très-Haut est le même que
El315,
Elohim316,
et Iahvé317.
Un grand nombre de fois, ce nom est employé pour désigner
Dieu. Il s'ensuit que les premiers mots constituent évidemment
une cheville introduite par l'auteur pour lier son récit
à ce qui précède. Dans le texte original,
le Très-Haut apparaissait certainement à l'origine
du monde. On devait lire, au début, une expression comme
"berê'sit", "au commencement", de la Genèse
(I,1) ou l'Evangile de Jean (I,1), de même sens : "A
l'origine des temps, il y avait Elyôn", "nommé
Hypsistos", "Très-Haut", est évidemment
une glose de l'auteur qui traduit un nom sémitique en grec. Il
rejoint ici la Septante. Le nom d'Elyôn est traduit en grec par
l'auteur Elion ou Elioum, suivant les manuscrits. Nous pensons
que cette transformation de l'ô long de l'hébreu en son
adouci indique que l'auteur travaillait sur un texte en phénicien
ou, plus probablement, utilisait, des renseignements exprimés;
dans cette langue. La variante "m" ou "n" en
final est sans importance ; elle s'explique par une réaction
du grec en présence des finales sémitiques.
Après nous avoir présenté
Elioun-Très-Eaut, Philon de Byblos l'associe à "une
femme nommée Bêrouth". Le nom de "Béryth"
étant exactement celui qu'emploient les auteurs grecs pour
désigner la ville de Beyrouth, on ne peut hésiter à
y reconnaître une déesse éponyme. De toute
évidence, ce couple avait son temple à Beyrouth et
c'est dans cette ville que l'auteur en a recueilli l'image qu'il nous
transmet. A Beyrouth, Elioun se substitue exactement à El, à
Byblos. Même situation prééminente, même
rôle de créateur. L'un et l'autre sont les fondateurs de
leur ville à l'origine du monde. Selon la tradition giblite
rapportée par Philon de Byblos318,
El-Kronos a entouré sa maison d'un mur et fondé la
première ville du monde, Byblos en Phénicie. Nonnos a
recueilli à Beyrouth même la tradition opposée
suivant laquelle "Béryte est à l'origine de la
vie", "la demeure des hommes contemporains de l'Aurore"319.
Tyr avait certainement la même, prétention ; Ezéchiel320 s'en fait l'écho en disant, que son roi était "en
Eden, le jardin d'Elohim", "le jour où il fut créé",
et Nonnos, en révélant que Tyr est née, avec
"Aiôn" l'Univers321,
ne dit pas-, le nom du fondateur. Philon de Byblos permet de
suppléer à ce défaut d'information en nous
apprenant le nom du dieu créateur à Beyrouth : Elioun.
Cette origine du renseignement est importante à noter car elle
nous oriente vers la partie d'un des informateurs anciens de
Philon de Byblos : Sanchoniathon de Beyrouth. Le couple d'Elioun et.
Bêrouth, présentés, comme les dieux créateurs
dans la ville, a évidemment un caractère archaïque
qui permet de considérer ce renseignement comme
authentiquement très ancien. A l'époque de Philon
de Byblos, les grands dieux de Beyrouth étaient Poséidon
et la Tyché, Astarté-Atargatis. Nous le savons par la
numismatique et Philon de Byblos en était aussi informé,
car il dit qu'El-Kronos donna Beyrouth, à Poseidon322.
Il n'ignorait pas non plus qu'Astarté avait détrôné
les anciennes déesses de la Phénicie, les Ashérat
représentées par des arbres ou des troncs d'arbres, ou
même un simple poteau323.
C'est sous cette forme qu'il faut nous représenter l'ancienne
déesse Bêrouth, épouse d'Elioun …
Nous en arrivons à une
affirmation plus grave et. qui nous paraît d'origine : d'Elioun
et de Bêrouth naquit "Epigeios-Autochtone" ou
"Epigeios dit aussi Autochtone". Il est évident que
l'auteur traduit ici un nom sémitique, comme il l'a fait pour
Elioun qu'il a rendu par Hypsistoso "Spigeioa" formé
de "Epi" et de "&en" veut dire (qui est) "sur
terre". "Autochtone" de "Autos" et "Chton",
"terre", "sol", se traduit "Celui (du) sol".
Ces noms définissent l'homme mais l'auteur ne nous dit pas le
nom sémitique d'où il est parti. Nous constatons
seulement que, dans les deux mots' grecs que ce nom lui a suggérés,
l'élément essentiel lui a paru la terre, le sol.
Or, c'est précisément celui que nous trouvons dans le
nom d'"âdâm", "l'homme", et aussi "le
premier homme", Adam. Quelle que soit sa racine réelle,
le mot évoque aussitôt celui d'"Adâmâh",
"la terre", "le sol", "la contrée".
Adam voudrait dire "de la terre", "du sol", et
ceci concorde avec les détails que donne la Genèse sur
sa création, îhi-lon de Byblos ne pouvait traduire ce
nom mieux qu'il a fait. Nous devons donc comprendre : "d'Elioun
et de Bêrouth naquit l'Homme", c'est-à-dire le
premier homme, alias Adam. Comme on le voit, ce couple divin se
substitue à Elohim (Gen. I, 26) ou à Iahvé
Elohim (Gen. II, 7), avec cette différence que celui-ci
n'enfante pas l'homme mais le fabrique.
A Ras Shamra, au XIVe siècle avant J.C., El était considéré
comme le "père de l'homme ou Adam" (ab adam), comme
il était le père des dieux ; la mère en était
Ashérat ou la Grande Ashérat de la mer. Toutefois
l'ambiguïté du sens des racines BNH et BRH dans les
langues sémitiques - "enfanter", "construire",
"fabriquer", "créer" - empêche de
dire si cette maternité s'est, exercée par les voies
naturelles ou par fabrication avec de l'argile. C'est un point que
nous examinerons plus en détail dans une prochaine étude.
Mais revenons à notre texte,
Philon, après avoir mentionné la naissance d'Epigeios
Autochtone, ajoute "que plus tard on nomma "Ouranos",
"ciel", et qu'il eut des mêmes parents une soeur
nommée aussi "Gê", "terre"".
Nous avons ici une cheville grossière dont l'auteur a le
secret : il s'agissait d'amener Ouranos et Gê dont il avait
besoin pour introduire l'histoire de Kronos (= El), dont les. auteurs
grecs font un fils d'Ouranos et de Gê : il n'a rien trouvé
de plus adroit que de nous dire que l'Homme devint plus tard le Ciel
! Mais ceci n'est qu'une question de présentation. Pour
le fond, il subsiste que l'auteur considère Ciel et Terre
comme des enfants d'SElioun et de Bêrouth, comme l'Homme
lui-même ; c'est dire que les dieux sont les créateurs
du ciel et de la terre. Oh y verra un correspondant de Genèse
I,1 : "Elohim créa (ou enfanta, barâ) les cieux et
la terre".324
Notre conclusion est donc que Philon
de Byblos a utilisé ici un texte apparemment très
ancien, dû peut-être à Sanchoniathon de Beyrouth,
qu'on peut établir à peu près ainsi: "Au
commencement, Elioun et Bêrouth créèrent
l'Homme et le ciel et la terre". Ceci n'est ni Israélite,
ni Ugaritique, ni Grec naturellement, mais serait assez bien le début
d'un récit de la création apparemment propre au milieu
cananéen de Beyrouth.
2 - Baal
tué par des bêtes féroces
Le texte de Philon
prend fin d'étrange manière : "leur père,
le Très-Haut, nous dit-il, ayant terminé (sa) vie dans
un combat de bêtes féroces, fut, divinisé ; à
lui, (ses) enfants (Epigeios, Ouranos et Gré) consacrèrent
des, libations et des sacrifices". L'auteur a bien senti le
ridicule de ce dieu créateur dévoré par des
bêtes féroces, mais il n'a pas voulu manquer l'occasion
de nous montrer que les dieux de la Phénicie étaient
des hommes, divinisés après leur mort suivant la
doctrine évhémériste ! C'est évidemment
lui qui a ajouté de son crû que le Très-Haut
avait été divinisé après sa mort et
que ses enfants lui avaient, voué des sacrifices. Le texte
originel, qui ignorait cette doctrine, ne disait certainement rien de
semblable ; volontairement ou involontairement Philon l'a mal
interprété. Le renseignement reçu devait se
réduire à ceci : un dieu, dont le nom pouvait se
confondre avec celui d'Blioun, fut tué dans une lutte contre
les bêtes féroces. Il s'agit d'un mythe et, apparemment,
d'un dieu mourant et ressuscitant. Il ne doit pas être
très difficile à retrouver, car, dans le Panthéon
phénicien, comme dans tout autre, les dieux qui périssent
ainsi sont très peu nombreux. Certes, à l'époque
de Philon, un des dieux les plus populaires en Phénicie était
Adonis tué par un sanglier, alors qu'il chassait dans le
Liban, mais son histoire était trop connue pour que l'auteur
ait pu parler de "bêtes féroces" au pluriel et
faire allusion à ses enfants, chacun sachant qu'il est
mort à la fleur de l'âge, sans postérité.
On savait aussi qu'il n'était pas le créateur de
l'homme, ni le Très-Haut. De plus, ses noms d'Adonis et de
Tammouz ne prêtaient pas à confusion avec celui
d’Elioun.
Il nous faut rechercher dans des
sources plus anciennes un dieu oublié ou mal connu à
l'époque de Philon de Byblos. La légende d'Anat et
d'Aliyan Baal nous le fournit. Les tablettes de Ras Shamra nous ont
appris qu'Aliyan Baal fut tué par des bêtes, féroces,
las Dévorants, contre lesquels il combattait. Ces êtres
fantastiques ont le corps d'un buffle à garrot proéminent,
avec une "face de Baal"325.
Nous savons de plus qu'il est permis de parler des enfants d'Aliyan
Baal : il a mis au jour trois filles, Prdy, Tly et Arsy, et au
moins un fils (Mt).
...
Reste à expliquer comment Philon de Byblos a pu confondre des
dieux aussi différente qu'Aliyan Baal et Elioun. Le premier
était essentiellement un dieu-fils, jeune et "batailleur,
le second, un dieu-père, qui serait figuré avec une
barbe et au repos … Nous pensons que la similitude établie
volontairement par Philon de Byblos tient surtout à une
question de nom. Il était très facile de confondre
Aliyan avec Elioun ; il s'agit bien du même mot rendu
emphatique par la "noun" final326.
Notre conclusion est donc que cet
auteur a, utilisé ici des documents anciens qu'il avait entre
les, mains. Il n'est pas exclu que ce fussent des tablettes du
genre de celles de Bas Shamra dont le Golophon portait le nom de
Sanchoniathan, un scribe, et que des prêtres étaient
peut-être capables encore de les déchiffrer"327.
3 - Un
récit juif de la création
Outre le récit de la création
dont nous avons examiné un fragment au début de
cette étude, Philon
de Byblos328 en a connu un autre tout différent qu'il a utilisé au
commencement de son histoire
primitive.
En voici la traduction : "Ensuite
il dit que naquit du vent Kolpia
et d^une femme Baau, qui signifierait la nuit, Aiôn et
Protogonos, hommes mortels ainsi nommés ; or Aiôn aurait
inventé de se nourrir du fruit des arbres. Ceux qui auraient
été issus de ceux-ci se seraient appelés Génos
et Généa"329.
Bochart, Renan, Lenormant, Baudissin,
Lagrange et d'autres ont reconnu que ces noms avaient été
inspirés par le texte hébreu du début de la
Genèse330.
Philon de Byblos les aurait trouvés dans une sorte de
paraphrase du récit de la création,' rédigée
par des philosophes évhéméristes d'époque
hellénistique et romaine. Ce serait eux qui seraient les
auteurs de la construction assez grossière accueillie avec
satisfaction par Philon de Byblos.
Le "vent" traduit bien
l'hébreu "roûâh" "le souffle",
d'où l’"Esprit" et l'"Esprit par excellence",
Dieu. Ezéchiel, parlant de l'âme humaine qui doit venir
animer les corps reconstitués, s'écrie "Esprit
(roûâh), viens des quatre vents (rouhôt)"331.
Kolpia (qu'on peut traiter comme un
mot invariable) offre une transcription de "qôl pî
yâh" "voix de (la) bouche de Iahvé"332.
Dans la Genèse333,
il est bien question, en effet, de la voix de Iahvé sous la
forme de "quoi Yahveh". Renan remarque que Yah pour Iahvé
marquerait une influence rabbinique tardive ou, peut-être,
gnostique, ou prégnostique.
Pour
Renan334,
puis pour Lagrange335,
"Baau." est une transcription évidente de
"bohoû", "chose informe", terme dont la
Genèse336 qualifie la Terre avant la création, c'est-à-dire le
Chaos. Pour les rédacteurs de la Genèse, le monde avant
la création était composé d'un noyau de terre
recouvert par de l'eau saumâtre. L'Esprit de Dieu, comparable à
un souffle, enveloppait le tout... Philon, puisant dans un texte de
la Genèse, a essayé de deviner le sens du mot en
utilisant la phrase qui suit ; "et l'obscurité était
sur la surface de la mer". Il en a conclu que Baau signifie
"la nuit", "l'obscurité". Il entrait dans
les vues de son temps. Bérose parle "des ténèbres
et de l'eau" comme formant l'élément primordial337 pour le second couple de mots "Aiôn et Protogpnoe",
il n'y a pas de réelle difficulté. "Protogonos"
peut se comprendre "Né-le-premier" ou "première
génération". De toute manière, il s'agit
évidemment de la création du premier homme.
Quant au personnage cité
d'abord et qui porte un nom masculin bien connu des Grecs des
premiers siècles de notre ère, il est clair que c'est
un homme et non une femme et ceci fait écarter l'explication
qui voudrait que Aiôn soit Eve, Hawâh. La transcription
serait donc très défectueuse338.
On remarquera aussi que, dans l'Ancien Testament, comme dans les
écrits juifs ou chrétiens postérieurs, jamais
Eve n'est nommée avant le premier homme. Cette identification
d'Eve avec Aiôn n'est cependant pas nouvelle, puisqu'elle se
trouve déjà mentionnée dans l'Encyclopédie
de Diderot339 ; il (Philon) note qu'elle apprit à ses enfants à
prendre des fruits pour nourriture340.
L'auteur dit ensuite : "Ceux qui auraient été
issus de ceux-ci (Mon et Protogonos) se seraient appelés Génos
et Généa. Ces deux noms doivent se traduire "Génaration
et Génération". Ce binôme correspond
exactement à l'expression hébraïque "dôr
wâdôr", "génération et
génération", fréquente dans l'Ancien
Testament pour noter la suite des âges341.
Il faut restituer : après la première génération
(ou le premier homme) vint la suite des générations".
On remarquera que ce récit ne
place la création dans aucune ville, ni même aucun lieu
précis. C'est là un trait de la description
sacerdotale du début de la Genèse et, quant au récit
iahwiste de l'origine de l'homme, qui suit, il se contente d'une
localisation vague du Paradis Terrestre quelque part à l'Est
d'Ur342.
Cette imprécision mérite d'être soulignée
parce qu'elle n'est pas habituelle343.
Après avoir étudié
le "Fond sémitique" du Panthéon de Byblos,
l'Apport Egyptien à ce Panthéon, suivi des "Apports
Grecs", Du Mesnil passe à "la légende
d'Adonis à Byblos". Nous retracerons juste l'essentiel.
4 - La
légende d'Adonis à Byblos
Adonis paraît avoir été
inconnu à 3yblos
avant l'époque hellénistique ... On verra plus
loin que le plus ancien témoin du culte d'Adonis paraît
être le haut lieu d'Afqa, dans le Liban.
Adonis a bien le caractère
d'un Baal Phénicien. Dans le nom grec Adonis, il est difficile
de ne pas reconnaître le mot "Adn, Adoun", Seigneur
Ugaritique344,
Phénicien345,
fréquent en hébreu dans l'Ancien Testament, dans
l'expression "Adonai" "mon Seigneur". Dans la
littérature syriaque, ce dieu est toujours appelé
Tammouz. Il est nommé de même dans Bzéchiel
(VIII, 14). Adonis était confondu avec un dieu
mésopotamien différent, à légende
analogue. Nous n'avons aucune preuve qu'il en dérive
réellement. "Le Seigneur", "Adon",
"Adonaï", "Mon Seigneur" devaient être
des appellations destinées à cacher le vrai nom du dieu
; il l'a été si bien que nous l'ignorons encore.
Ce caractère de jeune dieu
phénicien faisait dire à Dussaud346 qu'Adonis était Eshmoun, jeune comme lui. Mais le peu que nous
savons actuellement d'Eshmoun fait ressortir plus de différences
que de similitudes. D'après Apollodore et Probus, grammairiens
de Beyrouth, du 1er siècle de notre ère, la plus
ancienne mention d'Adonis dans la littérature grecque
remonterait au IXe
ou au VIIIe siècle av.J.C. : Hésiode aurait chanté,
dans un poème disparu, "Adonis, fils de Phoenix et de la
nymphe Alphésibée"347 ……… Le centre principal du culte d'Adonis paraît avoir
été "Afqa" à une Journée de
marche à l'Est de Byblos, en plein Liban ..... Byblos paraît
n'avoir joué qu'un rôle tardif dans la légende
d'Adonis.
... Le lendemain matin, des femmes
emportaient 1'effigie d'Adonis et la jetaient à la mer.
C'était, primitivement, un moyen de le faire descendre aux
Enfers où l'attendait son autre maîtresse Proserpine.
Par suite de 1'orinetation de leur rivage, les Phéniciens
voyaient chaque jour le soleil et les autres astres s'enfoncer
dans la mer pour gagner le Monde inférieur. Ils en avaient
conclu que la mer était une des voies y conduisant. Cette
conception fut admise ensuite par les Grecs et les Romains. En
jetant à la mer le mannequin d'Adonis, on l'acheminait, donc
vers l'Hadès.
Et lorsqu'on désirait lui
faire parvenir les "jardins d'Adonis", ces corbeilles de
verdure plantée à son intention, on faisait de même.
Il est vrai qu'il y avait un autre moyen de les envoyer aux Enfers,
c'était de les déposer dans un puits profond ou une
source qui, par d'innombrable s canaux, correspondaient avec la
"source universelle", "l'Apsou", situé
au-dessus de la terre, "à la limite des deux Océans"348 … En Mésopotamie, l'Epopée de Gilgamesh a adopté
une solution mixte : le soleil rentre bien dans la terre à son
coucher, mais il en ressort presque aussitôt pour en éclairer
la face inférieure où habitent des personnages divins
(Sidouri, la cabaretière, le Noé sumérien et.
son batelier) mais non les morts. Il y a là des vignobles qui
conviennent bien à ces personnages, une île où se
trouvent la "source des fleuves" et "la plante de vie"
mais aucune population de défunts. Les Phéniciens y
faisaient habiter les Elim349.
Pour les Ugaritains, on trouvait, dans cette île, le domaine et
le palais de El, C'est la que les autres dieux venaient lui
rendre visite et y tenir des assemblées qu'il présidait
sur une montagne350.
D'après Philon de Byblos, c'est "tout près des
sources et des fleuves", "en un certain lieu du milieu de
la terre" que El sacrifia Ouranos351.
Hésiode nous apprend que Zeus, voulant récompenser les
géants Cottos et Gyès, qui l'avaient débarrassé
des Titans, les installa en un lieu "où sont, côte
à côte, les sources, les extrémités de
tout, de la Terre noire et du Tartare ténébreux, de la
mer inférieure et du ciel étoile", "aux
fondements de l'Océan"352,
on ne saurait douter que ce Paradis terrestre était l'île
du milieu du dessous de la Terre. Le Coran connaissait encore ce lieu
qu'il nomme "le confluent des deux mers". Moïse
envisage de "marcher pendant plus de quatre-vingts ans pour y
parvenir"353.
A cet endroit, il trouvera un homme plus savant que lui et l'eau de
la vie capable de ressusciter un poisson.
El était donc bien "le
plus éloigné des dieux, la plus lointaine des
divinités". Baal, partant de Phénicie ou de Syrie,
se vantera cependant de "l'atteindre en deux pas de géant
et en trois gigantesques enjambées". En résumé
donc, l'idée de faire habiter le dieu Créateur à
la Source universelle, l'Apsou, est supérieure. Le premier
occupant a été le dieu Apsou, le paisible époux
de l'irrascible déesse Tiamat. Il y sommeille comme l'eau
douée qu'il représente. Il est tué et remplacé
par Ea, dieu de l'eau, et par son épouse Dankima. En Canaan,
on a substitué El à Ea.
Il faut reconnaître que le lieu
était bien choisi, car cette Source universelle était
une belle image de la Divinité. Les Grecs s'en sont emparé,
spécialement Plotin354;
il la décrit : "une source qui n'a point d'origine et qui
donne son eau à tous les fleuves mais ne s'épuise pas
pour cela"355.
... Plus loin, Su Mesnil, sous le
titre de Origine
orientale des Dioscures,
continue en ces termes : "Mais c'est surtout l'étai
cosmique, figure entre Shahar et Shalim, qui a trouvé
d'intéressantes dérivations dans le milieu grec.
les Phéniciens avaient accueilli favorablement le mythe
de l'étai reposoir du soleil à midi Ce lac sur une
montagne du ton de l'Asie, ce jardin merveilleux aux quatre fontaines
sources des fleuves, cette plante s'élevant par degrés
ne pouvaient que plaire à leur imagination. Par les Sumériens,
ils avaient eu connaissance de mythes analogues : le pays merveilleux
du Dilmoun et le jardin d'Eden de la Genès avec la source des
quatre fleuves. Les Sémites ont conçu Shahar et, Shalim
ou leurs successeurs, Castor et Pollux, soutenant la voûte
céleste. On le verra sur une monnaie de Césarée
du Liban356,
ces dieux sont placés sur les côtés de l'Astarté
du Liban, la "dea lugens".
5 - Les
noms des "Dieux Gracieux" et de leurs successeurs les
Cabires. Adonis, Dieu gracieux
"J'ai dit (p.94,
99, 100) que les noms des dieux gracieux de la Phénicie, les
"Elim n'aamim", et ceux de leurs successeurs, les Cabires
Phéniciens (Kbrîm), s'étaient tenus secrets, sauf
ceux de trois d'entre eux : Shahor (Sahar = Aurore) et Sahlim
(Crépuscule), devenus Castor et Pollux, et celui du plus
jeune des Cabires, Eshmoun, identifié à Asclépios.
Encore ce nom d'Eshmoun n'est-il qu'un sobriquet qui signifie "le
huitième". Sur huit noms, il y en a donc cinq qui nous
manquent totalement.
Le secret a été bien
gardé car les auteurs de l'Antiquité ne les ont jamais
connus. Platon357,
puis Cicéron insinuent que ce sont "les huit puissances
célestes et que chacun est le dieu d'une planète, le
huitième représentant l'ensemble des étoiles
fixes"358.
... Quant à Eschmoun, il n'a
aucun caractère astral. On ne peut donc retrouver, parmi les
dieux gracieux, ni parmi les Cabires, les dieux des planètes.
Il faut chercher dans une autre direction.
Adonis dieu gracieux
Isaïe359 fait allusion aux "jardins d'Adonis" en ces termes : "Vous
planterez les plantations des Naamanim". Lemaistre de Sacy360,
qui n'était pas influencé par notre explication,
traduisait ainsi la suite : "et voue sèmerez des grains
qui viennent de loin et ce que vous aurez planté ne produira
que des fruits sauvages ; votre semence fleurira dès le matin
et, lorsque le temps de recueillir sera venu, vous ne trouverez rien
et vous serez percés de douleur".
On peut contester le sens donné
à plusieurs mots, mais le caractère éphémère
des "Jardins d'Adonis", semé dans des tessons de
poterie et rapidement fanés, reste très apparent. On en
conclura que les "plantations des Naamanim" ne sont autres
que les "plantations des Adonies", les fêtes
d'Adonis et que donc Adonis est un Naaman, "un très
gracieux", l'un des "dieux gracieux" de la Phénicie,
des "Elîm Naamîm", qui sont devenus ensuite les
huit Cabires ou Grands dieux phéniciens. Le nom de la fleur
d'Adonis, née de son sang versé, "l'anémone",
dériverait de Néemon, prononciation araméenne
de Naaman361.
Cette démonstration me paraît confirmée
par la scène d'un miroir étrusque (fig.78). On y
voit huit jeunes gens, aidés de deux chiens, se livrant à
une chasse au sanglier. L'un est renversé... rien n'indique
qu'il soit tué, ni même blessé. Il n'en va pas de
même de son compagnon qui est dans la gueule du sanglier,
presque coupé en deux par ces crocs. Il est clair qu'il ne
pourra réchapper.
Gerhard a vu dans cette scène
la chasse de Calydon, en Etolie, dans laquelle Méléagre
tua un sanglier monstrueux ..... Le trait essentiel dans la scène
figurée est, au contraire, que le sanglier tue l'un des
chasseurs, ce dont il n'est nullement question dans la légende
de Méléagre.
Il est bien plus satisfaisant de
reconnaître dans le jeune garçon du miroir362 les enfants Cabires, dont l'un, Adonis, le Baal du Liban, est tué
par un sanglier suivant la légende. Ce dieu, figuré au
milieu des Elîm Naamîm, "les dieux gracieux",
pouvait donc fort bien être appelé Naaman.
Il faut reconnaître que ce
classement d'Adonis parmi les dieux gracieux, puis parmi les Cabires
Phéniciens, fils de Sydyk = El, est singulièrement
favorable à la thèse de R. Dussaud, qui identifiait
Adonis avec Eshmoun363,
leur huitième frère d'après Philon de Byblos364.
On sait que la naissance d'Eshmoun avait été le
résultat d'un inceste, Sydyk s'étant uni à une
Kosharôt, ses filles ou petites filles. Si Eshaoun se
confond avec Adonis, ce fait pourrait être à l'origine
de la fable de l'inceste de Myrrha365,
la mère d'Adonis : les Grecs, qui paraissent être les
auteurs de ce récit, auraient brodé, selon leur
habitude, sur une trame authentiquement phénicienne. On
trouverait ici l'explication des noms des pères et mères
d’Adonis d'après Hésiode366,
les plus anciens que l'on connaisse ; "Phénix"
et "Alphéciboa". "Phénix",
c'est-à-dire "l'Eternel", peut-être aussi le
"Maître du monde"367,
désignerait El, comme le qualificatif de Sydyk, "le
juste". Quant au nom de la mère, il se traduit ; "celle
qui procure" ou "la Bien dotée".
On remarquera que, dans la scène du miroir
étrusque représentant la mort d'Adonis (fig.98),
celui-ci apparaît comme le plue jeune des huit Cabires, et ceci
nous oriente encore vers Eshmoun, "le huitième". On
notera aussi que, dans le Poème ugaritique des dieux gracieux,
ceux-ci sont qualifiés de "fils de princes". Comme
ils sont, en réalité, les fils de El, cette expression
ne peut avoir qu'un sens métaphorique.
Nous assisterions ainsi à un
véritable éclatement de la figure d'Eshmoun
s'identifiant d'une part avec celle d'Asclépios-Esculape et se
combinant, de l'autre, avec celle du dieu grec lolaos à Tyr.
Il serait, en réalité, le Baal du Liban, qualifié
d'"Eshmoun Adoni" devenu Adonis le Baal d'Afqa368.
E - M.
Détienne : une interprétation philosophique et sociale
du mythe d'Adonis
En rejetant d'entrée de jeu
les interprétations classiques, de type frazérien, qui
voient en Adonis un exemplaire d'"esprit de la végétation",
Détienne propose de reprendre la lecture du mythe d'Adonis
à zéro. Non qu'il renonce au comparatisme ; au
contraire, il en fait un constant usage mais en lui donnant un autre
point d'application et en inversant le sens. La comparaison
s'établit désormais à l'intérieur même
du domaine de culture étudiée en rapprochant
systématiquement des cycles de légendes qui semblaient,
à première
vue, se rattacher à des personnages étrangers les uns
aux autres, et en faisant sauter le cloisonnement qui séparait
la tradition proprement mythologique des témoignages
appartenant aux autres secteurs de la vie matérielle, sociale
et spirituelle des Grecs. Ainsi orienté, le travail comparatif
se fait autrement exigeant. Il tient compte des différences
autant que des ressemblances ; ou plus exactement il ne vise pas à
établir des analogies entre typée de personnage ou de
légende, mais à définir les positions relatives
de divers éléments au sein d'un même ensemble et,
par conséquent, à repérer écarts,
distances, intervalles, inversions aussi bien que symétries,
pour aboutir à l'établissement d'un ordre. Au lieu
de poser comme allant de soi l'équivalence Adonis-végétation
et de rapprocher ainsi le dieu grec, tantôt des divinités
de type "Dèma" (tubercules), tantôt des dieux
orientaux qui meurent et ressuscitent avec le cycle végétal,
on cherche à cerner de façon précise la
place qu'occupe la myrrhe comme espèce aromatique dans le
classement hiérarchisé des végétaux
élaboré par les Grecs. D'où une série de
conséquences qui touchent aussi bien aux questions de méthode
qu'aux problèmes de contenu. Doivent nécessairement
s'intégrer au champ d'enquête tous les témoignages
qui concernent la façon dont les Grecs se sont représenté
les aromates dans leur rapport avec les autres plantes. La
lecture se fait donc en s'élargissant, déchiffrement
progressif d'un code botanique qui va de la myrrhe, dont naît
Adonis, à la laitue, où il meurt, et qui apparaît
très rigoureusement orienté selon un axe vertical,
depuis les plantes "solaires" chaudes jusqu'aux plantes
d'en bas, froides, humides, crues, proches de la mort et de la
mauvaise odeur. Entre les unes et les autres, en position
médiate et, pourrait-on dire, à "bonne distance",
celles qui correspondent, du point de vue des Grecs, à la vie
normale des hommes civilisés, c'est-à-dire les
céréales, plantes cultivées, où
s'équilibrent le sec et l'humide et qui constituent une forme
de nourriture spécifiquement humaine. Loin d'incarner l'esprit
du blé, Adonis s'inscrit tantôt au-delà, tantôt
en deçà des céréales, jamais dans leur
sphère d'appartenance. Son destin, qui le mène
directement de la myrrhe à la laitue, sert en quelque
sorte d'indicatif pour signifier le court-circuitage des
céréales, leur mise entre parenthèses. Il
illustre ainsi la tentation et les dangers d'une condition de vie qui
prétendrait échapper à la norme.
Si l'on veut tracer la ligne de
démarcation qui sépare l'interprétation
traditionnelle du mode de lecture proposé par Détienne,
à la suite de Claude Lévi-Strauss, on peut dire qu'on
est passé d'un symbolisme naturaliste, de caractère
global et universel à un système de codage social,
complexe et différencié, caractéristique
d'une culture définie. Nous disons bien système, et
système social. Car le code botanique n'est ni isolé,
ni isolable. Il est imbriqué dans une série d'autres
codes qui constituent autant de niveaux différents de lecture
se répondant les uns aux autres. Un code zoologique d'abord,
dont témoignent, d'une part, les récits d'Hérodote
faisant intervenir, en tant que médiateurs nécessaires
entre l'homme et les aromates, certaines catégories d'animaux
et, d'autre part, les mythes du Phénix, l'oiseau aromatique ;
on code alimentaire ensuite, l'échelle des végétaux
se subdivisant en nourriture réservée aux dieux,
aliments humains, pâtures des bêtes sauvages ; un
code astronomique enfin, les aromates se situant sous le signe de
Sirius, l'astre caniculaire dont l'apparition marque le moment où
la terre et le soleil, normalement disjointe, se trouvent dans la
plus grande proximité, période tout à la fois
d'immense péril et d'extrême exaltation.
Le
décodage du texte se fonde ainsi sur des séries
combinées d'apparitions : haut-bas, terre-ciel, humide-sec,
cru-cuit, putrescible-imputrescible, puanteur-parfum,
mortel-immortel ; ces termes, tantôt conjoints et rapprochés
par des médiateurs, tantôt disjoints et exclusifs
les uns des autres, s'organisent en système cohérent.
La validité de cette lecture ou, pour parler comme les
linguistes, sa pertinence, se trouve confirmée par la
réapparition de ces mêmes couples d'antinomies, disposés
suivant le même ordre, chaque fois qu'il est question, chez les
Grecs, de la myrrhe, des aromates, de leur pouvoir, de leur fonction,
aussi bien dans les écrits "scientifiques" que dans
les récits légendaires et les rites religieux les plus
divers. Pris dans son entier, ce système apparaît chargé
d'une signification fondamentalement sociale : il exprime la
façon dont un groupe humain, dans des conditions historiques
déterminées, s'appréhende lui-même,
définit sa condition d'existence, se situe par rapport à
la nature et à la surnature.
Nous sommes ainsi conduits à
poser un second ordre de questions. Non plus de simple méthode
; comment lire un mythe ? Mais de fond : que veut dire
finalement ce mythe et en quel sens veut-il dire quelque chose ?
Pour comprendre l'histoire d'Adonis dans son lien avec le rituel des
Adonies, Détienne dégage en effet deux thèmes
centraux autour desquels s'ordonnerait tout l'ensemble de documente
qu'il a retenus et qui formeraient comme des clés de voûte
dans l'architecture des différents codes dont il a montré
la rigoureuse économie.
Le premier de ces thèmes
touche aux nourritures, aux modes d'alimentation; il trouve son
expression la plus achevée dans la structure du repas
sacrificiel, où les aromates ont une place définie
et significative. Le sacrifice sépare les hommes des bêtes
en dépit de leur commune nature : animaux également
mortels, ils ont un même besoin, pour survivre, de réparer
leurs forces en ingurgitant chaque jour une nourriture, elle
aussi périssable ; mais, dans un cas, il s'agit de plantes au
préalable cultivées, comme le sont les céréales,
ou de la viande cuite d'animaux domestiques, comme le sont les
bêtes réservées au sacrifice, c'est-à-dire
d'aliments "cuisinés" dans tout le sens du terme ;
dans l'autre cas, de plantes sauvages et de chair dévorée
toute crue, c'est-à-dire d'aliments laissés à
l'état brut. Le sacrifice sépare aussi les hommes des
dieux et il les oppose dans l'acte même qui cherche à
les unir. le rite sacrificiel est, dans la religion de la cité,
la voie normale de communication entre la terre et le, ciel, mais ce
contact, par la forme même qu'il revêt, souligne la
disparité radicale de statut entre les mortels qui habitent le
monde sublunaire et les immortels toujours jeunes qui siègent
dans les hauteurs lumineuses de l'éther : aux hommes
revient, dans la bête sacrifiée, la viande morte et
corruptible ; aux dieux, la fumée des os calcinés, la
senteur des parfums, les aromates imputrescibles. Le rite qui associe
hommes et dieux consacre l'impossibilité d'accéder
directement au divin, d'établir avec lui une commensalité
authentique. Dans la perspective du sacrifice sanglant, pièce
maîtresse de la religion politique, les aromates et la myrrhe
désignent donc la part proprement divine, celle que les
hommes, alors même qu'ils ménagent, une place dans leur
rite alimentaire, ne sauraient véritablement s'assimiler, et
qui reste étrangère et extérieure à leur
nature. Dans le contexte du sacrifice, modèle d'une
alimentation humaine normale, la myrrhe apparaît bien comme
instrument de méditation, jonction des opposés, chemin
qui unit la terre au ciel mais, en même temps, son statut et sa
position dans la hiérarchie végétale lui
donnent valeur de distance maintenue, de séparation confirmée
; elle connote le caractère inaccessible du divin, le
nécessaire renoncement des hommes à l'au-delà
lointain du ciel.
Le second thème est celui du
mariage. la myrrhe, les aromates y trouvent aussi leur place, non
plus cette fois sous forme d'encens odorant montant vers les dieux ou
les invitant à venir s'approcher du repas des mortels,
mais comme parfums provoquant par leur vertu aphrodisiaque l'émoi
du désir et le rapprochement des sexes. La médiation
n'opère plus dans le sens vertical, depuis le monde d'en bas.
Voué à la mort, à la pesanteur et au pourri,
vers celui d'en haut, éternellement stable dans la pureté
rayonnante du soleil, mais à ras de terre, à
l'horizontale, dans l'attirance qui entraîne les uns vers les
autres irrésistiblement hommes et femmes. L'attrait de la
séduction érotique fait partie du mariage comme les;
aromates font partie du sacrifice ; mais il n'en est ni le fondement,
ni un élément constitutif. Au contraire, il demeure
dans son principe, étranger au lien conjugal au point que sa
présence, encore que nécessaire, - les jeunes
époux, au jour de l'hyménée, se couronnent de
myrte et s'aspergent de parfums -, menace le mariage à la fois
du dedans et du dehors. Du dedans, parce que l'épouse, si elle
s'abandonne à l'appel du désir, rejette son statut de
matrone pour revêtir celui de courtisane et détourne
le mariage de sa fin normale pour en faire un instrument de
jouissance sensuelle. Le mariage n'a pas le plaisir pour objet.
Sa fonction est tout autre : il vise à unir deux groupes
familiaux au sein d'une même cité, de façon à
procurer à un homme des enfants légitimes qui
apparaissent "semblables à leur père", bien
qu'issus du ventre de leur mère, et susceptibles ainsi de
prolonger sur le plan social et religieux la maison du mari, à
laquelle ils sont rattachés. Ce danger de perversion interne
culmine à l'époque de la canicule, qui n'est pas
seulement le moment où la terre, rapprochée du
soleil, exhale tous ses parfums, où les aromates arrivés
à maturité doivent être recueillis pour se
révéler efficaces, mais celui où la femme, si
chaste, si pure soit-elle, risque de céder à la
lascivité qui l'envahit alors toute entière et de se
transformer, sous l'action du soleil d'été, d'épouse
modèle en débauchée impudique.
On comprend alors que les codes
végétaux, astronomiques, alimentaires ne
concernent pas seulement le repas sacrificiel, auquel ils
fournissent le cadre logique où il peut s'inscrire à la
place qui lui revient : en position médiane, entre le cru et
le brûlé, le pourri et l'imputrescible, le bestial et le
divin, et, par conséquent, en homologie complète de
statut avec les céréales qui, entre les herbages froids
et humides et les aromates chauds et desséchés,
représentent la vie proprement civilisée, le mode
d'existence des hommes, fixés à la terre qu'ils doivent
cultiver par le travail agricole pour en tirer leur subsistance, à
égale distance de la bestialité sanguinaire des animaux
sauvages se dévorant tout crus les uns les autres et de la
pure félicité des Immortels, qui jouissent sans rien
faire de tous les biens, comme c'était encore le cas pour les
hommes au lointain âge d'or, avant que soit institué,
par la faute de Prométhée, le sacrifice qui a marqué
la séparation définitive de la race des humains et de
celle des dieux.
Ces mêmes codes intéressent
aussi le mariage, qui occupe, au sein du système, une position
rigoureusement équivalente. Contrat public et solennel, placé
sous le patronage religieux de Zeus et d'Héra et qui unit deux
familles à travers un homme et une femme, le mariage
monogamique élève, aux yeux des Grecs, la relation
entre sexes au niveau de la vie "cultivée". On
peut dire que le mariage est à la consommation sexuelle
ce que le sacrifice est à la consommation de nourriture
carnée, tous deux assurent aux humains la continuité
d'existence, le sacrifice en permettant à l'individu de
subsister pendant la vie, le mariage en lui apportant le moyen de se
perpétuer, après la mort, dans un enfant. L'état
sauvage, c'est d'abord, certes, l'allélophagie et l'homologie
: les bêtes se dévorent toutes et tout cru les unes les
autres, mais c'est aussi la promiscuité sexuelle généralisée
: chacun s'accouple avec tous, crûment, au grand jour, au
hasard des rencontres ; les enfants nés de ces unions
"sauvages", sans règle, ont bien une mère à
qui les rattache le lien naturel, animal, de l'accouchement mais pas
de père. La maiconnaissance du mariage signifie l'absence de
filiation paternelle, de lignée masculine, de famille, toutes
réalités qui supposent un lien, non plus naturel,
mais de caractère social et religieux. A l'âge d'or, au
contraire, qui représente, dans le système, l'autre
pôle, l'exacte contrepartie île l'état sauvage,
puisque, au lieu de vivre comme les bêtes, on y vit encore
comme les dieux, les hommes ne mettent à mort aucune créature
vivante, ni ne consomment aucune viande ; ignorant l'union sexuelle ;
la race des femmes n'ayant pas encore été créée,
les hommes naissent directement de la terre, sans avoir besoin d'être
conçus, ni engendrés.
Il est donc des humains exactement
comme des plantes céréalières. A l'âge
d'or, avant l'institution du sacrifice, les fruits et les blés
germaient spontanément du sol ; il n'était pas plus
besoin de travailler la terre, ni d'y enfouir le grain pour récolter
les produits nourriciers que de besogner les femmes, ni de déposer
en leur sein la semence pour en obtenir des enfants. le repas
sacrificiel, institué par Prométhée, n'instaure
pas seulement un régime alimentaire où la consommation
de la viande cuite des animaux domestiques va de pair avec le travail
agricole a-t la récolte des céréales, il
entraîne aussi en immédiate conséquence, comme le
raconte Hésiode, l'apparition de la première femme et
l'établissement du mariage. C'est que le mariage revêt,
pour les Grecs, la forme d'un labour dont la femme est le sillon, le
mari, le laboureur ; si l'épouse ne se fait pas, dans et par
le mariage, terre cultivée, terre céréalière,
elle ne saurait engendrer des fruits valables et bienvenus, des
enfants légitimes où le père peut reconnaître
le germe qu'il a lui-même, en labourant, ensemencé,
Déesse de l'agriculture, Démêler patronne
également le mariage. En entrant .dans l'union conjugale, la
jeune fille pénètre dans le domaine qui appartient à
la divinité des céréales ; pour y avoir accès
et pour y demeurer, il lui faut dépouiller toute la
"sauvagerie" que comporte l'état féminin
et qui, sous les deux formes opposées qu'elle peut revêtir,
risquerait de faire basculer l'épouse soit en deçà
du mariage, du côté d'Artémis, dans le refus de
toute union semelle, soit au-delà, du côté
d'Aphrodite, dans un dévergondage érotique sans frein,
la "gunè eggueté", la femme légitime,
se situe entre la "Kore", la jeune fille fixée à
son statut virginal, et l'"hetaira", la courtisane livrée
tout entière à l'amour. Fuyant le contact des
mâles, loin des hommes, loin des cités, la "Kore"
partage, en compagnie d'Artémis, vierge chasseresse, maîtresse
des bêtes fauves et des terres incultes, la "vie sauvage"
que symbolisent, dans les rites d’hyménée, la
couronne de plantes épineuses et les glands du chêne.
Pour entrer dans la vie cultivée de l'épouse, la vie
dite "au blé moulu", symbolisé par le van, le
pilon, le pain, et qui, dans la même cérémonie
nuptiale, s'oppose à la première comme le bien et
le mal, la vierge doit renoncer à cette sauvagerie qui la
tenait auparavant à l'écart de l'homme. Sous le joug du
mariage, elle se domestique au sens le plus fort du terme, en
participant désormais à un des foyers familiaux
qui constituent la cité, elle s'intègre à la
communauté civique autant qu'une femme peut le faire.
La courtisane se trouve, elle aussi,
hors mariage mais de façon inverse. Sa sauvagerie n'est pas
haine et refus farouche du mâle, mais attirance excessive,
licence débridée. Se livrant au premier venu pour des
étreintes de passage, elle apporte à chacun la
dangereuse, l'a séduisante illusion d'une vie toute en
parfums, d'une vie aux aromates, qui occupe, par rapport à la
vie au blé moulu, une position inverse et symétrique de
la vie aux glands. Sous le masque trompeur de la douée
Aphrodite, l'hétaïre réintroduit, au sein même
du monde de la culture, cette promiscuité sexuelle générale
qui régnait dans la sauvagerie des temps primitifs.
Rejet, radical de l'union physique, exaltation exclusive
du plaisir amoureux, entre l'impuissance et la surpuissance
sexuelles, également stériles, le*mariage figure,
à côté des céréales, la "bonne
distance", la seule qui apporte au labour conjugal l'assurance
d'une récolte féconde dont les fruits soient de bonne
souche et légitimée.
Avec le mariage, nous atteignons dans
le déchiffrement du mythe un palier que le sacrifice ne nous
avait pas fait franchir. L'analyse du sacrifice était
indispensable pour élucider, dans toutes ses dimensions, le
code que met en oeuvre l'histoire d'Adonis et le jeu d'opposition sur
lequel il se fonde. Mais elle n'apportait pas une interprétation
du récit susceptible de la faire apparaître comme un
message unifié, ayant dans le contexte culturel grec une
signification d'ensemble. Avec le mariage, le pas est fait. A le lire
pourtant, le mythe ne semble pas plus parler du mariage que du
sacrifice. Mais ce silence n'a pas, dans les deux cas, même
valeur. Le destin d'Adonis ne concerne pas directement le
sacrifice ; il met en jeu seulement le même système de
codes. Au contraire, il engage tout le statut du mariage. On pourrait
dire que le mutisme du récit raconte, en réalité,
le non-mariage ; en sa taisant, il dit la séduction érotique
à l'état pur, dans sa nature fondamentalement
extra-matrimoniale. Il n'est pas un détail du mythe qui ne
prenne son sens par rapport à cet état conjugal,
qui représente, pour les Grecs, la droite norme et qui, pour
cela même, n'a pas à être dit tout en demeurant la
constante référence et le thème essentiel de
toute l'histoire. La démonstration de M. Détienne nous
paraît, sur ce point, décisive. Nous ne saurions ici la
reprendre, ni la résumer, mais seulement souligner
quelques traits importants.
En passant directement de la myrrhe,
d'où il tire son origine, à la laitue, où il
trouve la mort, Adonis, rappelions-nous tout à l'heure, met
les céréales hors circuit, il les efface de ce code
végétal dont elles constituent l'axe. Mais
l'observation, sous cette forme, ne répond pas à notre
recherche du sens : Adonis n'a, en effet, rien à voir avec la
consommation des nourritures. Il est l'irrésistible séducteur,
celui dont le charme érotique est susceptible de
conjoindre les termes- les plus opposés et qui doivent
normalement demeurer à distance. De condition humaine, à
peine est-il né qu'il provoque l'amour de déesses : il
rapproche les dieux et les hommes ; il inspire une passion égale
à Perséphone, dans le monde souterrain, et, à
Aphrodite, la Céleste. Allant de l'une à l'autre, il
conjoint la terre et le ciel. Il est lui-même le produit
d'une union entre un homme et une femme qui, sur le plan de la
relation sexuelle, sont aux antipodes l'un de l'autre et ne
devraient jamais se conjoindre, un père et sa fille.
L’épisode de sa naissance présente en raccourci tous
les thèmes que doivent illustrer les aventures de sa
brillante et brève carrière. Sa mère est au
départ une jeune vierge farouche ; comme les Danaïdes,
comme Hippolyte, elle méprise Aphrodite et refuse tous les
mariages normaux qui lui sont offerts. Pour se venger, la déesse
lui inflige une passion amoureuse qui ne se situe pas seulement hors
mariage mais qui en ruine, de l'intérieur, les fondations.
L'union incestueuse se produit lors de la célébration
par les femmes mariées des fêtes de Cérès-Déméter
dans ces jours où la séparation des sexes s'impose
comme une obligation rituelle aux conjoints et où, par
conséquent, la fille se trouve le plus étroitement
associée, dans le couple conjugal, à l'épouse,
que son statut de femme légitime fait apparaître bous
les traits d'une matrone, d'une mère accompagnée de son
enfant. Dans le mouvement même qui la rapproche de sa mère,
la fille s'éloigne au maximum de son père qui,
comme mâle, représente dans la famille l'autre
sexe. Celui avec lequel la conjonction érotique, étant
naturellement possible, se trouve rigoureusement prohibée.
Méprisant d'abord tous les
hommes qui pourraient l'épouser, brûlant ensuite de
passion amoureuse pour le seul être qui ne peut devenir son
mari, Myrrha, pour s'être voulu en deçà du
mariage, se retrouve au-delà, à l'extrême pointe
de l'interdit. Les dieux la métamorphosent en arbre à
myrrhe. Du germe qu'elle a reçu, en parvenant à
séduire son père, malgré tous les obstacles, la
Myrrhe donne naissance à Adonis, dont le destin suit un
itinéraire symétrique de celui de sa mère,
mais orienté en sens inverse. Paré d'une séduction
à laquelle nul ne peut résister, l'enfant aromatique,
à l'âge où fillettes et petits garçons,
consacrés à la chaste Artémis, ne connaissent
que des jeux innocents, se livre tout entier aux joies du
plaisir amoureux. Mais, quand il lui faut franchir la seuil de
l'adolescence, qui indique pour le jeune homme le moment où il
s'intègre à la vie sociale comme guerrier et futur
époux, sa carrière amoureuse est brutalement
interrompue. Il succombe dans l'épreuve qui ouvre
normalement l'accès à la pleine virilité. Le
fils de la Myrrhe se retrouve dans la laitue où il est tué
ou déposé. Sa surpuissance sexuelle, limitée à
la période qui d'ordinaire ignore les relations amoureuses,
disparaît aussitôt atteint l'âge de l'union
conjugale. Elle s'arrête où commence le mariage, dont
elle présente comme l'image inversée. La mise hors
circuit des céréales livre ainsi son secret. Elle ne
fait pas référence à une anomalie dans
l'ordre de la consommation alimentaire, mais à une distorsion
dans la consommation sexuelle qui, s'exerçant toujours hors
mariage, conduit Adonis de la surpuissance prématurée à
l'impuissance précoce. A la valeur érotique des
aromates répond, au terme de la carrière du héros,
la laitue, qui n'est pas seulement une plante froide et humide mais,
comme tant de témoignages insistent, un végétal
aux vertus antiaphrodisisques, connotant l'impuissance sexuelle. Et-
le pouvoir de séduction amoureuse dont dispose Adonis, qu'il
se situe au-delà ou en deçà du mariage, échoue
également à produire des fruits ; aromates ou
laitue, la semence d'Adonis demeure toujours pareillement
féconde.
Cette lecture se trouve confirmée
et enrichie par la confrontation du mythe d'Adonis avec deux
ordres de documents ; en premier lieu, un ensemble de récits
légendaires, comme ceux de Phaon, Mintha, Myrrha, etc...; en
second lieu, le rituel des Adonies tel que nous pouvons le connaître,
pour Athènes dès les Ve
et IVe siècles, à travers les témoignages littéraires
et les représentations figurées,
Le terrain de l'analyse mythique,
ainsi déblayé, M. Détienne peut proposer du
rituel des Adonies une interprétation entièrement
neuve, qui emporte la conviction. Pas un détail n'est néglige
ou écarté comme susbsidiaire, gratuit, indifférent.
La date d'abord ; les Adonies se célèbrent aux jours de
la canicule, de la cueillette des aromates, du dérèglement
sensuel féminin, de la conjonction de la terre et du soleil,
quand culmine, dans tous ses aspects, la séduction
érotique. les lieux : la fête se déroule dans les
demeures privées, non dans des sanctuaires publics, sur les
terrasses, au sommet des maisons, pour mieux conjoindre encore le
haut et le bas. L’instrument caractéristique : une échelle
dressée en direction du faîte de l'édifice et où
montent les dévotes du dieu pour y déposer ses
"jardins". Les acteurs : des femmes concubines et
courtisanes parées et parfumées, festoyant et dansant
en compagnie amoureuse qu'elles ont conviés à venir
chez elles les rejoindre369.
Le climat religieux de la fête : bruyant, déréglé,
indécent jusqu'à l'ivresse et la licence. Son objet :
transporter au haut des terrasses pour les y soumettre à
l'ardeur du soleil d'été des jardins en miniatures,
enserrés dans de petits pots de terre cuite, les imitations de
culture, ces fantômes de plantations comportent, à côté
de la laitue et du fenouil (qui joue ici le rô1e d'un
substitut d'aromate, d'une myrrhe pour jardinier), des graines de blé
et d'orge, traitées par les femmes à la façon
d'espèces horticales. Exposées dans leurs pots en plein
soleil, il ne faut aux semences que quelques jours pour germer,
pousser, verdir et périr aussitôt, desséchées.
Les femmes jettent alors les pots, avec ce qu'ils contiennent,
dans l'eau froide des sources ou la mer inféconde. Ces
pseudo-jardins, qui passent en quelques jours du vert au sec, du
vivace au flétri, ne font pas qu'évoquer le jeune dieu,
1'enfant des aromates, dont la séduction précoce
finit dans la froide et stérile laitue. Ils se présentent
aussi sur tous les plans comme une anti-agriculture : un jeu
illusoire, non une occupation sérieuse et utile ; une affaire
de femmes, non un travail d'hommes ; un cycle de huit jours à
la place des huit mois qui s'écoulent entre les semailles et
la moisson ; le rôtissement brusque et forcé des plantes
au lieu de leur lente et naturelle maturation ; le seul temps de la
canicule substitué à la collaboration harmonieuse et
équilibrée des diverses saisons ; de dérisoires
récipients au lieu de la vaste terre nourricière.
Sans maturité, sans racine, sans fruits, véritables
"jardins de pierre" stériles et inféconds,
les jardins d'Adonis, par leur rapide et illusoire floraison,
soulignent davantage encore les vertus productrices du champ labouré,
où Démêler,,ayant reçu, en temps opportun,
les semences, fait à leur heure germer, mûrir,
fructifier les céréales dont se nourrissent les
humains.
A cette première antinomie
s'en superpose une seconde. Les Adonies ne sont pas seulement une
agriculture inversée, elles se présentent aussi
comme des contre-Tesmophories. Sur le plan astronomique et
botanique, le "jardinage d'Adonis" s'oppose à
l'"agriculture de Démêler", sur le plan
social, la licence débridée des Adonies à la
gravité solennelle de la fête grecque de Démêler.
Du côté de l'amant d'Aphrodite, la chaleur lascive de
l'été, des concubines et des courtisanes réunies,
en intimes, dans leurs maisons, avec leurs amants ; du vacarme, de la
bombance, la licence sexuelle ; la montée par l'échelle
jusqu'au faîte des maisons ; le dépôt des jardins
sur le toit ; une profusion de parfums exaltant la séduction
amoureuse.
Du côté de la mer de
Perséphone, la saison des pluies d'automne, quand le ciel
féconde la terre et que s'ouvre, au seuil de l'hiver, avec les
semailles, le temps propice au mariage ; des femmes mariées,
mères de famille, célébrant, en qualité
de citoyennes, associées à leurs filles légitimes,
une cérémonie officielle où elles sont pour un
moment séparées de leurs époux ; le silence, le
jeûne, l'abstinence sexuelle ; une station immobile, accroupie
à même le sol ; la descente au fond de "megara"
souterrains pour en ramener des talismans de fertilité qu'on
mélangera aux semences ; une légère odeur
nauséabonde ; au lieu d'aromates, des jonchées d'osier,
plantes aux vertus anti-aphrodisiaques.
Mais ici une difficulté
apparaît. Sans ce tableau si rigoureusement contrasté,
c'est le parallélisme qui semble faire problème. Un
premier élément de réponse nous serait fourni
par la nature des •témoignages qui présentent sous
cet angle les Adonies. Textes d'auteurs comiques, remarques de
philosophes ou de savants, dictons et proverbes, ils traduisent dans
l'ensemble l'opinion commune de la cité, une pensée
officielle, le jugement de citoyens bien intégrés à
la vie publique. Il se peut que tout autre ait été le
point de vue des sectateurs du dieu. .On le supposera d'autant plus
volontiers qu'il existe un second aspect des Adonies, pleinement
positif celui-là, et qui, loin d'être indépendant
de la confection rituelle "des jardins, en forme la nécessaire
contre-partie. En même temps qu'elles festoient avec leurs amis
et qu'elles font pousser, pour le dieu, leurs éphémères
plantations, les femmes opèrent sur le toit comme un simulacre
de récolte d'aromates qu'elles descendent par la même
échelle qui leur a servi à monter les jardins. Grains
d'encens et pains de myrrhe, répartis en encensoirs, et des
brûle-parfums serviront à la fois à honorer
l'amant d'Aphrodite et à renforcer l'empire de la
séduction féminine sur les partenaires masculins.
De ce point de vue, les jardins
d'Adonis se présentent sous un éclairage différent.
L’inversion des valeurs de l'agriculture n'a pas une signification
purement négative. Elle apparaît, au contraire,
comme un préalable nécessaire, la condition requise
pour avoir accès aux aromates. Les Adonies s'inscrivent donc à
l'intérieur du même système de code que met en
oeuvre la religion officielle de la cité. Mais c'est un code
en quelque sorte à deux entrées, qui se prête à
une double lecture suivant qu'on choisit de situer en un pôle
ou en un autre les valeurs positives. Une fois jetés dans les
sources ou la mer, les plants trop hâtifs pour être
féconds, les Adonies, fête de déploration de
l'amant, se terminent dans la joie des parfums, la promesse des
plaisirs, l'assurance de la séduction. Au terme des
Thesmophories, fête de déploration de la fille, les
matrones abandonnent le mutisme, le deuil, l'abstinence pour
célébrer la joie des retrouvailles. Le dernier
jour de la cérémonie qui tient rituellement éloignés
épouses et époux porte le nom, qui est lui aussi
assurance et promesse, de "Kalligéneia" :
assurance, cette fois, de bonne récolte, promesse de beaux
enfants.
Nous posions tout à l'heure la
question : que signifie le mythe d'Adonis ? Si l'on admet avec nous
que l'analyse de M. Détienne apporte la réponse et
qu'à travers sa lecture la mythologie et le rituel du
dieu livrent à l'interprète moderne un sens,
c'est-à-dire viennent occuper dans le système religieux
grec une position bien définie, un peu marginale on l'a vu, et
qui détermine les rapports de la séduction érotique
avec les autres éléments de ce tout, il reste un
troisième ordre de problèmes à aborder. Il
concerne en particulier le sacrifice.
Au début de son enquête,
Détienne examine le personnage d'Adonis de côté
et comme un peu de biais puisqu'il part du sacrifice que ni le mythe,
ni le rituel du dieu ne concernent directement ; et il éclaire
le sacrifice en lumière rasante puisqu'il se place, pour en
déchiffrer les éléments significatifs, non au
point de vue du culte officiel, nais dans la perspective d'une secte,
les Pythagoriciens, qui mettent en question à travers la
critique de la pratique sacrificielle les fondements mêmes
de la religion publique. Les Pythagoriciens rejettent toute forme de
sacrifice sanglant, de type plus ou moins végétarien.
Les Pythagoriciens cherchent donc à tourner le sacrifice par
le haut, à le remplacer par un genre de vie et un mode de
nourriture susceptibles de rétablir avec les Immortels cette
communauté d'existence. Cette complète commensalité
qui existait autrefois, avant la faute commise contre Zeus par
Prométhée et dont le sacrifice, dans sa forme présente,
garde le souvenir. Pour vivre en compagnie des dieux, on mangera,
dans toute la mesure du possible, comme ils le font eux-mêmes.
On absorbera des végétaux entièrement "purs"
comme ces aliments qu'on consommait à l'âge d'or et
qu'on offre à la divinité sur des autels non sanglants,
que le meurtre du sacrifice n'a jamais souillés. Les hommes
divins, à l'exemple de Pythagore ou d'Epiménide,
parviendront même à se nourrir de rien, à
vivre de senteurs parfumées, à la façon des
Immortels.
Au terme de son analyse, M. Détienne
est donc conduit à marquer très fortement les
aromates du signe plus. Mais quand il se tourne vers le mariage,
institution au coeur de laquelle le conduit la religion
d'Adonis, il doit affecter les aromates du signe moins. Les mêmes
essences parfumées et incorruptibles, qui joignent la
terre au ciel, les hommes aux
dieux, lorsqu'elles unissent trop intimement hommes et femmes,
dissocient le mariage au lieu de le souder. Dans l'hymen, elles
représentent, non l'idéal, mais cette séduction
érotique qui est, en soi, néfaste et mauvaise. Comment
expliquer, dans un système de codes si rigoureux, si cohérent
que le même élément prenne dans deux institutions
homologuée et parallèles des valeurs opposées ?
Les Pythagoriciens célèbrent, dans leur régime,
non la myrrhe mais la laitue, dont ils vantent les vertus
antiaphrodisiaques. Ils se situent ainsi, au sein de la religion
grecque, à l'extrême opposé des fidèles
d'Adonis, comme s'il y avait une incompatibilité complète
entre le choix des aromates dans un cas et dans un autre, comme
si leur valorisation sur le plan du sacrifice et de la consommation
de nourriture camée impliquait leur dépréciation
sur le plan du mariage et de la consommation sexuelle.
Comment M. Détienne rend-il
compte de cette dissymétrie ? Leur rôle étant de
conjoindre des opposés, les aromates ne le pourraient remplir
s'ils étaient d'emblée et entièrement dans le
couple qu'ils doivent rapprocher, du côté d'un des
termes à l'exclusion de l'autre. Pour joindre la terre et
le ciel, il leur faut cheminer entre le bas et le haut, pour associer
hommes et dieux, il leur faut, dans leur proximité même
aux seconds, se trouver en quelque sorte contigus aux premiers. C'est
ce statut équivoque des aromates qui explique les
extraordinaires récits d'Hérodote concernant les
conditions de leur récolte ; véritables mythes
déguisés en relation véridique et qui seront,
sous des formes diverses, repris par toute la tradition grecque. Les
aromates poussent dans une région qui est à la fois
fort réelle et tout à fait mythique, dans cette Arabie
qu'on peut décrire comme terre du Soleil, préservant
dans notre monde perverti comme une enclave d'âge d'or. Les
hommes disposent, pour récolter les aromates, de deux méthodes
dont les moyens et les modalités sont inverses : ou bien on
les ramène du plus bas, contre des animaux clithoniens, grâce
à une peau desséchée qui repousse les attaques
d'êtres putrides, encore que quelquefois ailés ; ou bien
on les fait tomber du plus haut, avec l'appui d'animaux célestes,
grâce à des questions de viande saignante qui les
attire. Dans les deux cas, l'accent est mis pareillement sur cette
tension entre termes; opposés qui caractérise le statut
des aromates et qui les fait osciller entre le haut et le bas, le sec
et l'humide, l'imputrescible et le putride. Ce constant va-et-vient
trouve son expression la plus saisissante dans le mythe du
Phénix, l'oiseau aromatique qui, basculant d'un coup de
l'igné au pourri pour revenir ensuite à son
incandescence première, souligne en même temps et comme
d'un même mouvement l'antinomie entre deux ordres de réalités
qui s'excluent l'une l'autre et leur nécessaire conjonction
dans le monde d'ici-bas. Le Phénix, est dans l'échelle
animale ce que sont les aromates dans la hiérarchie des
plantes, un être solaire, juché au plus haut,
accompagnant chaque jour dans sa course, l'autre de feu, régénérant
ses forces à son contact, se nourrissant de ses plus purs
rayons, il échappe à la condition mortelle sans
connaître pourtant l'immortalité des dieux; il
renaît perpétuellement de ses cendrée. L'ardeur
du feu céleste, pur incorruptible, inengendré, se
suffit indéfiniment à elle-même ; elle se
perpétue dans une constante et impérissable jeunesse,
le feu humain, volé par Prométhée et remis aux
mortels sous forme d'une "semence de feu", d'un feu
engendré, pour faire cuire la viande du sacrifice, est un feu
affamé : il réclama d'être sans cesse
alimenté sous peine de périr, lui aussi, comme un homme
privé de nourriture. La vie incandescente du. Phénix
suit un cours circulaire, elle croît et décroît,
naît, meurt et renaît suivant un cycle qui fait passer
l'oiseau des aromates, plus proche du soleil que l'aigle des
hauteurs, à l'état d'un ver de pourriture, plus
chthonien encore que le serpent ou la chauve-souris. Des cendres de
l'oiseau, consumé au terme de sa longue existence dans un
nid-brasier d'aromates, naît en effet un vermisseau, nourri
d'humidité, et qui redeviendra à son tour un phénix.
D'une certaine façon, le mode d'existence du
phénix rappelle celui des humains à l'âge d'or,
.avant le sacrifice, avant l'utilisation d'un feu corruptible et
engendré, avant le travail agricole, avant la création
des femmes' et le mariage, quand les hommes vivaient encore purement
entre mâles, d'une vie incomparablement plus longue
qu'aujourd'hui, sans connaître la vieillesse, ni la mort au
sens propre, en naissant spontanément du sol comme le phénix
de ses cendres.
Ces remarques nous permettent
peut-être de prolonger les explications de M. Détienne
sur le décalage, que nous signalons, entre la fonction
positive des aromates comme encens et celle, négative, des
mêmes aromates comme parfums. On ne saurait pas plus imaginer
un Pythagoricien célébrant les Adonies qu'un sectateur
d'Adonis converti au genre de vie et au végétarisme
pythagoriciens. Etant donné la méthode qu'avec M.
Détienne nous avons suivie, l'explication doit être,
en premier lieu, structurale : elle doit rendre compte de cette
disparité par référence à l'organisation
d'ensemble du système. C'est en ce sens que le mythe du
Phénix nous met sur la voie de la solution : l'oiseau-aromate
incarne une forme d'existence qui, pour les Grecs, correspond, dans
le langage de leur philosophie, à une image mobile de
l'éternité, dans celui de leur mythologie, à la
vie des hommes de l'âge d'or. Dans le sacrifice, les
aromates sont affectés du signe plus parce qu'ils sont
orientés en direction de cet âge d'or. Certes le
sacrifice consacre la disparition de cette béatitude
d'autrefois, mais en son sein les- aromates représentent la
part qui est encore aujourd'hui 'proprement divine. Leur donner
le maximum de place, ou toute la place, c'est prôner une
expérience religieuse qui a valeur de retour à l'âge
d'or, c'est se faire soi-même aromatique pour retrouver cette
condition originelle où l'on vivait et mangeait en compagnie
des dieux. Dans le mariage, les aromates sont orientés dans
une direction inverse : présidant à l'attrait
sexuel, sans lequel le mariage ne peut être charnellement
consommé, ils consacrent au sein même de l'institution
matrimoniale la rupture avec l'âge d'or, la dualité des
sexes, la nécessité d'un accouplement, d'une naissance
par engendrement et corrélativement aussi du vieillissement et
de la mort.
Tout un courant religieux et
philosophique va dans; ce même sens, depuis ceux qu'on appelle
orphiques jusqu'aux plus grands penseurs de la Grèce
classique, Platon ou Aristote, pour lesquels la vie philosophique a
pour objet de rendre l'homme, dans toute la mesure possible,
semblable au dieu, à l'opposé de cette sagesse
religieuse officielle qui s'exprime dans la formule delphique ;
"Connais-toi toi-même", c'est-à-dire :
reconnais tes limites, sache que tu n'es pas un dieu et n'essaie pas
de les égaler.
Ainsi se
trouveraient, dans ce livre paré de séduction et qui,
n'en doutons pas, fera école, unies les vertus opposées,
réconciliées les figures ennemies: d'Adonis et de
Démêler370.