Chapitre III

INTRODUCTION A UNE MYTHO-CRITIQUE

Dans le deuxième chapitre, nous avons abordé successivement les différentes études à propos du mythe d'Adonis. Ces études, à notre avis, restent sans valeur et d'un intérêt minime si nous ne désignons pas leur appartenance d'école. Ainsi, dans ce chapitre, nous nous efforcerons de leur assigner la place qui leur convient dans la philosophie de la mytho­logie, selon les " modes de lecture " du discours mythologique qu'elles nous proposent. Mais pour ne pas nous perdre dans l'enchevêtrement des théories de la mythologie, nous prendrons pour fil conducteur la classi­fication proposée par le philosophe romantique Allemand F.W. Schelling, dont les analyses ne semblent guère avoir été dépassées.

Cette réflexion critique des philosophes sur l'essence et les origines de la mythologie a donné lieu historiquement à bien des attitudes diverses notre propos est d'examiner quelques-unes d'entre elles, en fonction de ce qu'il a été dit à propos d'Adonis. Voilà ce qui pourra donner sens et justification à notre choix du titre " Introduction à une Philosophie Mythe-critique ".

- Les différentes lectures du Mythe

Schelling répartit les positions philosophiques relatives à la mythologie en trois groupes :

  1. selon qu'elles refusent toute valeur de vérité à cette manifes­tation du génie humain,

  2. qu'elles lui concèdent une vérité indirecte et extérieure,

  3. ou enfin qu'elles lui accordent une vérité intrinsèque et immé­diate.

Tel sera aussi le plan de notre investigation, quitte à compléter l'in­ventaire de Shelling371 pour les tendances doctrinales qu'il a méconnues, ou celles qui ont suivi son époque.

I - LA MYTHOLOGIE CONDAMNEE COMME UNE ERREUR

a- Erreur absolue

L'attitude la moins sympathique à l'égard de la mythologie classique consiste à voir en elle un premier essai d'explication du monde, imaginé par des naïfs et exploité par des imposteurs. La meilleure expression en est donnée selon Schelling par l'opuscule de Fontenelle "De l'Origine des Fables" (1687).

La mythologie apparaît à ce dernier comme une explication erronée et anthropomorphique du mondé dépourvue de toute vérité même à l'état déguisé.

"On va s'imaginer que sous les fables sont cachés les secrets de la physique et de la morale. Eût-il été possible que les Anciens eussent produit de telles rêveries sans y entendre finesse ? Le nom des Anciens impose toujours ; mais assurément ceux qui ont fait les fables n'étaient pas gens à savoir de la morale et de la physique, ni à trouver l'art de les déguiser sous les images empruntées. Ne cherchons donc autre chose dans les fables que l'histoire des erreurs de l'esprit humain. "372

b- Mythologie comme erreur relative

Ces vues catégoriques de Fontenelle sur la mythologie se retrouvent plus ou moins atténuées, chez un autre critique de la même époque, qui lui aussi eût affaire avec la mythologie en général, et avec le mythe d’Adonis en particulier. En effet, "en relisant les poètes grecs et latins, Banier eut occasion de remarquer le faux des systèmes au moyen desquels on avait prétendu éclaircir la mythologie dont le développement pouvait jeter un si grand jour sur l'histoire, les moeurs et l'état des connaissances des peuples anciens."373 Aussi et au moment même où il publiait "la Mytho­logie et les Fables expliquées par l'histoire"374, l'Abbé Banier disait ceci à propos du mythe d'Adonis : "La fable d'Adonis historique à son origine, se trouve dans la suite mêlée avec la philosophie et la religion des Païens et c'est ce qui en fait l'obscurité. On est surpris en effet, en lisant les Anciens, de voir qu'après nous avoir légèrement instruits de ses fondements ils se rabattent tout à coup sur des allégories, où l'Astronomie et la Théologie entrent tour à tour."375

A ce maintien des fables, une fois reconnues fausses, l'Abbé Banier assigne trois raisons : d'abord le plaisir qu'y prirent les esprits amateurs de légendes, puis le respect aveugle de l'Antiquité ; enfin les errements de la mythologie furent entretenus par les artifices des prêtres, qui trouvaient leur intérêt et un sûr moyen de domination. En ce sens, il dit : " C'était la ressource ordinaire des flatteurs, et l'Antiquité doit presque tout ses Dieux, au soin qu'on a eu d'honorer les morts pour plaire aux vivants. Je suis persuadé que le fond des fables et des cérémonies de la religion païenne était presque toujours historique, et que les allégories ne sont venues que dans la suite au secours de l'ignorance ou de l'avarice des prêtres."

Ce dédain intellectualiste à l'égard de la mythologie rejoint en quelque sorte l'attitude de Spinoza en présence des épisodes concrets de l'histoire sainte376 : "Je pense suffisamment établi par là à quels hommes la foi aux histoires contenues dans les livres sacrés est néces­saire, et pour quelles raisons, car il suit très évidemment de ce que je viens de montrer que la connaissance de ces histoires et la foi à leur vérité sont nécessaires au plus haut point au vulgaire dont l'esprit est incapable de percevoir les choses clairement et distinctement. Celui au contraire qui les ignore et néanmoins croit que la lumière naturelle qu'il y a un Dieu et ce qui s'ensuit, qui d'autre part observe la vraie règle de vie, celui-là possède entièrement la béatitude et la possède même plus réellement que le vulgaire, parce qu'il n'a pas seulement des opinions vraies, mais une connaissance claire et distincte.377 Les répliques indirectes à cette théorie, peut-être les retrouvions-nous chez Bultman qui n'a pas été étranger à ce courant démythisateur.378 Sa

constatation de départ est que, les formes mythiques recouvrent l'expres­sion du message (Kérygme) ; or la pensée scientifique moderne, physique et anthropologique, a ruiné ces représentations mythiques, et rendu nos esprits étrangers à elles, ce qui a entraîné l'abandon du christianisme par beaucoup. Si l'église veut sauver le message, il faut donc qu'elle entreprenne de le démythiser. Mais, dira-t-on, la théologie libérale a déjà réalisé cette démythisation. En effet, mais sa tentative mérite deux reproches. D'une part, elle a ruiné la substance même du Kérygme, n'en conservant qu'une religion naturelle, un ensemble de vérités religieuses et morales immanentes à l'âme humaine, le vidant de tous les éléments choquants ou scandaleux qui en sont l'essentiel (à savoir l'initiative de Dieu dans le salut, l'abandon de l'homme entre les mains de Dieu, etc) ; en arrachant le masque elle a défiguré le visage. D'autre part, elle a conçu la démythisation négativement, comme une élimination du mythique, au lieu de la concevoir aussi positivement comme une interprétation "existentiale" du mythe ; or les deux points de vue doivent être maintenus : "La démythisation est négativement une critique de l'univers du mythe, dans la mesure où celui-ci recouvre l'intention authentique du mythe. Positivement, c'est une interprétation existentiale qui veut rendre sensible l'intention du mythe et son dessein de parler de l'existence de l'homme."379 Car la pensée mythique est faite de deux éléments : elle est d'abord animée par une intention, celle d'exprimer la foi en la dépendance de l'homme à l'égard de la transcendance, c'est-à-dire en définitive la conception de l'existence de l'homme ; cette intention est comme l'âme du mythe, le second élément, son corps, élément proprement mythique, consiste dans la façon " intramondaine " dont le mythe repré­sente l'exercice de ces forces supérieures: " Le mythe objective l'au-delà en ici-bas et, du même coup, le met à notre disposition."380 L'école libérale a pensé que la démythisation du Nouveau Testament devait renoncer également à ces deux composantes de la pensée mythique ; elle a rejeté, non seulement le corps du mythe, mais la conception de l'existence dépendante qu'il s'efforçait d'exprimer : " la démythisation de la théologie critique du XIXe siècle n'a pas été accomplie comme elle aurait dû l'être : en éliminant la mythologie, on a éliminé le vérygme. "381 Or l'idée que la transcendance existe en face de nous et nous interpelle n'a rien de condamnable pour l'homme moderne, dont elle éclaire au contraire la condition. 0'ès lors, la démythisation authentique se bornera à éliminer la représentation anthropomorphique que le Nouveau Testament présente de la transcendance ; mais elle s'efforcera au contraire de faire aboutir l'intention qui anime le mythe : " La démythisation prétend dégager l'intention authentique du mythe, cette intention qui est justement de parler de l'existence de l'homme, de son fondement et de sa limitation par une puissance de l'au-delà, non cosmique et invisible à la pensée objectivante.382 Il n'est pas possible de croire qu'en s'attaquant aux représentants de la théologie libérale, Bultmann visait directement Spinoza, son lointain inspirateur.

c- La Mythologie comme régression : la théorie du plagiat

Au XVIIe siècle également fut avancée une autre hypothèse, selon laquelle la mythologie païenne devrait être tenue pour un plagiat cari­catural des vérités de la révélation juive. Les tenants de cette théorie, S. Bochart et l'évoque d'Avranches Daniel Huet, s'inspirent d'un souci apologétique : ils pensent affermir les positions chrétiennes en travaillant à établir que les formes religieuses qui en paraissent le plus éloignées procèdent en réalité du même point de départ, altérées par une interprétation insensée, et s'y ramènent donc en quelque manière.383 Voyons de près ce qu'ils disent.

I - La théorie de S. Bochart

* Adonis, Adam et le "De Paradiso Terrestri"

Nous avons conclu ceci : que l'Euphrate et le Tigre entraient dans l'Eden en deux lits distincts, et qu'à l'entrée du paradis ils se joignaient en un seul fleuve (...) Au nord du paradis il y avait l'Assyrie et, à l'Occident, la Mésopotamie et même.une partie de la Babylonie. Le reste de la Babylonie s'étendait vers des territoires arabes. Dans cette partie méridionale se trouvait Hévila (Chavila) - gen. 10; 7, c'est le frère de Newrod ..., son compagnon de guerres et de victoires, qui l'occupa, lui donnant son nom selon l'usage.

Ainsi, l'Eden occupa l'espace intermédiaire de ces pays et le paradis devait être au milieu de cet Eden.

Je pense qu'en cet Eden devait se trouver comprises surtout les campagnes très fécondes de Shinear, car c'est de là que ne voulaient pas partir les premiers habitants de la terre bien que les autres régions du monde leur aient été librement ouvertes et bien qu'en tous les hommes existent une curiosité pour les choses nouvelles et le désir] d'en devenir maîtres.

De Genèse 03,24, il apparaît qu'Adam fût chassé de ce bienheureux jardin vers cette terre de laquelle Dieu l'avait formé. Cette terre était éloignée, du côté de l'Orient (Mashrèk) (...) Mais les Syriens affirment tenir de la, tradition de leurs aînés qu'Adam fût créé dans le pays de Damas. Dans le nom même de "Dama -(shq)" ils trouvent dans leur langue, l'idée d'une terre rouge. Pendant que d'autres pensent plutôt que ce nom de "Dama shq" est, en syriaque "Damashqéa" parce que ce lieu, le premier, reçut cette parole pour lui " Dam-Squé " c'est-à-dire : " Tu boiras le sang ". Il s'agissait du sang d'Abel, versé par Caïn, le premier fratricide. Et, en effet, les habitants montrent près de la ville le lieu pollué par ce meurtre ... C'est ce qu'attestent Gab Sionita et Jean Hesronita, deux maconites qui viennent du Liban. Ceci se trouve à la fin de la version qu'ils ont faite de la Geographica Vabiensis.384

Il ressort de là qu'Adam fût exilé, avec ses enfants dans la Syrie toute proche et qu'ils ont habité les régions les plus voisines de l'Bden perdu ... De là ces souvenirs : la ville " Adam ", située près de la mer de Tibériade et dont vous parle Yoselh (3,16) . De là, aussi, le nom de " Aduna " pour la ville qui se présentait la première aux gens qui partaient vers Chandder. A quoi s'ajoute la constante tradition des Juifs sur Adam enterré avec Eve à Hébron, sur le fait d'Abraham et de Sara, d'Isaac et de Rebecca, de Jicob et de Léa, tous amenés là, dans le même sépulcre ... Raison pour laquelle Hébron mérita d'être appelée "Kiriat - Arba", le village des quatre, à cause de ces quatre paires de conjoints. Il faut entendre aussi le choeur des Pères, tous rappelant qu'Adam fut enterré sur le mont du Calvaire. Ceci pour qu'il soit manifeste que son péché causa la mort du Christ et que de, lui, comme d'une semence, la croix est sortie pour que du sang versé sur elle, soient purifiés Adam et les gens de sa postérité fidèle. D'où; ce mot de Tertullien :

" Là le Christ souffre

" La terre est imprégnée d'un sang précieux

" Afin que la poussière du vieil Adam,

" Avec le sang du Christ et la vertu de l'eau qui tombe

" Puisse se relever ".

(...) Là dessus, les maronites assurent que la région de Damas, à causé de son charme et des inestimables délices dont elle abonde, est, à bon droit, nommée "Paradis terrestre". Cependant, leur idée n'est pas que Damas fût une partie de l'Eden ; mais la renommée d'un "Eden de délices" a tellement rempli ces régions d'Orient situées dans les alentours, qu'on appelle "Bien" et "Paradis" tout lieu riche en arbres chargés de fruits, irrigué d'eaux liquides, remarquable par l'agréable douceur de l'air et rempli de toutes sortes de biens. De là cet "Eden" dont parle Ezechiel (Erech. 27,23)385 et qui est célèbre pour les plus riches régions de l'Arabie. Ainsi, tout au fond même de l'Arabie "Aden" le plus célèbre marché de tout l'Orient (...), Ainsi le chef-lieu de Gelesyrie386 Ehden387 est appelé "Paradis" par Plime (Lib. 5 cap 23) et Ptolémée le célèbre également ainsi (Lib 5 cap 16).

Il faut remarquer qu'il est établi (le chef-lieu) dans le voisinage de Damas et qu'il est tout proche du Liban, remarquable par ces cèdres et par des beautés diverses. Et puis, il y a, toute proche, la source du fleuve Adon (ii) de sorte que toutes choses encourent à nous montrer une image primitive de l'Eden et du Paradis, (Rendu nous l'avons vu cité par Frazer eut les mêmes impressions). De plus, le souvenir de cet incompa­rable jardin s'est implanté si fort dans les esprits des nations d'alen­tour qu'on a l'habitude de faire valoir les lieux les plus agréables en parlant de " Jardins ... ".388

Ces choses, avec plusieurs autres et de plus forts arguments, Bochart les avait facilement exposées, pourvu d'une copieuse érudition. Ses arguments sur le " Paradis perdu " si précieux soient-ils nous dépassent, il suffit quant à vous d'avoir situé le paradis selon l'opinion de ce grand homme.

II - La théorie de D. Huet

En effet, D. Huet s'efforce entre autre, dans son "Demonstratio evangelica"389 d'assigner une origine juive à la mythologie phénicienne à travers l'image d'Adonis et Moïse.

" La série des témoignages que nous avons établie - que ces témoignages nous soient arrivés des écrivains sacrés, soit que les païens nous les aient apportés - nous les montre convergents jusque là, sans la moindre discordance. Cette série, selon mon propos, suffit à démontrer l'antiquité de Moïse et l'authenticité de ses écrits.

Cependant, nous allons utiliser encore une autre genre de preuves. Nous montrerons que les plus anciens dieux et héros des nations, quels qu'ils soient, et qui sont honorés d'un culte dans le monde entier, que la plupart aussi des fondateurs et des législateurs, comme toute (s) les doctrines religieuses des nations, sont en dépendance de Moïse lui-même ou de ses actes ou de ses écrits (...). Que ceci retienne notre attention et ne semble à personne incroyable ou surprenant : que les Israélites revenant d'Egypte, à peine recouvrée par les armes la terre de Chanan que Dieu leur avait promise, aient, propagé par piété le culte du vrai Dieu que Moïse Leur avait transmis, dans les nations voisines, et que la doctrine religieuse (theologia) des phéniciens n'ait pas évité d'être imprégnée des dogmes mosaïques (...) Ceci en particulier quand des Cénanéens, en grand nombre - sont demeurés longtemps - sans diffi­culté au milieu de la Judée, parmi les Israélites eux-mêmes (...). C'est pourquoi les écrivains d'une autre âge ont confondu les deux nations. Les Phéniciens eux-mêmes disaient avoir passé de la Mer Rouge à la Phénicie. Ils avaient entendu cela des Israélites croyant qu'il s'agis­sait d'eux-mêmes. L’Egypte eût plus facilement encore une connaissance de la religion des Israélites. On pourrait bien en dire autant des Assyriens et des Babyloniens (...). De sorte qu'à travers la Perse, certains éléments de la doctrine des Hébreux ont pu briller dans les ténèbres de l'Inde toute proche. Par les Phéniciens et les Egyptiens, quelque chose de cette même doctrine a pu se répandre chez les Grecs et dans la plupart des nations maritimes, comme par les Grecs chez les

Il aurait été convenable (dignium) de conserver l'intégrité de la vérité reçue. Ce fut bien le contraire ! Cette vérité ..., tant de fables, au contraire, l'ont enveloppée qu'il n'est guère possible de la dégager d'entre les noeuds compliqués de ces fables (...). Que de tout cela le lecteur comprenne ceci ; que nous avons assumé une tâche qui n'est pas vaine ( etc... etc... ; l'auteur défend sa méthode).

Commençons par les Phéniciens. Chez eux, dans leurs sources anciennes, on peut déceler quelque chose de Moïse en la personne de Taaut leur dieu.

Déjà brièvement, nous avons montré qu'ils avaient390 en commun bien des choses avec Moïse. C'est quand nous avons parlé de Sanchionaton. Et puis quand nous avons parlé de Toth dieu des Egyptiens (le Mercure des Grecs et le Taaut des Phéniciens), ce qu'affirme tant de fois Phèbre de Byblos et porphyre ! Aucun doute, là-dessus, ne peut subsister. Maintenant, disons quelques mots avant d'aller plus loin. La vérité des choses apparaîtra mieux. Philon nous raconte, au même endroit, que Taaut avait été roi d'Egypte. Thermutics (?) la fille du roi égyptien avait désigné Moïse comme héritier du royaume de son père. Le roi lui-même lui avait donné la couronne comme on le lit chez Joseph (Antiq. 1,1). Celui-là même est aussi déclaré par Clément d'Alexandrie roi sage et législateur.

Porphyre, dans son livre sur les Juifs, rapporte que Taaut se signalait par sa sagesse chez les Phéniciens, le livre des Atces des kystres dit (aussi) que Moïse fut instruit de toute la sagesse des Egyptiens. On tient Taaut pour l'inventeur des lettres. Eupolemus, Théodoret et Isidore disent la même chose de Moïse, ainsi comme je l'ai déjà signalé.

Voulant connaître les origines des nations depuis le commencement du monde, Sanchoniaton consulte les "commentaires" de Taaut, qui com­prenaient toute une cosmogonie (...) Taaut le premier, comme Moïse a rapporté dans ses écrits, ce qui concerne le culte de Dieu.Intruit de la doctrine de Taaut Sanchoniation voit du commencement des choses : le Chaos et l'Esprit.

Ces données viennent manifestement du commencement de la Genèse de Moïse (...) Je passe beaucoup d'autres choses notées par Bochart. Je reviens sur une seule histoire : celle d'Abraham, de Sara et d'Isaac, l'enfant du sacrifice. Ce dernier est le Iyhoud (unique) de Phylon de Byblos. De Sanchoniaton, Phiber rapporte d'autres choses dignes de mémoire, au sujet d'Abraham mais sous le nom de Saturne : qu'au ciel son père, il sacrifia son fils unique tout entier consumé par les flammes et qu'alors, il se circonscrit et pousse tous ses compagnons à faire de même. Qui peut nier les emprunts faits a Moïse391? (...) On ne peut absolument pas croire de Sanchoniaton ait à ce point imité les livres de Moise qu'il ne s'en soit jamais séparé dans sa description des' réalités fondamentales. Il a seulement retenu ce qui concordait avec les croyances religieuses et les dogmes reçus de sa nation. Ni, non plus que la traduction de Philon de Byblos a fidèlement rapporté tout ce qu'avait écrit Sanchoniathon. Ce qu'il en reste, tu le trouveras facilement chez Eusèbe de Césarée (du moins) autant qu'il a jugé bon d'en traduire (...) Sanchoniathon a donc utilisé Moise et Philon de Byblos a utilisé Sanchoniathon (...) C'est une autre image de Moise que les Phéniciens ont appliquée à Adonis. Il est célébré parmi.les dieux non seulement par eux mais aussi par les nations voisines. On dit qu'Adonis est né à Saba, en Arabie. Moïse a passé plusieurs années en Arabie. Les auteurs de la fiction à propos de Prospérine qui retient le charmant petit garçon Adonis à cause de sa beauté, connaissaient un trait de la vie de Moïse, fils de Jocabed ... : ce trait que ... "l'ayant un bel enfant, elle le cache pendant trois mois et que, ne pouvant plus le cacher, elle prit une corbeille en osier et qu'y avant déposé l'enfant, elle l'abandonna dans les roseaux ..." Les narrateurs ont dit avec charme ... "le livrant à Prospérine ... "De ces faits, il apparaît bien pour quelles raisons il est dit tantôt près de Vénus, tantôt près de Prospérine et tantôt près de Jupiter. Adonis est dit fils de sa soeur, parce que par l'ingéniosité de sa soeur, l'enfant Moïse fut sauvé et comme rené. Monis ont dit aussi " Philérème " c'est-à-dire " Ami du désert ". Ceci dans les hymnes orphiques. Or Moïse a passé presque tout le temps de sa vie dans les déserts. On vante aussi la prudence d'Adonis, Moïse par ses actes, s'est acquis une haute renommée de prudence. Là chez les Phéniciens, Adonis est dit le nourricier de tous ... C'est aux prières de Moise qu'aux Hébreux affamés et assoiffés, Dieu a dispensé les cailles et l'eau. Adonis est dit "lumineux" mais entouré de ténèbres ... passant au ciel venant des enfers et du ciel, retournant aux enfers. On dit des choses semblables de Mercure. Les Egyptiens le montrent comme le céleste et l'infernal. Or ce Mercure, c'est Moïse. Nous le montrerons plus loin.

L'auteur des Chroniques alexandrines et cédrenus rapportent qu'Adonis était philosophe. Moïse lui, a disserté sur les principes du monde et de toutes choses. "Le bel Adonis menait paître ses brebis près des fleuves" dit Virgile. Moïse les menait paître en Arabie. Les hymnes orphiques racontent qu'Adonis se réjouissait d'entendre des chants. Ce que l'on dit aussi de Mercure inventeur de la lyre (...)

Mais Adonis a bien plus de points communs avec Bacchus lequel est une image très nette de Moïse. Bacchus, de son côté, eut le même qu'Osiris, donc Osiris et Adonis. D'où cet épigramme d'Ausonne :

" La Boétie m'appelle Bacchus

" L'Egypte me prend pour Osiris

" La Mysie me nomme Phanacès

" L'Inde me tient pour Dionysos

" Rome - la sacrée - pour Libère

" L'Arabie pour Adonis

" La Clancénie pour plusieurs autres dieux ".

Il n'est donc pas surprenant que, par la même représentation d'Adonis ... si peu naturelle - les vieux auteurs de fables aient jeté sur Moïse et sur le soleil, les mêmes ombres ...

En un rite solennel, chaque année, en certains jours, des femmes se lamentaient sur Adonis, et c'est pourquoi aussi, à la fin du Dentéconome, on lit que les Hébreux ont pleuré Moïse pendant trente jours. Quant ces petits jardins et que, dans les faubourgs, des femmes entre­tenaient avec soin, on les disait "adoniques" en racontant "Roi des Jardins" s'était adonné - à grands frais, à leur soin. Mais cela ne concerne en rien l'histoire de Moïse. Je ne vois pas une autre cause à cette appellation "adonique" que la ressemblance des mots "Adois" et "Eden" qui signifiaient respectivement "Seigneur" et "Volupté". Ce fut par facilité, a cause de la consonance des mots que

"Gan Eden" = "jardin de Volupté", le nom que les femmes de Phénicie donnaient à leurs jardins de banlieue (qu'on voit aussi sur les amphores) et qui étaient consacrés au plaisir, fut rendu par "Gen Adon" "Jardins Monis".392

Mais cet effort pour assigner une origine juive à la mythologie païenne qui l'aurait trahie à outrance en voulant la contrefaire, n'est que l'application particulière d'une conception plus vaste. Dans cette dernière perspective,, l'état primitif de la religion ne serait pas le polythéisme, mais un monothéisme que l'humanité aurait reçu en dépôt; incapable de la maintenir dans sa pureté originelle, elle l'aurait laissé se déformer, s'oblitérer, et donner lieu à la polifération des dieux. Schelling a décrit la vague de cette théorie : "Cette opinion que le monothéisme avait précédé le polythéisme jouissait de la faveur générale. On estimait que le polythéisme n'a pu naître que de la corruption qu'aurait subi une religion plus pure ; que celle-ci ait eu ses origines dans une révélation divine, on considérait cela comme une vérité insé­parable de cette hypothèse". Aussi bien, cette hypothèse d'un monothéisme initial progressivement éclipsé pour une mythologie pluraliste fut également adoptée par le XVIIIe siècle français. Voltaire dans le "Dictionnaire philosophique" prend nettement parti contre le caractère primitif du polythéisme : "J'ose croire, dit-il, qu'on a commencé d'abord par reconnaître un seul Dieu, et qu'ensuite la faiblesse humaine en a adopté plusieurs"393 Diderot exprime la même opinion è ce propos.394 Il faut attendre les romains comme le dit Rousseau pour que le polythéisme se normalise et pour que monde enfin ne connaisse qu'une seule et même religion.395

Entre le XIXe et le XXe siècle, on n'a pas cesser de se passionner pour les grands problèmes religieux, surtout ceux des peuples sémitiques. Mais le débat n'était plus l'apanage des apologistes mais plutôt de savants indépendants comme Renan et Lagrange. G. Raylinson illustre bien cette époque d’"hypercritique"; voyons de près sa théorie concernant le polythéisme phénicien; "In considering thé nature of thé phoenician religion, we must distinguish between it's différent stages there is sufficient reason to believe that originally, either when they first occupied their settlement upon thé mediterranean or before they moved from their primitive seats upon thé shores of thé Persian Gulf. the Phoenicians were Monotheists. We must not look for information on this subject to the pretentious work which Philo of Byblos, in the first or second century of our era, put forth with respect to the "Origines" of his Countrymen, and attribued to Sanchoniatho; we must rather look to thé évidence of language and of fact, records which may indeed be misread, but which cannot well be forged or falsified. These will show us that in the earliest times the religious sentiment of the Phoenicians acknowledged only a single deity - a single mighty power, which we suspense over the whole universe. The names by which they designated him were El, " great ", Ram or Rimmon, " high", Baal " Lord " ; Meleck or Molech, " King ", Eliun, " Suprême " ; Adonai, " My lord " , Bel Samin "Lord of Heaven ", and the like they believed him to be " suprême " or the " Most high " ; and they realised his personal relation to each one of his worshippers, who were privileged severally to address him as Adenaï " My Lord". It may be presumed that at this early stage of thé religion there was no idolatry. In its second stage (after the fall) the religion of Phoenicians was a polytheism, less multitudinous than most others ... and so the " nomina " become " numina "... Baal become Baaliin ".396

En conclusion, dénigrer la mythologie comme une imposture, une régression, un malentendu ou une fable, n'est point la comprendre ; on ne l'explique pas en la rayant de l'histoire comme un mauvais moment, que l'on évoquerait seulement pour se féliciter qu'il soit, Dieu merci, révolu. En réalité, toute époque du devenir est originale, et donc précieuse ; aucune ne doit être sacrifiée aux autres, pas même la "barbarie" à la "civilisation". Il faut se résigner à accorder à la mythologie une certaine valeur de vérité, et nous allons voir comment la théorie de l'allégorie prend ce parti.

II - La reconnaissance d'une vérité indirecte de la mythologie

L'hypothèse allégoriste

L'explication allégoriste consiste essentiellement à supposer dans la mythologie une structure ambivalente, la dualité d'un sens apparent et d'un sens caché : parcouru superficiellement, le mythe se réduit à un bavardage sans conséquence, mais scruté en profondeur, il laisse apparaître un fond doctrinal considérable. La mythologie serait ainsi la transcrip­tion imagée d'un fond de vérité, qu'une déchiffrement averti restituerait en clair. Cette conception allégoriste de la mythologie connut un succès considérable dans le romantisme allemand. L'explication, allégoriste de la mythologie fut consacrée par Geuzer dès 1810. Creuzer pense que l'image est plus précoce que le discours, et que les premiers sages se sont exprimés par le détour des figures symboliques avant d'user du style direct.397 On comprend dès lors que l'expression allégorique ait pu en précéder le discours direct. "C'est pourquoi il m'est arrivé d'écrire certain jour: Au commencement était la fable !"398

La mythologie se présente à nous donc, comme un poème hermétique, dans lequel les initiés savent lire les secrets des Dieux.

Schelling a cru de bonne heure à cette explication dualiste de la mythologie, avant même qu'elle n'ait été magnifiée par Creuzer ; dans sa dissertation de 1792 et dans un essai de 1793, " Ueber Mythen " apparaît la nécessité de séparer entre la vérité profonde et son revê­tement imagé. De cet accueil favorable réservé par Schelling à l'hypo­thèse allégoriste ., il faut chercher la raison dans l'affinité que cette attitude présentait avec plusieurs éléments de sa propre pensée : d'une part, la dualité du signe et du signifié, essentielle à l'allégorie, recoupait le dualisme plus général qui se fait jour dans la vision du monde du philosophe romantique ; d'autre part, la notion même d'expression et d'interprétation s'apparentait, à d'autres notions, telles celles de prophétisme et d'ironie, auxquelles Schelling a toujours porté le plus grand intérêt. Examinons brièvement cette double correspondance que la théorie de l'allégorie rencontrait dans les préoccupations schellingiennes.

En premier lieu, une conception en quelque sorte platonicienne des deux inondes a les faveurs de Schelling. Il existe un monde vrai et un monde apparent, dont la relation est celle du modèle et de l'image. Dans le cours ordinaire de la vie, on ne connaît que le dernier, que Platon (Timée 30 c) appelle " Ode o Cosmos " ou " Onum Cosmos " ; mais le monde tel qu'il est perçu par les sens, le monde que l'on peut montrer, " ce " monde n'est pas " le " monde ; la conscience universelle sait que ce monde n'est que l'image imparfaite d'un modèle primitif parfait. Mais Schelling reproche à Platon d'exagérer la dignité du monde visible, en supposant que, une fois entièrement ordonné, et sans être éternel de par sa nature, il n'en a pas moins une durée impérissable, à l'abri du vieillement, comme un dieu bienheureux (dans Timée 33, a, etc). Le Christianisme est avec raison, beaucoup plus radical ; pour lui, le monde sensible n'est plus un " être ", mais un " état ", c'est ce qu'énonce Paul en disant que " la figure " de ce monde est périssable"399 figure et donc "image" que Schelling reproche à Luther d'avoir traduit à l'envers par " essence ".400 On voit immédiatement le rapport de cette conception dualiste à la théorie de l'allégorie, et l'on comprend dans ces conditions que Schelling, promoteur d'une symbolique généralisée, ait volontiers admis l'hypothèse d'un système doctrinal dissimulé au fond de l'imagerie mytho­logique.

D'autant plus que, en second lieu, la notion même d'allégorie rejoignait plusieurs de ses notions familières. Observons d'abord combien l'idée de l'allégorie est liée à l'essence même du langage. On le sait, à lui seul, le langage est naturellement déguisement et allégorie ; il dit autre chose qu'il ne semble dire. Mais comme si ce travestissement inséparable du langage ne suffisait pas, l'on a imaginé d'introduire l'allégorie proprement dite qu'est un déguisement du langage clair, c'est-à-dire le déguisement d'un déguisement. Le langage ne présente ainsi comme une première allégorie, et l'allégorie comme un langage redoublé. Plus proche encore de l'allégorie apparaît cette variété du langage qu'est le " secret " à la fois mutisme et confidence, mystère manifeste a certains, silence semi-public, tous caractères qui définissent également l'expression allégorique.401

La théorie allégoriste de-la mythologie revêt donc diverses spécifications selon la nature du noyau doctrinal que l'on suppose exprimé par l'apparence imagée ou narrative. Nous allons analyser tour à tour les différentes sortes d'allégorie.

1- L'allégorie historique

L'allégorie est " historique " lorsque ce fond de vérité dont on a parlé, est présenté comme un ensemble d'événements humains. Cette conception est traditionnellement attribuée au grec Evhémère, qui prétendit concilier avec la mythologie régnante la doctrine épicurienne des dieux oisifs ; les dieux officiels ne seraient selon lui que des hommes divi­nisés, et la mythologie aurait été produite par de multiples apothéoses. Philon de Byblos partisan fidèle de cette théorie contribua énormément à sa vogue en phénicie. De quoi s'agit-il en réalité chez Philon ?

- L'arrangement allégorique de l'oeuvre de Sanchoniathon d'après Philon de Byblos

Par une sorte de volonté d'infériorité et un certain goût de l'exo­tisme, l'Occident se tourne périodiquement vers l'Orient pour lui attribuer la paternité de ses plus importants mouvements d'idées. Ainsi la dépendance de l'allégorie juive par rapport à l'allégorie grecque, communément admise aujourd'hui, ne le fut pas d'emblée ; dès l'Antiquité, il se trouva un historien pour promouvoir la filiation inverse, pour assigner à l'allégorie grecque une origine non pas précisément juive, mais sémitique, exactement phénicienne. Cet historien est un phénicien du temps de l'empereur Hadrien, Philon de Byblos402 ; en plus de travaux de grammaire, il avait composé neuf livres qu'il*ne donne d'ailleurs pas pour son propre ouvrage, mais pour la traduction de l'Histoire phénicienne d'un certain " Sanchoniathon "403 de Beyrouth ", qui aurait été " antérieur à la guerre de Troie ", " proche de Moïse " et " contemporain de S reine d'Assyrie ". Porphyre rapporte avec sondiération l'oeuvre histo­rique de Sanchoniathon. Eusèbe de Césarée transcrit ou présume, dans sa "préparation évangélique" plusieurs extraits " du premier livre de Philon de Byblos ".404

C'est précisément l'une de ces citations de Philon de Byblos par Eusèbe qui concerne l'allégorie et son histoire en terrain grec ou sémi­tique; Philon y oppose, à la probe objectivité de Sanchoniathon dans sa présentation de l'oeuvre de Taautos, inventeur de l'écriture, l'intempérance des auteurs postérieurs - qui ont noyé dans l'allégorie physique les données les plus obvies de la théologie : "Après quoi, - dit Eusèbe - Philon reproche aux auteurs plus récents , survenus, dans la suite, d" " avoir fait violence, contre toute vérité, aux récits relatifs aux dieux, en les ramenant à des allégories, à des exposés et à des spéculations de physiciens ". Les derniers théologiens ont vidé l'histoire sacrée de son contenu proprement historique, cessé d'y voir un ensemble d'évé­nements ; ils ont imaginé de lui appliquer l'exégèse allégorique, par quoi ils y retrouvent l'évocation de phénomènes physiques, en sorte que l'on perd de vue les faits consignés dans cette histoire , telle ne fut pas la manière de Sanchoniathon, ayant exhumé des Ecritures sacrées le récit des origines du monde, il le rapporte à la lettre, sans aucun travestisse­ment inspiré par l'allégorie ; ce n'est que plus tard qu'une caste sacer­dotale, soucieuse de dissimuler cet enseignement trop clair, introduit l'interprétation mythique ; de là, le goût du mystère passa aux Grecs, qui en avaient été jusqu'à, ce moment préservés. Eusèbe transcrit ici le texte même de Philon : "Les plus récents des hiécologues ont rejeté les faits qui se sont passés depuis l'origine. Inventant des allégories et des mythes et leur fabriquant une parenté avec les phénomènes cosmiques, ils ont établi des mystères et les ont chargés d'épaisses ténèbres405, si bien qu'on ne pouvait pas voir facilement ce qui s'était passé en réalité.

Mais lui, consultant les Ecritures secrètes qu'il avait découvertes dans les sanctuaires d'Ammoun où elles étaient conservées, s'employa à apprendre tout ce qu'il n'était pas permis à tous de connaître. Quand ce fut fini, il acheva de réaliser son dessein en éliminant le mythe des origines et les allégories. Ensuite, les prêtres postérieurs voulurent cacher à nouveau cet enseignement et le rétablir dans le mythe. Et c'est alors que le mystère, qui n'était pas encore parvenu chez les Grecs, y apparut.406

Le dessein de Philon de Byblos et celui d'Eusèbe qui le cite sont également obscurs. L'historien chrétien, pour sa monumentale apologétique qu'élabore la "préparation évangélique" table sur la révélation des turpitudes propres aux religions païennes ; or l'interprétation allégo­rique risque de dissimuler ces épisodes déshonnêtes, voire de les rendre édifiants ; il importe donc à Eusèbe de discréditer l'allégorie, et rien ne lui paraît plus efficace dans ce sens que d'invoquer contre elle le témoignage même d'un auteur païen ; c'est cette tactique que i'on doit de lire aujourd'hui quelques lignes de Philon de Byblos. Le but que poursuit Philon lui-même dans son attitude anti-allégoriste demeure incer­taine ; mais son procédé est net : il s'attache à montrer que l'exégèse allégorique est un phénomène tardif et artificiel, provoqué par des obscures raisons de domination politique, dans une classe enseignante jalouse de son savoir ; les plus anciens théologiens prétendaient être entendu à la lettre, et les données de physique qu'on a voulu ensuite découvrir dans leurs écrits n'étaient nullement leur fait – notation par lesquelles Philon s'apparente à la critique épicurienne et sceptique de l'allégorisme stoïcien. Surtout, il ajoute que l'interprétation allégorique serait née en Orient, où elle se serait appliquée à un auteur oriental, et d'où elle aurait contaminé la Grèce ; la mention de cette provenance barbare lui paraissait sans doute propre à détourner de ce procédé les Grecs et les Phéniciens encore défiants et méprisants à l'égard des inventions religieuses exotiques en même temps qu'attirés par elles.

Faut-il accorder crédit à cette présentation des choses, tenir avec Philon l'allégorie pour lui produit sémitique tardivement importé en Grèce ? Ce serait imprudent car on sait aujourd'hui que l'exégèse allégorique apparaît très tôt dans la tradition grecque, et s'il eut mention d'influence entra-hellénique, est-il besoin d'ajouter que cette influence fut réci­proque ?

2 - L'allégorie physique

Si l'on remplace, à l'arrière-plan de la mythologie, cette trame historique par un enseignement d'ordre scientifique, l'on obtient l'allé­gorie "physique" caractérisée par Macrobe et généralement rattachée aux stoïciens ; la mythologie serait alors une version religieuse des phénomènes de la nature. C'est cette forte conception que Macrobe a comprise et exprimée dans un passage essentiel qui vaut d'être reproduit tout entier :

" On ne doutera pas non plus qu'Adonis ne soit le soleil,

si l'on considère la religion des Assyriens, chez lesquels

florissait autrefois le culte de Vénus Architis et d'Adonis,

lequel est passé maintenant chez les Phéniciens. Or les

physiciens ont attribué le nom de Vénus à la partie supérieure

que nous habitons, de l'hémisphère terrestre ; et ils ont

appelé Proserpine la partie inférieure de cet hémisphère.

Voilà pourquoi Vénus, chez les Assyriens et chez les Phéniciens,

est en pleurs lorsque le soleil, parcourant dans sa course

annuelle les douze signes du zodiaque, entre dans la partie

inférieure de l'hémisphère ; car des douze signes de zodiaque

six sont réputés inférieurs et six supérieurs. Lorsque le

soleil est dans les signes inférieurs et que, par conséquent,

les jours sont plus courts, la déesse, dit-on, pleure la mort

momentanée et la privation du soleil, enlevé et retenu par

Proserpine, que nous considérons comme la déesse de l'hémisphère

inférieur, auquel nous avons donné le nom d'Antipode. On admet

qu'Adonis est rendu Vénus, quand le soleil, ayant accompli le

parcours annuel des six signes inférieurs, commence à

parcourir le circuit de ceux de notre hémisphère, et

qu'alors la lumière s'accroît et le jour se prolonge. Adonis

fut, dit-on, tué par un sanglier ; on veut ainsi symboliser

l'hiver par cet animal au poil rude et hérissé, qui se plait

dans les lieux humides, fangeux, couverts de glace, et qui se

nourrit de glands, fruit d'hiver. Or, l'hiver est pour le soleil

comme une blessure : il en diminue pouf nous la clarté et la

chaleur, ce qui est aussi l'effet produit par la mort sur les

êtres animés. Vénus est représentée sur le mont Liban, la tête

voilée, l'attitude éplorée, soutenant son visage dans les plis

de sa robe, avec la main droite, et paraissant verser des larmes.

Ce n'est pas seulement à l'image de la déesse pleurant pour les

raisons dont nous parlions plus haut, c'est encore l'image de

la terre pendant l'hiver, quand, voilée de nuages, privée du

soleil, elle est plongée dans l'engourdissement. Les fontaines,

qui sont comme les yeux de la terre, coulent abondamment, et les

champs, dépouillés de leurs ornements, n'offrent plus qu'un

aspect lamentable. Mais au moment où le soleil dépasse les régions

inférieures de la terre,quand il franchit l'équinoxe du printemps,

et prolonge la durée du jour, alors Vénus est dans la joie.

Les champs s'embellissent de leurs moissons, les prés de leurs

herbes, les arbres de leur feuillage. C'est pour cela que nos

pères ont consacré le mois d'avril à Vénus."407

3- Allégorie et métaphysique - La nostalgie du Mythe chez Maxime

Maxime de Tyr est, comme Plutarque, un platonicien éclectique intéressé par les questions religieuses. Dans la IVe de ses " disserta­tions ", il envisage le mythe comme mode d'expression, et observe dans le langage philosophique l'évolution déjà décrite par Plutarque ; l'âme dans sa simplicité originelle avait besoin de la douce musique des mythes, de même que les nourrices bercent les enfants par des fables; mais, devenue adulte, elle les dépouille de leur caractère mystérieux, pour n'en garder que l'enseignement qu'elle exprime maintenant en clair : " S'étant mise à scruter les mythes et à ne plus souffrir les énigmes, l'âme débarrassa la philosophie des voilas qui en étaient l'ornement et recourut à des discours tout nus. Non d'ailleurs que ces derniers diffèrent en rien des précédents, excepté par la forme et la disposition ; telles qu'à leur origine, les opinions bouchants les dieux se répandirent de ce sommet à travers toute la philosophie."408

Mais tout en enregistrant cet avènement du langage clair, Maxime garde la nostalgie de l'expression mythique, dont il dit les avantages, dans le domaine religieux, où l'entendement ne saurait prétendre à la certitude, elle garantit réserve et modestie ? elle confère à la vérité de la solennité et du prestige ; elle stimule la recherche en reculant son objet, et elle donne plus de prix à son résultat en le faisant mériter par un effort ; si l'usage des formules directes s'accompagne d'un progrès dans la connaissance, soit ; mais s'il n'apporte rien de nouveau, qu'une transcription en clair de vérités approchées de tout temps par les mythes où est le progrès, sinon dans l'indiscrétion. "Tout est plein d'énigmes, chez les poètes comme chez les philosophes ; la pudeur dont ils entourent la vérité me parait préférable au langage direct des auteurs récents. Dans les questions dont la faiblesse humaine ne se rend pas clairement compte, le mythe est en effet un interprète plus convenable. Si ceux d'aujourd'hui ont poussé la contemplation plus loin que leurs prédécesseurs, je les en loue ; mais si, sans les dépasser dans la connaissance, ils ont troqué les énigmes de leurs aïeux pour des mythes transparents, je crains qu'on ne les attaque pour révélation de discours secrets. Cruel serait autrement l'avantage du mythe ? C'est un exposé protégé par une parure différente de lui, à la façon des statues que les initiateurs des mystères entouraient d'or, d'argent et de vêtements, avant tout pour donner à leur attente un caractère imposant. L'âme humaine est audacieuse : elle fait peu de cas de ce qui est à ses pieds, mais l'absence suscite son admiration. Elle veut deviner ce qu'elle ne voit pas, et le traque par ses raisonnements ; tant qu'elle ne l'a pas atteint, elle s'efforce de le découvrir ; une fois atteint, elle l'aime comme son oeuvre propre."409 Ce sont ces considérations qui ont conduit les poètes à choisir l'expression mythique intermédiaire entre l'énigme dont nul ne peut percer l'obscurité, et l'enseignement scientifique impossible en matière divine ; l'agrément du mythe séduit, et son mystère pousse à l'enquête : " C'est en faisant ces réflexions que les poètes découvriront un moyen, pour l'âme, d'entendre les discours divins : les mythes, plus mystérieux que le discours, mais plus clairs que l'énigme, tenant le milieu entre la science et l'ignorance, ralliant l'adhésion par leur agrément, mais la déroutant par leur étrangeté - conduisant l'âme, comme par la main, à chercher ce qui est, et à pousser son exploration au-delà."410

Toute cette psychologie de la poursuite s'applique à la vérité enclose dans le mythe ; l'effort nécessaire pour atteindre la signification religieuse à travers l'enveloppe mythique qui stimule l'âme ; quand elle a, non sans peine, rejoint la vérité, elle s'y attache davantage, la considérant en quelque sorte comme son oeuvre propre.411

Avant de passer à l'allégorie "psychologique" et l'allégorie "socio-religieuse", nous voudrons cité l'avis de Charles Vellay qui constitue une sorte de mélange de toutes ces théories déjà citées.

4- L'intégrisme de Vellay412

A propos d'Adonis, il dit ceci "L'imagination enfantine et simple des peuples orientaux a conçu et créé ses dieux sous un caractère et des proportions, sinon toujours harmonieux, du moins toujours expressifs et précis, de telle sorte que le principe, l'idée, le dogme enfermé dans cette figure divine y demeure comme distinct et y transparaît dans toute sa clarté et sa nudité. Il nous aura donc suffi d'avoir indiqué, dans leurs contours les plus marqués, les aspects multiples d'Adonis pour que de tous les symboles métaphysiques de ce mythe, de toutes les formes de ce culte et de tous les vestiges artistiques qu'il nous a laissés, se dégage d'elle-même et sans effort une conception synthétique du dieu dont les images flottantes et les incarcérations diverses semblent tout d'abord voiler la véritable expression ... Nous voudrions donc qu'au-delà des images brillantes, mais purement extérieures de ce culte d'Adonis, ont pût percevoir la prodigieuse, multiple et universelle expression d'une divinité qui résume en elle des siècles d'efforts et de constitutions théogoniques et qu'au-delà encore de cette révélation religieuse, on pût deviner et sentir toute une humanité en marche, la voir s'agiter et s'organiser dans les ténèbres de ses premières luttes et de ses premiers travaux, prendre conscience d'elle-même et se hiérarchiser selon des lois naturelles et harmonieuses, pour se réaliser et s'incarner enfin dans ses arts, ses sciences et les images de ses dieux. Ainsi, par une évolution fatale, c'est dans cette physionomie divine, façonnée par l'incessant travail des générations successives, que vient se synthétiser et se condenser le code moral et social, non seulement d'un peuple, mais de tout un ensemble, de toute une famille de peuples, non seulement d'une époque, mais de tout un cycle, de toute une longue suite de siècles."

"L'antique transmour, dont l'origine se confond avec les origines des premiers peuples, ressuscite de nouveau, dissipe les brumes dont l'avait enveloppé une mythologie tardive et déjà inconsciente, et réapparaît dans sa forme élémentaire de dieu solaire. Principe éternelle­ment agissant et éternellement rajeuni, il sort des entrailles même de la terre, se confond avec les forces vitales de l'univers, avec les lois directrices des énergies de la nature ... Il est la matière vivante où s'unissent le principe actif et le principe passif de toute création, il est le dieu dont l'initiative victorieuse impose aux éléments sa volonté toute puissante , mais - et c'est là l'expression de sa prodigieuse vertu sociale - il est aussi l'homme, l'homme actif, fécond, nourri de génie et d'espoir, l'homme fondateur de cités, et édifiant sur les assises de ses temples, les lois équitables qui multiplient les prospé­rités, l'homme pacifique et laborieux, dont les Phéniciens semblent avoir voulu réaliser l'idéal."

5- L'approche ethno-sociologique - L'allégorie naturaliste agraire

L'évolutionisme magie et folklore

"Peu d'ethnologues ont, par leurs écrits, ébloui leurs contemporains plus que jamais Georges Frazer. Peu ont connu de leur vivant plus de gloire officielle, mais rares sont ceux dont l'oeuvre est tombée en désuétude, a été réfutée point par point par la génération suivante, autant que celle de Frazer."413

Cette condamnation unanime de Frazer, est peut être due à sa méthode de composition qui est essentiellement déductive; il constitue a priori ses théories pour lesquelles il recherche ensuite des preuves documentaires, C'est un principe diamétralement opposé à la méthode moderne de l'ethno­logue, qui, elle, est inductive, partant des phénomènes observés et tirants des conclusions des résultats des analyses. Or, les théories affluent dans les pages de Frazer414 et l'envahissante quantité d'analo­gies n'est recueillie qu'en vue de les soutenir. En parlant du rituel d'Adonis il confirme ce que nous avons déjà avancé " Lorsque les documents sont aussi imparfaits qu'ils se trouvent l'être dans cette branche de notre sujet, l'échafaudage d'hypothèses doit nécessairement jouer un rôle important dans toute tentative de reconstruction et d'interprétation des faits épars. Nous laissons aux chercheurs futurs le soin de déterminer jusqu'à quel point sont justifiées les explications ici proposées."415

Frazer développe d'autres principes de sa méthode à partir de deux tendances parallèles, qui dominent en Angleterre plus qu'en aucun autre pays ; l'évolutionnisme et le folklorisme. La méthode évolutionniste comparative a atteint massivement les ouvrages volumineux. Frazer est un évolutionniste fervent. Il définit l'objet de l'ethnologie en termes exclusivement dartiniens. Sa théorie sur la priorité de la magie sur la religion est également le fruit d'une réflexion évolutionniste, et les récentes analyses de C. Lévi-Strauss en montrent le peu de fondement. Le folklorisme, autre tendance déterminante du travail de Frazer, est marqué, depuis le XVIe siècle, par un intérêt exclusif pour les coutumes agraires saisonnières et surtout solsticiales,416 dont les folkloristes anglais du XIXe siècle, soutenus par l'Allemand W. Manhardt, croient trouver la clef dans le culte de la végétation et la magie de la ferti­lité. C'est delà qu'est issue l'outrance de Frazer considérant des re­présentations agraires comme créatrices d'un grand nombre de divinités, Adonis : esprit du Blé417, de cultes et d'actes magiques - les jardins d'Adonis - dont l'origine est, en fait, antérieure à l'agriculture . Ainsi, une autre déficience venait s'ajouter au folklorisme : le refus d'étudier les phénomènes magico-religieux dans l'entité culturelle d'une société dont ils font partie intégrante. Si l'oeuvre de Frazer fut rejetée par l'ethnologie moderne, sans doute ses matériaux bruts et studieusement recueillis resteront d'une valeur inégalable.

- Le fonctionnalisme

Quand les théoriciens de l'ethnologie commencèrent à se rendre eux-mêmes sur le terrain dans le but non plus seulement de collectionner les faits mais de s'interroger précisément à leur endroit, les vues comme celles de Frazer qu'on vient de résumer parurent vite insoutenables. Ainsi pour Malinouski, initiateur de cette nouvelle orientation, les mythes ont pour fonction, non d'expliquer, de répondre à une curiosité de type scientifique, philosophique ou littéraire, mais de justifier, de renforcer, de codifier les croyances et les pratiques qui constituent les ressorts de l'organisation sociale. Comme les autres institutions, les mythes s'expliquent uniquement par leur fonction dans l'organisation sociale; ils constituent "l'épine dorsale dogmatique de la civilisation primitive", ils en sont la "charte pragmatique".418

6 - Allégorie et psychanalyse

On connaît l'importance du rôle joué par l'univers mythologique dans la synthèse freudienne. Dans cet univers, Freud ne se contente pas de voir un réservoir inépuisable d'illustrations pour des conjonctures psychiques les plus saugrenues ; Il s'est encore forgé une véritable doctrine sur l'origine et la nature de la mythologie, qui s'apparente à l'allégorie psychologique classique. Soit le célèbre mythe de la nais­sance du héros. Il comporte une structure générale qui se retrouve un peu partout ; le héros, est fils de roi ; sa naissance est précédée de graves difficultés ; pendant la grossesse de la mère, une prédiction annonce que la naissance de l'enfant serait cause d'un malheur, générale­ment au détriment du père ; en conséquence, le père donne l'ordre de tuer l'enfant ou de l'exposer à quelque danger extrême ; le plus souvent, le bébé est déposé dans une corbeille et abandonné au fil de l'eau ; il se trouve alors sauvé par des animaux ou de petites gens, des bergers par exemple et allaité par un animal femelle ou une humbre femme ; devenu grand, il retrouve ses nables parents, se venge de son père et parvient à la grandeur et à la renommée. L'essentiel de ce mythe génétique se vérifie par exemple dans l'histoire de Sargon d'Agde, fondateur de Babylone, dans celles de Cyrus et de Romulus, et encore dans les légendes d'Oedipe, Paris, Persée, Héraclès, Amphion, Gilgamesh, etc. Freud ramène au même schéma l'histoire de Moïse, au prix d'un coup de pouce donné à l'"Exode", selon ce récit en effet, c'est la famille naturelle de Moïse qui est de condition modeste (des lévites juifs) et sa famille adoptive qui est royale (la princesse d'Egypte), en sorte que la structure habituelle du mythe se trouve inversée sur ce point. Mais Freud, sous cette déviation, prétend reconstituer le mythe primitif, et déterminer les raisons de l'inversion : à l'origine, l'enfant aurait été le petit-fils du Pharaon, lequel, redoutant en lui un éventuel rival, l'aurait fait abandonner aux eaux du Nil ; cet enfant aurait alors été sauvé , et adopté par des juifs. Cette légende primitive concorde avec le schéma mythique général, et Freud trouve une confirmation du bien-fondé de sa restitution dans l'origine égyptienne du nom de Moïse ; quant au remanie­ment de la légende originelle, il aurait obéi à des considérations nationalistes ; en effet, les juifs qui ont écrit l'"Exode" n'avaient que faire d'un héros de souche étrangère, et auraient pour cette raison judaïsé Moïse.419

Quoi que l'on pense de la réduction de l'histoire de Moïse à celles d'Oedipe et de Romulus, il apparaît à Freud que ce mythe a une origine psychologique : il est le déguisement de l'évolution qui s'accomplit dans l'attitude de tout enfant par rapport à son père. La tentative du meurtre de l'enfant mythique reflète la haine jalouse du père pour son fils; l'enfant dans la corbeille est une représentation symbolique de la naissance; la corbeille figurant le ventre maternel, et l'eau du fleuve, le liquide qui baigne le foetus ; dans beaucoup de rêves, les relations entre parents et enfants s'expriment par l'acte de tirer hors de l'eau. Quant à la dualité de la noble famille naturelle et de l'humble famille adoptive, elle décrit mythiquement la transformation qui s'opère dans les rapports sentimentaux du fils avec ses parents, surtout avec son père : durant les premières années de l'enfance, le père est l'objet d'une immense surestimation de la part de l'enfant (famille riche) ; mais plus tard, sous l'effet de la rivalité et de là déception, l'enfant se détache de son père et adopte à son égard une attitude critique (famille modeste).420 Ainsi, "on est en droit de soutenir que ces explications permettent de comprendre aussi bien l'extension que l'uniformité du mythe de la naissance du héros."

On comprend par cet exemple que Freud ne se borne pas à puiser dans la mythologie de commodes illustrations. Il ordonne la prolifération des mythes autour d'un nombre limité de schémas généraux indéfiniment repris, qui recoupent des schémas de l'histoire psychique individuelle ; au même titre que les rêves, et taillés dans la même étoffe fabuleuse, les mythes résultent du déguisement dont la "censure" travestit le dynamisme inconscient. Par suite, la mythologie se trouve pourvue d'une double épaisseur : superficiellement, elle apparaît comme un chaos de légendes colorées et inconsistantes ; mais pour le psychanalyste qui sait en scruter l'intention profonde, elle raconte en images les méandres du psychisme humain. Nous constatons que cette structure dualiste prêtée à la mythologie définit la thèse allégorique, en sorte que Freud se présente comme le continuateur orthodoxe de l'allégorie psychologique classique ; les plus anciens tenants de cette allégorie, en discernant dans les mythes des documenta révélateurs de leur propre paysage mental ont été en quelque manière les premiers psychanalystes.

La même conclusion ressortirait, avec encore plus d'évidence, de l'examen d'une autre tendance de la psychologie des profondeurs, à savoir l'école de C.G. Jung. Mettons pour l'instant entre parenthèses les impor­tantes divergences qui séparent Jung de Freud dans leur conception même du mythe. Notons simplement ici que, comme Freud, Jung est frappé par la ressemblance des motifs oniriques avec le contenu de la mythologie. Cette seule constatation ruine, à ses yeux la théorie courante que nous avons observé chez Fontenelle selon laquelle le contenu des mythes serait exclusivement objectif, la mythologie apparaissant comme le résultat d'une tentative pseudo-scientifique en vue d'expliquer les phénomènes naturels ou la révolution des astres.. En effet, puisque les mythes s'appa­rentent aux éléments oniriques, il faut bien qu'ils jaillissent de la même source qu'eux ; dès lors, leur origine est, au moins en partie, psycho­logique et subjective, tout comme celle des rêves. Aussi Jung définit-il le mythe de la même façon que l'"image" : il est constitué à la fois par l'apport subjectif de la psyché et par les données objectives de l'univers ambiant; le mythe ne décrit jamais la nature objectivement, mais il l'accapare pour la transformer en symboles chargés d'une signi­fication subjective ; c'est le monde déformé par les préoccupations de la psyché.

Cette origine psychologique de la mythologie est encore mise en évidence par une autre constatation : non seulement le contenu des mythes ressemble aux représentations spontanées du rêve, mais des éléments mythiques similaires, voire identiques, se manifestent chez des peuples que ne relie aucune communication. On se rappelle que déjà Schelling avait été frappé par cette observation, dont il tirait argument contre la thèse de la mythologie conçue comme une invention de poètes. L'expli­cation de Jung est plus subjectiviste : Si des mythes identiques se font jour dans les contextes historiques, géographiques, culturels les plus divers, les plus fermés à toute influence de l'un sur l'autre, c'est qu'il existe des dispositions communes à tous les hommes ; ces dispositions sont inconscientes, non pas comme l'inconscient personnel de Freud, mais comme un inconscient collectif, elles constituent les célèbres "arché­types". L'archétype inconscient se manifeste dans la conscience par une "image archaïque" ; le mythe est une des' variétés de ces images ; il est la projection d'une force psychique, qui s'accroche à un objet réel en le transfigurant en sorte qu'il représente le dynamisme psychique subjectif tout autant que la réalité objective. Un exemple d'image archaïque est offert par l'"images" dont l'idée de Dieu, pour Jung comme pour Freud, et la réactivation chez l'adulte. Dès lors que l'image archaïque chez un individu, présente des affinités avec des motifs mythologiques, c'est le signe qu'elle révèle un archétype inconscient. La fabulation mythique, comme la fabulation onirique, est donc l'un des modes choisis par les archétypes pour se manifester à la conscience ; c'est ainsi que les représentations de la sirène, de la nymphe, des trois Grâces, d'Hélène, de Vénus, de l'Atlantide, etc sont pour Jung des symboles mythiques, jaillis d'un archétype commun, l'anima.421 Comme le freudisme, la mythologie, selon cette perspective se trouve être un ensemble de phénomènes superficiels émis par le psychisme inconscient comme autant de fusées de signalisations simplement, tout en observant qu'il est loin d'être le seul, Jung souligne peut être plus que ne faisait Freud l'aspect objectif du mythe. Mais cette mise en évidence de la dualité, à l'intérieur de la mythologie, d'un signe apparent et d'une signification profonde caractérise encore la thèse allégoriste, en sorte que la psychologie analytique de Jung apparaît elle aussi comme une rénovation à l'époque contemporaine de la vieille allégorie psychologique.

7- L'analyse structurale - dernière forme de l'interprétation

allégorique ?

Bien qu'il se situe en-dehors du domaine strict de l'ethnologie et du champ d'influence Schellingien, Georges Dumézil doit être consi­déré comme le précurseur de l'analyse structurale des mythes ; dans ses travaux sur les mythes et l'idéologie des divers peuples indo­européens de l'Antiquité422 il découvre comment la confrontation de plusieurs mythes permet de dégager des structures qui leur sont communes. Elles consistent en certaine agencements de catégories sociologiques dans le cas du corpus qu'étudie Dumézil- catégories qui suggèrent un système de castes -, mais, contre son hypothèse de départ, il doit reconnaître que ces catégories ne reflètent pas nécessairement celles de la société qui produit les mythes en question : elles ne reflètent rien d'autre que l'activité de l'esprit, ne sont rien d'autre que des outils de l'intelligence.

Claude Lévi - Strauss devait tenter de fonder une véritable science des mythes en les étudiant enfin pour eux-mêmes ; on s'efforce de dégager leurs propriétés avant de leur assigner une fonction dans un système quelconque. Les mythes apparaissent alors déterminés beaucoup plus les uns par les autres que par leur contexte ; ils sont les transfor­mations les uns des autres non seulement dans une culture donnée mais même à l'échelle des sentiments.

Pour Lévi-Strauss, il s'agit de savoir ce qu'il faut chercher derrière le sens manifeste des textes mythiques, ces histoires qui semblent gratuites et qui pourtant se ressemblent d'un bout à l'autre de la planète et sont prises tellement au sérieux par les sociétés les plus diverses. Il dégage des procédures d'analyse qui, appliquées avec toute l'intuition anthropologique nécessaire, donnent pour la première fois l'impression qu'on peut comprendre quelque chose aux mythes des sociétés exotiques, pénétrer dans l'intimité de leur univers mental. Pour analyser par exemple un mythe des Indiens Tsimshian (Colombie britannique) où le héros, Asdiwai, effectue un périple qui lui fait parcourir aussi bien l'aire géographique propre à cette tribu que voyager en mer, gagner le ciel et visiter le monde souterrain et cela en étant chaque fois confronté à des problèmes d'alliance avec diverses femmes et à des problèmes d'approvisionnement à diverses sources, Lévi-Strauss commence par isoler les niveaux où évolue le mythe : géographique, économique, sociologique, cosmologique ; ces différents niveaux marqués par le symbolisme qui leur est propre dans le cadre de la culture Tsimshian sont alors comparés et ils apparaissent chacun "comme une transformation d'une structure logique sous-jacente et commune à tous les niveaux." Chacun est un code qui transmet le même message et renvoie à tous les autres. Il s'agit ici, à travers l'exposé d'une série de médiations impossibles entre des oppositions rangées en ordre décroissant de confesser qu'un certain type de mariage lié à un certain mode de résidence ne parvient pas à surmonter une antinomie à laquelle sont assimilées d'autres antinomies conçues sur les plans les plus divers.

Les mythes ne cherchent pas à peindre le réel mais spéculent sur ses virtualités latentes ; si le contexte est indispensable à l'analyse, le sens des mythes ne se tire pourtant pas de lui mais de l'étude des agencements propres aux textes eux-mêmes. L'analyse structurale des mythes exige donc que d'une part on superpose à la lecture horizontale des textes une lecture verticale qui permet de dégager les oppositions perti­nentes responsables de la cohérence de l'ensemble du texte, que d'autre part on compare entre eux plusieurs versions d'un même mythe et plusieurs ensembles de mythes pour saisir toutes les implications des différents niveaux sémantiques qui s'interpénètrent dans chaque texte. Dans cette optique, la structure des mythes reflète la structure de l'esprit humain.423

En outre, les mythes ne sont pas seulement un jeu de l'esprit mais le lieu privilégié où se forgent les catégories ; ils servent non seulement à marquer des écarts qui sont déjà donnés par la nature (exemple : l'homme et la femme, le ciel et la terre), mais aussi à introduire la discontinuité indispensable au travail de l'intelligence en creusant des écarts au sein du contenu, (exemple : nature et culture). C'est à ce genre de travail qu'on doit sans doute le caractère extravagant, emphatique des thèmes mythologiques ; on devine ce que peut-être, selon M. Detienne, par exemple, la fonction d'opérateur logique d'un personnage comme celui d'Adonis ou du Phoenix, médiateurs impertinents en qui de façon incongrue se juxtaposent des contraires.

- Remarques sur la lecture structurale du mythe d'Adonis

proposée par M. Détienne

"Mais notre philosophie doit plus aux fils du Liban que le souvenir d'un culte fantastique.424 Cette opinion de G. Herne ne rejoint en aucun cas celle de M. Détienne à propos de Adonis.425

En opposant "Adonies" aux "Thesmophories", Détienne réaffirme le verdict lancé contre les Phéniciens : peuple mercantile et donc enfance dans la matière. D'un peuple pareil n'attendons pas à en tirer une philosophie ni même une religion, mais de tels verdicts ne peuvent étouffer l'histoire. Ce que nous reprochons à M. Détienne c'est d'avoir rejeté catégoriquement tout autre sens au mythe d'Adonis que celui de la volupté et du dérèglement. Adonis fut essentiellement présenté chez lui sous des aspects charnels et féminins. En un mot, le culte d'Adonis n'est en dernier lieu qu'une "affaire de femmes". Infirmer ainsi la religion phénicienne en lui niant toute présence de "métaphysique", c'est refuser à l'homme phénicien en particulier et à tout homme, sa caractéristique singulière qui le différencie de l'animal, c'est d'être un "Etre religieux". Réduire les Adonies à une simple fête de concubines et de courtisanes qui se termine par des "orgies" fastueuses, c'est nier l'autre face du mythe qui est essentiellement "lamentations" et purifications. Si le culte d'Adonis n'a pas gardé en Grèce le côté funèbre et sacrificiel tel qu'il est attesté en Orient, cela revient aux circonstances dans lesquels ses partisans et ses ennemis se sont affrontés. Si le culte d'Adonis n'a pas été intégré à la "polis", cela ne doit pas nous étonner, l'histoire nous a appris en ces domaines que la "religion officielle" quelque accueillante qu'elle soit répudie toute intrusion soit-elle dogmatique ou rituelle.

Le deuxième reproche que nous avançons contre Détienne c'est sa complète confiance en l'Antiquité. Or, nous l'avons vu tout au long de ce travail, que le mythe d'Adonis s'étend sur une longue durée et qu'il nous est presque impossible de le saisir dans toute son originalité. Ainsi toute analyse comme celle de Détienne, qui ne tient compte que des témoignages tardivement attestés et souvent faussés, risque de plonger dans l'erreur et par là perd toute sa valeur. A part son ingénieuse tentative de réconcilier le culte de la "cité" et le culte "étranger" Détienne pêche contre l'"identité" du mythe même. Car en écartant dès le départ ses racines orientales, et l'utilisant pour l'édification de son temple grec, Détienne refuse à ce mythe son caractère religieux et rituel en-dehors de ses significations sociales et morales. Cette critique "formelle" du mythe ne rend pas compte de ses tensions internes. Sa critique ne pénètre pas, et ne participe pas au rite, elle reste ce spectateur qui se contente des "odeurs des encens et des aromates" et es structures de la chair consumée. Détienne à notre avis reste cet éternel étranger comme le furent jadis les grecs devant Adonis. Pour" comprendre cela, il suffit de se rappeler du mal qu'eût St Paul devant ces mêmes grecs en proclamant la "Résurrection". Adon, ce baal du "Baath" de la "résurgence" ne pouvait que déconcerter les peuples de la "raison" et l'éternel problème reste celui de croire à "son miracle" ou non.

III - La découverte de la vérité immédiate de la mythologie

Les diverses variétés de la thèse allégoriste concèdent ainsi à la mythologie une certaine valeur de vérité ; mais il s'agit d'une vérité extrinsèque et empruntée, en ce sens que ce n'est pas la mytho­logie elle-même qui est vraie, mais une signification qui s'en écarte souvent à l'extrême et ne s'y ramène qu'avec violence. Dès lors, les allégoristes peuvent bien se flatter de produire une hypothèse relative à la formation de la mythologie, mais nullement de rendre raison de son essence. Après avoir, dans ses tout premiers écrits, adhéré à l'explication allégoriste, Schelling ne tarda pas à ressentir cette faiblesse : alors que l'important est de pénétrer la nature de l'image même, l'allégorie se dérobe constamment en glissant de l'image vers son prétendu "sens" ; aussitôt en effet que l'on définit le mythe comme un signe, l'intérêt l'abandonne pour se porter sur la signification. Toute la "philosophie de la Mythologie" proteste contre cette scission entre l'image et le sens ; la mythologie n'est pas un recueil de doctrines scientifiques sur la nature des choses, qu'habillerait un déguisement fabuleux ; pour reprendre l'expression que Lobeck employait contre Creuzer, il n'y a pas une "mythosophie" distincte de la mythologie. L'allégorisme pense que la philosophie théorique aurait précédé la mythologie, à la façon dont le texte précède la traduction ; mais c'est une hypothèse inexacte ; car ce sont les mêmes hommes qui furent mythologues et philosophes ; la preuve en est que, chez Hésiode, premier mythologue connu, les premiers principes ne se présentent pas comme des dieux personnels, ainsi qu'on l'attendrait d'un poète, mais comme chaos, Ether, Erèbe, Nyx, c'est-à-dire comme des principes philosophiques ; Hésiode ne traduit donc pas en mythes une philosophie antécédente, dont il ne reste aucune trace ; il m5ne simultanément mythologie et philosophie ou mieux, il inaugure l'exploitation de la mythologie par les philosophes, comme Homère inaugure son exploitation par les poètes.426 De plus, à soutenir ainsi que la philosophie claire aurait précédé la mythologie qui en serait l'obscurcissement, l'allégorisme se contredit lui-même ; car ses meilleurs représentants, Creuzer par exemple, tiennent que la pensée humaine n'a pas commencé par s'exprimer en sèches abstractions, mais en images fantaisistes ; ils ont entièrement raison sur ce point ; mais ri est-ce pas l'aveu de l'impossibilité de maintenir la conception de la mythologie comme traduction imagée d'une spéculation abstraite •antérieure ? Enfin, un fait s'impose à l'attention, à savoir que les païens ont longtemps révéré l'imagerie mythologique pour elle-même, sans y soupçonner la moindre arrière-pensée ; par conséquent, si l'on veut que la mythologie provienne d'une symbolique, il faut supposer que cette symbolique, dès sa naissance s'est trouvée oubliée ou incomprise ; pour représenter le processus de cette oblitération, les allégoristes sont amenés à conjecturer une série de "malentendus" auxquels la mythologie devrait avoir perdu sa signification et d'être devenue en elle-même sacrée ; mais ces malentendus ne peuvent provenir que de l'imposture des prêtres, de la perversion du monothéisme, de l'évolution linguistique etc. Nous voilà donc ramenés à toutes les théories, également injurieuses pour la mythologie qui la condamne comme une erreur.

Ces considérations générales, Schelling les applique à la critique de quelques unes des formes particulières de la thèse allégoriste. L'allégorie historique d'Evhémère, supposant une histoire antérieure à la mythologie, prend le conséquent pour l'antécédent; loin que les dieux soient des hommes déifiés, ce sont les dieux qui s'humanisèrent, pour devenir des rois et des héros ; le dieu Quirinus, par exemple, n'est pas un Romulus divinisé ; c'est Romulus qui est un Quirinus humanisé (par ou Schelling "prophétiquement" prévient l'interprétation de Freud). La mythologie n'est pas une histoire devenue sacrée ; c'est l'histoire qui transporte dans l'ordre de la vie humaine un drame essentiellement religieux. Pareillement, dans la zoolâtrie des Egyptiens, ce ne sont pas les animaux qui furent divinisés, mais le divin lui-même qui devint animal. Evhémère a inversé le vrai sens du passage ; l'imagerie mytho­logique résulte toujours d'une "incarnation" jamais d'une "apothèse".427 Quant à l'allégorisme physique*des stoïciens, il est stérile, car il suppose une coupure injustifiée entre la nature et le monde supérieur. Schelling attaque en particulier l'interprétation " agricole " des mystères éleusiniens de Déméter et de Perséphone : de même que les héros sont des dieux humanisés et non les dieux des héros divinisés, de même c'est la semence qui symbolise Perséphone, et non Perséphone qui symbolise la semence.428 En effet, il serait anormal que le spirituel servit de symbole au sensible, tandis que le sensible est le symbole naturel du spirituel, et l'archétype invisible doit précéder son image visible.429

C'est en définitive, un seul et même reproche que Scheiling adresse à la théèse allégoriste : elle méconnaît l'antériorité de l'élément divin de la mythologie, elle oublie que la religion a obligatoirement précédé l'histoire aussi bien que la science ; s'il est un transfert, il s'opère du religieux à l'historique ; s'il est une symbolique, elle représente le religieux par le physique et jamais l'inverse.

Peut-être les équivoques sur la nature de la mythologie proviennent-elles des excès d'une rationalisation indiscrète qui tue la réalité religieuse qu'elle sa proposait de comprendre ; toutes les tentatives allégoristes et autre partent de l'idée préconçue que la mythologie comme telle est fausse. Ne serait-ce pas un meilleur accès d'y adhérer en quelque sorte comme a une synthèse religieuse authentique et vraie en elle-même. Une page de Gide l'a fort bien dit : " La fable grecque est pareille, à la cruche de Philémon, qu'aucune soif ne vide, si l'on trinque avec Jupiter (...) Mais celui qui, sans respect pour le Dieu brise la cruche, sous prétexte d'en voir le fond et d'en éventer le miracle, n'a bientôt plus entre les mains que des tessons. Et ce sont les tessons du mythe que le plus souvent les mythologues nous présentent (...) la première condition, pour comprendre le mythe grec, c'est d'y croire (...) "Comment a-t-on pu croire à cela?" s'écrie Voltaire. Et pourtant chaque mythe, c'est à la raison d'abord et seulement qu'il s'adresse, et l'on n'a rien compris à ce mythe tant que ne l'adresse pas la raison (...) Mais l'erreur c'est de ne consentir à reconnaître dans le mythe que l'expression imagée des lois physiques (...) Au défaut de la loi physique, la vérité psychologique se fait jour, qui me requiert bien davantage."430

Si l'interprétation physique ou historique échoue, il reste que la mythologie ait une signification religieuse, ou mieux, que, dépourvue de toute signification, elle vaille par elle-même et à elle seule; si la vérité de la mythologie ne réside pas dans on ne sait quel message secret, il reste qu'elle-même soit vraie. Schelling prit progressivement conscience de la nécessité de définir le mythe par ce double caractère d'autonomie et de vérité, et l'histoire de sa pensée correspond sur ce point à l'évolution de ses sentiments relatifs à la validité de l'expli­cation allégoriste.

Dans la "Philosophie de l'Art", rédigée en 1803, Schelling décrit l'imagination comme une médiation qui opère la rencontre de l'universel et du particulier. Il y distingue trois variétés de l'imagerie : le schématisme, appelé "descendant" dans l'ordre de la généralité, en ce sens qu'un schéma universel exprime un schématisé particulier ; puis l'allégorie "ascendante" dans laquelle le particulier signifie l'universel ; enfin le Symbolisme qui opère la fusion de l'allégorie et du schéma ; il n'y a plus là de traduction de l'universel en parti­culier ni du particulier en universel, mais le fini y est infini et le réel idéal. Dans cette répartition de l'imagerie en trois espèces, Schelling s'inspire de notations analogues de Kant (critique du Jugement : 59) et du philosophe romantique Solger : Kant distingue l'Exemple, ou intuition manifestant les concepts empiriques, le Schéma ou présentation des concepts de l'entendement, enfin le Symbole qui procède par analogie ; pour Solger, l'allégorie part aussi bien de l'universel que du particulier et l'opposition de l'allégorie et du symbole correspond à celles de la Poésie et de l'Art, de la Liberté et de la Nature, de la Personne et du Destin, de l'Art chrétien et de l'Art grec.431 Pour Schelling aussi l'allégorie et le symbole s'opposent comme le mystique et le*plastique, la liberté et la nature, le christianisme et la mythologie ; au schéma­tisme perse, à l'allégorie hindoue succède le symbolisme grec dans lequel sens et image coïncident, et où les dieux sont l'aspect réel des Idées ; par le symbolisme propre à la mythologie, le fini reçoit dans les dieux une existence indépendante ; il s'évapore au contraire avec l'allégorie propre aux mystères chrétiens , où les personnalités mythiques, les anges par exemple, perdent leur individualité précise et objective pour devenir diffuses et indéterminées. Ainsi dès la "Philosophie de l'Art", Schelling rejette l'allégorie de l'essence de la mythologie, qu'il définit par une pensée symbolique reconnaissant aux dieux une valeur propre, autonome, non empruntée, "insignifiante" mais il maintient dans le christianisme l'opération de la pensée allé­gorique.

Une quinzaine d'années plus tard, la " Philosophie de la Mythologie et la "Philosophie de la Révélation " sont singulièrement plus radicales dans l'éviction de l'allégorie, en réaction contre la "symbolique" de Creuzer, parue dans l'intervalle. Creuzer tenait le sens et le signe pour fondamentalement distincts, et leur union pour accidentelle, immédiatement rompue par des malentendus. Pour protester contre ce dualisme, Schelling supprime sa propre distinction d?-' l'allégorie et du symbole ; même ce dernier mot, qu'il définissait pourtant comme la fusion de l'absolu et du particulier lui paraît maintenant insinuer la dissociation de l'image et du sens, et il charge le symbolisme des péchés de l'allégorie. Le crime de l'allégorie;, consiste, comme son nom l'indique, à exister pour autre chose que soi ; empruntant une heureuse expression de Coleridge, Schelling décrète que la mythologie devrait alors s'appeler une "Tantégorie" : La mythologie n'est pas "allé­gorique" : elle est "tantegorique". Pour elle les dieux sont des êtres qui existent réellement, qui ne "sont" rien d'autre, ne "signifient" rien d'autre, mais signifient seulement ce qu'ils sont.

Autrefois on opposait sens propre et sens doctrinal. Mais, d'après notre explication, l'un est inséparable de l'autre et au lieu de sacrifier le sens propre à une signification doctrinale ou de vouloir sauver, comme le fait l'explication poétique, de sens propre aux dépens de la signification doctrinale, nous croyons, d'après notre propre conception, devoir affirmer l'unité, l'inséparabilité de l'un et de l'autre ".432 Tandis que la nature des signes est de ne présenter d'intérêt que par leur signification, toute la valeur des mythes réside dans leur sens propre. (Eigentlich) et littéral ; ils sont le réel comme significatif, ou la signification comme réelle ; le contenant et le contenu, la forme et la matière sont en eux une seule et même chose ; ne comportant d'allusion qu'à eux-mêmes, ils ont rompu les liens par lesquels l'allégorisme voulait les asservir à la signification, conquis la simplicité et l'indépendance. Toute séparation entre l'"Eigentli-chkeit" de la mythologie et son prétendu sens figuré représente une forme spécieuse et récente de l'interprétation. La "Philosophie de l'Art", tout en limitant l'extension de la pensée allégorique, lui réservait néanmoins le contrôle de l'imagerie chrétienne ; mais la "Philosophie de la Mythologie" et la "Philosophie de la révélation" chassent l'allégorie de ce dernier bastion : comme la mythologie, la révélation est tantégorique ; n'en déplaise aux docètes, le Christ a une réalité historique, et l'incarnation se présente comme une évidence palpable, sans rien d'allusif ; le païen et le vin ne sont pas des symboles, ils sont en vérité la chair et le sang de Jésus ; les anges sont des puissances effectives, et non des figures, de même que Madeleine est le repentir et non son image.

Affranchie de toute référence à autre chose qu'elle-même, la mythologie ne peut trouver qu'en elle-même sa, valeur de vérité ; elle est vraie de façon immédiate, intrinsèque, et inconditionnelle. Toutefois sa vérité est de l'ordre, non de la représentation, mais de la réalité vécue, elle est vraie non à la façon d'une doctrine, mais comme une suite d'événements historiques qui ont vraiment eu lieu, même s'ils n'ont existé que dans l'histoire de la conscience. Ce fondement réel de la mythologie explique le profond sérieux de la piété païenne, la terreur ' qu'elle sema, les sacrifices monstrueux qu'on lui consentit. On comprend dès lors que toute herméneutique qui résoud l'historicité de la mythologie en doctrine théorique, détruit automatiquement la spécificité du fait religieux. S'il y a encore une symbolique dans la mythologie, c'est une symbolique rituelle et non doctrinale, une imitation par laquelle la conscience reproduit inconsciemment les gestes de ses dieux : les mutilations liturgiques imitent la castration d'Ouranos, les danses des Corybantes imitent la folie joyeuse de Cybèle et les mystères sont continuellement une symbolique jouée.

Pour qui a découvert que l'essence de la mythologie tient dans ce double caractère d'autonomie relativement à une doctrine extérieure et d'historicité dans l'expérience de la conscience, la question de l'origine ne fait plus de doute. C'est une idée romantique que la religion, comme la langue ou la législation, ne saurait être l'invention d'un individu, mais un organisme né spontanément par une inspiration de la nature (Vico, Herder, J. de Maistre, Bonald) ; à l'inverse de l'idée avancée par Pascal, c'est ainsi la nature qui expliquerait même la convention. Dans le sillage de cette idée en vogue, Schelling conçoit la mythologie comme une synthèse inconsciente, collective, nécessaire, jaillie spontanément de l'instinct national. Ce n'est pas à dire qu'elle soit l'invention d'un peuple, comme le prétend une thèse que Schelling récuse. Il marque néanmoins,de la sympathie pour la " polyhomérie " de Fr. Ang. Wolf qui voyait dans les poèmes d'Homère une création anonyme où se serait exprimé naturellement le génie du peuple grec. Ne nous pressons pas toutefois d'accuser Schelling de sacrifier à la mode en accueillant cette notion de la spontanéité collective ; sans doute n'est-ce plutôt pour lui qu'une façon, de reconnaître l'existence d'un devenir objectif, transcendant à la conscience qui n'en fait pas ce qu'elle veut. Plus que des théories allégoristes, Schelling se rapprocherait donc de l'explication poétique, plus respectueuse de la lettre des mythes ; assurément la mythologie, qui est vraie, ne saurait se réduire au jeu gratuit de l'imagination ; mais l'esthétisme est utile contre l'allégorisme, et, s'il fallait choisir entre eux, devrait lui être préféré. La mythologie est la source de la poésie, c'est un fait ; en ce sens, Creuzer a raison de soutenir contre Hermann qu'Homère et Hésiode ne sont pas des primitifs ; néanmoins, il ne faudrait pas minimiser le rôle joué par ces deux poètes dans l'élaboration des mythes, ni le réduire à celui du rôle des hirondelles dans la confection du printemps.433 Mais le fait que la mythologie s'apparente plus à la poésie qu'à l'enseignement doctrinal ne doit pas dissimuler son historicité, par laquelle elle est non une invention ni un préjugé, mais un événement métaphysique, un "épisode décisif de la biographie des Puissances", "le produit d'une fonction spirituelle et organique de la conscience", une étape dans son "Odyssée".434

Jankélévitch souligne le "tour très moderne" de cette conception schellingienne de la mythologie ; à titre d'exemple, décrivant la théorie du rite comme imitation de l'action divine, il évoque Durkheim et sa notion du "rapport de magie sympathique".435 Le rapprochement est sans aucun doute légitime, mais il est loin d'être le seul possible. Il apparaît en effet que nombre d'auteurs de notre époque, dans leur réflexion sur la nature de la mythologie, s'alimentent aux thèses de Schelling et reproduisent, dans un contexte généralement différent, certaines de ses vues fondamentales. Non qu'il soit aisé de préciser le mode de cette dépendance, de décider s'il s'agit d'une influence directe, d'une filiation procurée par des intermédiaires, d'un recours à l'atmos­phère intellectuelle de l'époque où les idées les plus originales finissent par se dissoudre dans l'anonymat, d'une redécouverte personnelle des intuitions maîtresses du philosophe. Mais l'impossibilité d'en déterminer le "Comment" n'enlève rien à l'existence du fait : plusieurs idées centrales de la "Philosophie de la Mythologie" sont visiblement passées dans différentes orientations de la pensée d'aujourd'hui. C'est ainsi que les deux caractères principaux - historicité, autonomie – par lesquels nous avons vu Schelling définir l'essence de la mythologie se retrouvent dans des tendances aussi diverses que les investigations de la mentalité primitive ou les conclusions de l'histoire des religions (pour l'historicité), la psychologie analytique ou la philosophie de l'existence (pour l'autonomie). Naturellement, il ne s'agit nulle part d'une reprise pure et simple, mais d'une orchestration nouvelle, d'un éclairage inédit des thèmes de Schelling pour répondre à des préoccupa­tions différentes dans 'an contexte sans précédent ; par suite, ces utilisations enrichissent la réflexion de Schelling non moins qu'elles en démontrent la vitalité ; deux raisons qui nous déterminent à en examiner dans le quatrième chapitre, quelques exemples.

Chapitre IV

Gan Adon et Gan Eden = Paradis Perdu ?

En condamnant les tenants de la théorie selon laquelle "toute la théodicée du paganisme ne serait qu'une déformation de l'his­toire telle que la raconte l'Ancien Testament, celle de la révé­lation faite au peuple de Dieu"436, Schelling ne fait pas de dis­tinction entre ceux qui prétendent l'appliquer sur "Tout" le paganisme et ceux qui, comme Bochart et Huet, ne dépassent pas le domaine phénicien. Ainsi, quand nous envisageons développer cette théorie, en tenant compte des données historiques que Bochart et Huet semblent négliger, nous voulons démontrer la part de crédibi­lité qu'elle comporte, une fois appliquée au domaine strictement sémitique. C'est à ce titre et partant d'une hypothèse purement philologique437 que nous formulons la deuxième partie de notre mythocritique.

Par leur ingéniosité, Bochart et Huât n'ont fait qu'anticiper les découvertes d'Ugarit qui, en ce domaine, leur donnent entière­ment raison. En effet, l'examen des textes sémitiques de l'Ouest conduit à des constatations plus radicales encore. Dans les textes de Sas Shamra, selon G.R. Driver438, le verbe "Idn" au pluriel si­gnifie "rendre abondant" ; après la construction de son palais, "Baal donnera abondamment abondance de pluie, abondance d'humidité avec la neige". Le substantif "’dn" se trouve dans Hadad (un autre nom d'Adonis) au sens de "plaisir"439 et Driver le rapproche de l'hébreu "eden" et da l'arabe "gadanu" "delicacy". La racine '"den" est attestée en hébreu, en arabe et en syriaque au sens d'abondance, de joie. Les textes de Bas; Shamra prouvent son ancienneté. En em­ployant "Eden", le Yahviste évoquait naturellement l'idée de joie440. Il reste à se demander s'il a donné valeur toponymique à un abstrait ou s'il a choisi un nom de lieu qui, par sa consonnance, rappelait le caractère distinctif de l'endroit.

Dans l'ensemble, les versions anciennes ont vu en "Eden" un nom commun: sans doute, on trouve "Eden" dans Gen.II,8,10 et IV (LXX) et Gen.II,8, EZ, XXVIII, 13, XXXI,9. La Vulgate traduit presque tou­jours "Eden" par "Voluptas" ou "deliciae".

Pourtant un texte comme Ez.XXVIII.13, sur lequel nous aurons à revenir, situe l'habitat du premier homme sur la montagne de Dieu. Surtout Gen. II, 10 déclare expressément qu'un fleuve sortait d'Eden pour arroser le Jardin. Manifestement, Eden désigne la contrée, en fait la montagne cosmique sur laquelle Dieu planta le Jardin, les parallélismes d'Is.ht.3 (Eden = jardin de Yahvé) et d'Ez.XXVIII,13 (Eden s jardin d'Elohim) sont très instructifs à cet égard. Dans son récit, le Yahviste s'est référé à une tradition que nous de­vrons essayer de reconstituer et a certainement adopté ce nom, par­ce qu'il évoquait le caractère fondamental du lieu, ainsi que l'ont bien compris les versions.

Le "gan" hébreu est régulièrement traduit par un mot d'origine iranienne "parai-daéza", désignant un enclos, un parc. L’équivalent grec serait "paradeisos"441. De parc de plaisance des souverains ou des grands de Perse, le mot "paradeisoa" passé dans la langue cou­rante prit le sens de verger, entouré, semble-t-il, d'un mur. Ail­leurs, les "paradeisoi" constituent l'une des sources de revenus d'un temple442. On voit donc que "paradeisos" évoque avant tout l'idée d'un jardin à fruits. Dans la Bible, on trouve à plusieurs reprises ce sens profane (Eden) sans référence au jardin des ori­gines : ainsi en Nomb., XXIV,6 ; II chron., XXX III,20 ; Is.I,30 ; Dan.,XIII,4,7.

Les rabbins sont restés fidèles à la vieille expression "gan-Eden" pour désigner à la fois le paradis où fut placé Adam et le lieu où séjournent les justes après la mort.

Il ressort de la lecture du texte de la Genèse que l'auteur n'a pas en vue un pays d'Eden déterminé que nous puissions loca­liser en remontant le cours de quatre fleuves. Il veut seulement établir un rapport entre le jardin de Dieu et la terre et souli­gner la fertilité merveilleuse du premier habitat de l'homme. Il reste à se demander si le Yahviste s'est borné à idéaliser au maximum le "jardin" Edénique ou s'il n'a pas utilisé des sources traditionnelles.

Précisément, la mythologie mésopotanienne, comme la littéra­ture ougaritique, connaît un séjour divin privilégié, à la nais­sance des fleuves. Dans le récit babylonien du Déluge, on lit qu'Uptnapishtim, le Noé mésopotamien, habite "à la bouche des fleuves"443. L'expression est à comparer avec un passage de l'é­popée de Baal : "El réside sur les hauteurs de Sâfôn, à la source des fleuves, au milieu des cheneaux des deux Océans444. La même représentation se retrouve en Hénoch, XVII,7-8 ; "à proximité du paradis le patriarche voit le déversoir des eaux de l'abîme, les bouches de tous les fleuves de la terre et la bouche de l'abîme".445

Ces textes s'expliquent par la cosmologie des Anciens : Il existe deux mers, l'une sale, l'autre d'eau douée : "les Sumé­riens et les Accadiens imaginaient sous notre soi une grande nappe d'eau douce qui était; comme le réservoir d'où jaillissaient les sources des rivières et des fleuves. Cette eau, sur laquelle flotte notre terre, dépasse l’"horizon et forme un cercle analogue au fleuve Okéanos des Grecs".446 Cet océan d'eau douée, nommée "apsu" par les Accadiens, correspondait avec l'Océan d'en-haut. Les pluies en pro­viennent et, quand, les écluses du ciel s'ouvrent trop grand, c'est, le déluge (Gen.VII,11). Cette conception du monde se trouve souvent représentée en Mésopotamie par un vase d'où les eaux jaillissent en bouillonnant : "C'est d'un tel vase que sortent les sources, c'est de tels vases que la pluie se répand"447.

Gardons-nous de durcir une cosmologie qui, dans la pensée des Anciens, restait enveloppée des voiles de la poésie. Il n'en est pas moins vrai que, pour eux, existe une communication entre les eaux d'en haut et les fleuves terrestres. A Bridu, par ex. on re­cueillait les eaux du Tigre et de l'Euphrate et on les considérait comme les eaux de l'Apsu ; de là, leur utilisation dans un but cul­tuel ou magique. Le rapport établi par Gen.II,10-14, entre le fleu­ve paradisiaque et les fleuves terrestres n'oblige donc pas à loca­liser le paradis avec précision sur la terre, mais se concilierait fort bien avec une situation sur les flancs de l'une des montagnes qui supportent le ciel. Reste à voir si les Phéniciens possèdent des indices en ce sens.

Les Pères avaient déjà remarqué la mention de l'Eden dans la prophétie d'Ezéchiel contre le roi de Tyr et ils n'hésitaient pas à y voir une allusion au paradis. Nous sommes invités de ce fait à examiner ce texte, malgré ses difficultés. Sans entreprendre une exégèse détaillée, nous nous bornerons à relever les données qui correspondent à notre sujet. Le CH.XXVIII d’Ez. est constitué de deux oracles contra le roi de Tyr. Ezéchiel use de données my­thiques dont il faut chercher l'origine du côté de la mythologie cananéenne, pour mieux dépeindre la chute du roi de Tyr, le pro­phète assimile son sort à celui du premier homme qui, d'une situa­tion privilégiée, est tombé dans la pire déchéance. Le début de l'oracle vise plus directement Adam, dans la condamnation finale le roi passe, au premier plan. Sur la montagne sainte, le premier homme vit en compagnie des êtres célestes. Les versets 15 et 16 décrivent la faute et le châtiment. Le prophète vise un péché d'or­gueil. Comme châtiment, le roi sera précipité de son trône élevé, comme le premier homme l'a été de la montagne divine. L'homme n'est pas exécuté mais expulsé hors de l'enceinte sacrée. Le mythe phé­nicien, sous-jacent à cet oracle, ne doit pas être différent de ce­lui du Baal qui prétend au rang divin et monte à l'assaut des cimes du Saphôn.

Dans un oracle allégorique contre l'Egypte, le pharaon est com­paré à un cèdre du Liban (XXXI,2sq). La description dépasse de beau­coup la réalité : la cime de l'arbre atteint les nuages ; ses ra­cines l'abîme et les fleuves ruissellent autour de lui. On a donc l'impression qu'Ezéchiel s'inspire de l'antique conception de l'ar­bre cosmique. Même les arbres du jardin de Dieu ne l'égalaient pas; ni cyprès, ni platanes ne pouvaient rivaliser avec lui en beauté. Ce jardin de Dieu, expressément identifié à l'Eden, rappelle le "gigunu" ou bosquet sacré des temples mésopotamiens et des hauts lieux phéniciens, réplique du jardin céleste, selon l'idée tra­ditionnelle que le sanctuaire terrestre constitue une reproduc­tion de la demeure divine. La défaite du pharaon sera provoquée par son orgueil (v.10) comme celle du roi de Tyr, et la chute de l'arbre prestigieux consolera tous ceux qui ont subi pareil sort et gisent dans le Sheol448 (v.16) ; ainsi se mêlent étroitement allusion mythologique, allégorie et réalité humaine, comme si sou­vent dans les oracles d'Ezéchiel. L'intérêt pour nous de cette page est de préciser la nature du jardin divin ; non seulement il se caractérise par la plus splendide des végétations, mais par sa position intermédiaire dans le "Tchôm" et le ciel. Nous restons donc toujours dans le même cycle des représentations cosmologiques.

Nous pouvons maintenant comparer les données d'Ezéchiel sur l'Eden à celles de la Genèse. Outre l'identité de nom pour le jar­din divin, il faut relever l'abondance des eaux. Pour les deux au­teurs, l'homme, dès sa création, a été placé dans des conditions exceptionnelles de perfection et de bonheur, à proximité de la ré­sidence divine, mais a perdu ses privilèges par une faute d'orgueil.

Les divergences sont pourtant considérables ; le cadre chez Ezéchiel rappelle de beaucoup plus près les textes mythologiques de Phénicie et de Mésopotamie. Ne paraissent ni la femme, ni le serpent tentateur. Alors qu'Adam est nu dans la Genèse, Ezéchiel lui accorde une riche parure de pierres précieuses et surtout insiste sur sa perfection beaucoup plus que le Yahviste. Dans les poèmes d'Ugarit, la résidence de Baal correspond à la Montagne de Dieu, sur cette montagne sacrée, le premier homme se promenait avec "les pierres de feu"449. Le P.J.L. Mac Kenzis y voit des pierres précieuses450, auxquelles les Anciens attribuaient volontiers des propriétés magiques. Il s'agirait de la ceinture ou du plastron de pierres précieuses que l'on trouve dans l'Ezode (XXVIII,17sq) pour le pectoral du grand prêtre : ainsi la dignité sacerdotale est-elle reconnue à Adam en son état d'innocence. On pourrait se deman­der toutefois si, dans le texte primitif, les pierres précieuses ne constituaient pas la végétation, si l'on ose dire, de la montagne -divine : dans l'épopée de Gilgamesh, on lit en effet que le héros, après avoir débouché hors du long passage souterrain qu'emprunte le soleil chaque soir, arrive en un jardin "dont les fruits sont de rubis et le feuillage de Lapis-lazuli"451.

La présence de l'homme dans le jardin des Elohim en compagnie des Chérubins est décrite par la Gen.(III,24). Dieu posta pour la garde du paradis "la flamme du glaive fulgurant" dont on s'accorde à y reconnaître le groupe ou couple de "Lamassê et de Lahmê" ugaritique qui avait pour fonction de garder l'accès du lieu saint et qui étaient représentés avec la foudre en mains452.

Cette comparaison manifeste qu'en Israël les traditions se présentaient sous des formes diverses et le texte d'Ezéchiel peut aider à saisir le fond doctrinal de Cren.(II). Le texte le plus ré­cent est de "beaucoup "le plus mythologique". L’état d'esprit dans lequel Ezéchiel et les auteurs sacerdotaux utilisent ainsi les données mythiques a été bien caractérisé par P. Grelot : "Il ne faut pas voir là l'indice d'une tendance syncrétiste prête à re­cueillir sans conditions toutes les données étrangères. Il s'agit bien plutôt de mettre le judaïsme en état de mieux résister à la concurrence des cultes païens : puisque ceux-ci ont pour eux le prestige de la culture, les exigences de la Tôran seront présentées, elles aussi, dans un cadre savant qui ajoutera aux données des tra­ditions et des récits juifs anciens les richesses d'une documenta­tion renouvelée"453.

Le Yahviste ignorait-il la forme mythique que laisse supposer Ez.XXVIII et la représentation du jardin d'Eden indiqué en Ez.XXXI, 3sq? Le Yahviste ne pouvait les ignorer à un moment où, sous l'ac­tion de la politique royale centralisatrice, s'opérait une certaine fusion entre les divers éléments de la population palestinienne. On voit ainsi qu'il a voulu ramener sur un plan plus humain, à un niveau plus proche de la terre, les traditions relatives à l'habi­tat des premiers hommes. La péricope des fleuves se comprend au mieux si le fleuve paradisiaque jaillissait sur la montagne du Nord et de là, par des conduits souterrains, donnait naissance aux fleu­ves des quatre parties de la terre. En refoulant les éléments my­thologiques des récits qu'il utilisait et en les réinterprétant à la lumière du monothéisme et dans la foi à la Providence, il a mis en pleine lumière l'aspect fondamental, à savoir l'innocence et le bonheur du premier homme admis au voisinage de Dieu. Ezéchiel, ne se proposant pas d'écrire ex professe le récit des origines et la chute, a pu donner plus large place aux allusions mythologiques et, pour mieux stigmatiser l'orgueil humain, nous laisser entrevoir les données primitives d'un mythe sémitique454.

- L’Age d’Or, parallèles dans l'ancien Orient

Selon une réaction très générale qui attribue au bon vieux temps une valeur idéale, la plupart des peuples se sont représenté le début de l'histoire humaine comme "un âge d'or". Voilà, par exem­ple, l'évocation qu'en fait Hésiode : "les hommes vivaient comme des dieux, le coeur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les fes­tins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu, de biens sans nombre"455.

La même nostalgie d'une vie douée et paisible a inspiré les vers d'Homère qui ont exercé tant d'influence sur la pensée grec­que : "Aux Champs-Elysées, tout au bout de la terre… la plus douce vie est offerte aux humains ; là où, sans, neige, sans grand hiver, toujours sans pluie, on ne sent que zéphyrs, dont les ri­sées sifflantes montent de l'Océan pour rafraîchir les hommes…"456 On sait quelle importance las Egyptiens ont accordée à la vie d’outre-tombe et, pour caractériser leurs conceptions, on a pu par­ler du "paradis d'Osiris" et du "paradis solaire"457, mais ces re­présentations ne contiennent pas de référence à un séjour premier de l'humanité et leur étude relève de l'art. C'est du côté de l'An­cien Orient que notre, enquête doit se diriger. Premièrement, sur le milieu mésopotamien et syriaque et, ensuite, sur la Phénicie.

Selon S.N. Kramer, le "mythe sumérien d'Enki et de Ninhursag" est une description de la paix paradisiaque qui règne à "Dilmun" : les animaux ne luttent pas entre eux. et aucune maladie ne vient af­fliger les humains. Ninhursag, la déesse-mère, enfante sans douleur trois déesses puis fait pousser dans le paradis huit plantes. Dési­reux d'en éprouver la saveur, Enki se les fait apporter par son messager, Isimud, et les dévore l'une après l'autre. Irritée, Nin­hursag maudit Enki et quitte l'assemblée des dieux. Enki est alors gravement atteint en huit parties de son corps. Kramer découvre ainsi quelques points de ressemblance avec le récit biblique : "a) Dilmun correspond au site oriental du jardin d'Eden ; b) la condamnation portée contre Eve en Gen.III, il suppose un état antérieur où les femmes enfanteraient sans douleur, comme le fit Ninhursag ; c) Enki commet une faute en mangeant les plantes du paradis, comme Adam"458.

Un extrait du Dictionnaire universel, historique et comparatif, de toutes les religions du monde, par M. L'abbé Batrand, nous ren­seigne sur d'autres coutumes sur le paradis perdu : "Il y a encore une peuplade qui, chassée par les Turcs des environs de Jérusalem et de Tibériade, est venue se réfugier à El-Morkab, à l'est du Mont Liban, où la postérité subsiste jusqu'à présent. Ils s'appellent eux-mêmes Galiléens et ne sont ni Juifs, ni Chrétiens ; mais, d'a­près une ancienne tradition, ils honorent St Jean (...), à travers les révolutions qui ébranlèrent les contrées orientales, ils firent un amalgame incohérent d'idées gnostiques et de rites chrétiens, dont se composa leur religion (…). Ils sont actuellement dissé­minés dans le pachalik de Bagdad, vers Bassora, sur les bords de l'Euphrate et du golfe persique, car ils affectionnent spéciale­ment les lieux où ils peuvent s'acquitter des immersions et des ablutions fréquentes prescrites par leurs lois religieuses (…)". "quand les Juifs; vinrent pour le saisir (Jésus), leur perfidie trompée ne saisit que son ombre, sur laquelle ils exercèrent des cruautés, l'ange Grabriel est le fils de Dieu, par l'ordre duquel il entreprit de créer le monde ; et, pour le seconder dans ce travail, il s'associa cinquante mille démons. Le monde flotte sur l'eau comme un ballon ; les sphères célestes sont entourées d'eau, le soleil et la lune voguent tout autour, chacun dans un grand navire. La terre était si fertile, au moment de la création, que l'on cueillait le soir ce qui avait été semé le matin. Gabriel enseigna l'agriculture à Adam, mais le péché fit oublier à celui-ci tout ce qu'il avait appris de l'ange, il ne put retrouver que ce que nous savons encore aujourd'hui. Ils enseignent que l'autre vie est un monde comme celui-ci, mais infiniment plus charmant et plus parfait. On y mange, on y boit ; il y a des villes, des mai­sons, des églises, où les esprits chantent, prient et jouent des instruments» Les démons assistent à l'agonie d'un mourant et con­duisent l'âme par un chemin rempli de bêtes féroces ; les âmes des justes arrivent heureusement devant Dieu ; mais celles des méchants sont fort maltraitées".459

Nous comprenons dès lors le sens du "combat d'Adam et d'Eve" qu'ils eurent à soutenir après leur expulsion du jardin et pendant le séjour qu'ils firent dans la "caverne des trésors" sur l'ordre du Seigneur, leur créateur.

Migne, dans son Dictionnaire des Apocryphes (t.I, 299-588) nous dit : "A peine sortis du jardin, Adam et Eve se trouvent en butte à mille difficultés. Dieu leur assigne pour demeure une caverne taillée dans le rocher et les pauvres exilés pleurent amèrement le jardin spacieux et inondé de lumière qu'ils ont dû quitter ; ils sont effrayés de l'obscurité que la chute du jour amène..." Dieu vient chaque fois à leur secours ; il leur annonce qu'après cinq cents ans, ils seront délivrés ; et tous les justes pourront alors rentrer dans la jardin "où il n'y a aucune douleur et au­cune souffrance, mais où règne une joie perpétuelle (...)".

Les renseignements donnés par la Yahviste, tout autant que par l'auteur sacerdotal ou Ezéchiel, que par les traditions sémitiques, et grecques, attestent l'état privilégié dans lequel Dieu a établi l'homme : état d'intimité avec lui, comme le marque l'installation dans le jardin ; état d'harmonie avec l'ensemble de la création^ comme l'indique la paix avec les animaux ; état de vie facile dans un parc où ruissellent des eaux fertilisantes et où croissent les plus beaux arbres ; espoir d'immortalité enfin suggéré par la pré­sence de l'arbre de vie au milieu du jardin.

- Les Adonies ou le Retour à l'âge d'or

Si l'âge d'or constitue l'exacte contrepartie de l'état sauvage causé par la chute, les Adonies que nous avons longuement décrites représentent, à notre avis, l'exemple le plus caractéristique de la tension entre ces deux pôles de représentation. Avec les Adonies nous atteignons, dans le déchiffrement du mythe d'Adonis, un palier que les autres interprétations ne nous avaient pas fait franchir. L’analyse des Adonies est indispensable pour élucider, dans toutes ses dimensions, le code que met en oeuvre l'histoire d'Adonis et le jeu d'opposition sur lequel il se fonde : (Lamentation ≠ Joie). L’ingénieuse remarque de Huet, à propos de Gan-Adon, pleuré par les Phéniciennes et mal compris, des Grecques, prend ici toute sa signification. On pleurait effectivement, comme les ancêtres .l'ont fait, la perte du "paradis perdu" et l'"agriculture forcée" de grains de blé et des céréales n'est que l'imitation du geste pre­mier du "Jardinier de ce paradis"460.

Ces rituels se sont merveilleusement conservés dans la liturgie syriaque des maronites du Liban et les "hymnes: sur le paradis" de St Ephrem de Nisibe en sont le meilleur témoin.

- Le paradis eschatologique

Les "Hymnes de St Ephrem sur le paradis" présentent pour nous le grand avantage de nous restituer les conceptions de l'Eglise Syriaque et, en particulier, l'église maronite. En effet, c'est dans cette église que Renan a entendu les "soupirs larmoyants" qu'évoquent ces hymnes du paradis et c'est dans cette église qu'on continue toujours "inconsciemment" à planter les "plantations d'Adonis". Le paradis pour Ephrem existe toujours et il n'est pas dif­férent du lieu de séjour des justes. Il se trouve sur l'une des plus hautes montagnes, de telle sorte que les eaux du déluge ont baisé ses pieds, les ont vénérés, puis se sont retirées. Au bas de la montagne paradisiaque se trouve le vestibule (setarâ, refuge au sens propre), où attendent dans un bonheur relatif les âmes avant la résurrection. La paradis proprement dit comporte trois étages ; Dieu lui-même trône au sommet, tandis que les élus se répartiront sur les pentes, selon leur degré de sainteté. Pour la description du paradis, le docteur syriaque recourt à tout ce qui rend agréable un jardin oriental ; arômes exquis, fleurs variées, fruits, musiques, eaux abondantes et fraîches461, mais il nous avertit lui-même qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces riches évocations : "Tout ce que vous entendez dire de ce paradis pur et saint est pur et spirituel", ce qui signifie que non seulement les corps des habitants du paradis sont pneumatiques mais tous les éléments du paradis, air, arbres, eau462. Voici un extrait de ces hymnes :

"Les biens de ce lieu-là (le paradis)

Réjouissent les femmes

Qui connurent fatigue au service des Saints :

Elles y voient la veuve qui

Accueille Elle

Savourer elle aussi les délices d'Eden,

(...)

Il n'est en effet là

Rien qui soit inutile ;

On use de ses herbes

Et de ses arbrisseaux on tire du profit.

Rajeunit qui en goûte,

Embellit qui respire leur odeur embaumée,

Boutons et fleurs

En leurs calices

Cachent une réserve dont, à qui les récolte

Est destiné le don.

Ses fruits ont un trésor

Offert à qui les cueille.

Personne n'y travaille,

Car aucun n'y a faim.

Nul n'y connaît la honte,

Car personne ne pèche ;

Non plus que repentir,

Car point de pénitence.

Personne n'y vieillit,

Car personne n'y meurt.

On n'y enterre point,

Car nul n'y met au monde.

(...)

En voyant ce lieu, Frères,

Je m'assis pour pleurer

Sur moi, sur mes semblables :

Mes jours étaient finis,

Un à un dissipés, abolis,

Ravis à mon insu !

Le remords fut sur moi

M'avoir ainsi perdu

La couronne, le Nom, la gloire,

La tunique, le lumineux thalame,

La table du royaume !

Heureux qui en est digne !".463

Plus loin, à propos de la mort, Ephrem affirme l'"unité de l'âme et du corps au paradis premier comme au paradis final" :

"(…) Lorsqu'Adam tout entier

Eut été achevé,

Le Seigneur, le prenant,

Le mit au paradis.

Par soi, ni pour soi,

L'âme n'avait pu seule rentrer ;

Mais corps et âme ensemble,

Ils pénétrèrent purs,

Dont c'est ensemble aussi qu'ils sortirent souillés,

Ce qui prouve qu'ensemble,

A la résurrection, ils y reprendront place"464

Il ne s'agit pas seulement, en effet, comme on pourrait s'y attendre, du paradis primitif, de la chute d'Adam et de son ex­pulsion de l'Eden, mais aussi de l'autre extrémité du temps, du paradis à venir, du sort des hommes après la mort et après la fin du monde. De plus, entre ces deux extrêmes, Ephrem recherche que, pour lui, le paradis n'est pas seulement un lieu mystérieux du passé ou du futur, ou un fait divers du début de l'histoire du monde, mais il est, dans la structure cosmologique du monde, le sommet et le centre de l'univers et, dans l'histoire du plan de Dieu, une réalité capitale qui apparaît et réapparaît au temps de Noé comme au temps de Moïse, dans la construction du temple aussi bien que dans le mystère de la Croix et dans l'organisation de l'Eglise ; le Paradis, pour Ephrem, est la notion essentielle de la cosmologie, de la sotériologie et de l'astrologie. Il n'est pas étonnant que la personne du Christ domine tous les hymnes. Le Christ est le nouvel Adam qui doit régner sur tout l'univers (VI, 21,6) dans un mouvement parallèle à celui du moment de la création quand le premier Adam résumait tout le cosmos (VI,21,6). Nouvel Adam, victorieux du Malin, en revêtant l'armure de l'Adam vaincu (211,6), il rend à ce dernier par le baptême sa tunique perdue (VI,9,3) et lui donne le breuvage de vie (VI,8,3).

Les détenteurs de la vraie liberté sont ceux qui pratiquent les oeuvres qui ouvrent le paradis, à savoir : les jeûnes, les veilles, les pénitences, l'abstinence de vin ou de viande… en un mot, tout ce qui nous rend pneumatique et parfumé, à l'opposé de ce qui est vieux, pesant, opaque, petit et enfermé dans des limites465.

« Dans la psyché de chaque Libanais

il y a un Adonis qui sommeille »

H. Moukheiba

L’apport du Liban à la civilisation mondiale

Pour une dernière Herméneutique du Mythe d'Adonis

Aussi séduisante, solide, convaincante que soit la lecture structurale ou philologique, ce qui peut être mis en question, c'est leur prétention à épuiser l'intelligence des mythes, car peut-on éliminer du mythe son intention, à savoir sa prétention, à dire quelque chose, quelque chose sur la réalité ? On ne dit pas que l'analyse structurale est superflue, au contraire, on peut affirmer qu'elle constitue désormais ce qu'on appelle la "Sémanti­que profonde" du mythe et que seule une lecture philosophique peut compléter.

Traitant donc ici uniquement de problèmes: qui concernent la philosophie, c'est-à-dire des problèmes de sens et de vérité, on laissera de côté les discussions contemporaines sur le mythe en anthropologie' et en histoire comparée des religions, ainsi que les questions d'origine, d'évolution et de fonction sociale. I»e mythe sera envisagé ici comme une forme de discours qui élève une préten­tion au sens et à la vérité.

- Le modèle métaphorique

Ce second modèle de lecture peut, à notre avis, relayer le mo­dèle structural. Une interprétation métaphorique du mythe suppose qu'on ne s'adresse pas directement à la forme du récit, mais qu'on s'attarde à la constitution symbolique des énonciations de base du discours mythique. Car les mythes sémitiques et préhelléniques se prêtent, plus au traitement métaphorique qu'au procès structural qui semble avoir trouvé, dans l'aire totémique, son objet appro­prié. Les systèmes totémiques ont, pour ainsi dire, une cohérence synchronique et une fragilité diachronique, en quelque sorte, ils ne résistent pas à l'action destructive du temps. A l'autre extré­mité de l'éventail mythique, la relation de l'organisation interne au temps est toute différente. Ainsi, les thèmes de la mort et de la résurgence d'Adonis sont riches d'une puissance symbolique il­limitée. C'est pourquoi, ils ont pu être répétés, à différents ni­veaux de l'existence du peuple phénicien, et même à des différents niveaux du discours, puisqu'ils ont pu être représentés dans une sorte de récit historique et célébrés dans des hymnes466. Aussi, le thème d'Adonis, d'Astarté, de Jésus, ont-ils moins d'affinités pour les systèmes classificatoires que pour une histoire interpré­tative.

- L'intention significative du mythe d'Adonis

Si le mythe est un discours, c'est-à-dire une suite d'énonciation de phrases qui portent sens et références, il faut admettre que le mythe dit quelque chose sur quelque chose. C'est ce dit du dire qu'il faut maintenant isoler. On adoptera ici l'hypothèse de travail selon laquelle le mythe est un "récit des origines". Ce caractère n'a pas été dégage mais seulement préposé par l'analyse structurale et par l'interprétation métaphorique. En effet, la première est incapable de faire la différence entre folklore et mythe467, car cette différence tient au contenu même et non à la forme. Quant au procès métaphorique, il ne dit pas encore de quoi il y a métaphore et, en ce sens, reste très formel. On tiendra, ici, avec Mircea Eliade, que le mythe, en tant qu'histoire des origines, a une fonction d'instauration. Il n'y a mythe que si l'événement fondateur n'a pas de place dans l'histoire mais dans un temps avant l'histoire, in illo tempore ; le mythe dit toujours pourquoi quelque chose est née468. A cette définition centrale se rattache un certain nombre de corollaires»

1. - le premier concerne le rapport des "représentations" avec la fonction d'instauration : celle-ci est fixe, celles-là sont va­riables. C'est pourquoi, la fonction d'instauration peut être as­sumée par des êtres surnaturels, de natures très diverse : dieux messagers, héros, etc... Dans le schéma de l'histoire des commen­cements, leurs "figures" sont une fonction seconde par rapport à la fonction d'instauration. Ce sont les "Dramati personae". On peut parler à cet égard d'expression figurative ou représentative de l'univers mythique. C'est sur cet aspect que reposera l'évolution philosophique du mythe en tant que "représentation dans l'idéalisme allemand et dans la conception des philosophes libanais". Mais il importe, dès le début, de relier la forme dramatique à la fonction instauratrice. C'est seulement quand ce lien est distendu, voire rompu, que le mythe perd sa spécificité parai les autres "récits" soumis à l'analyse structurale.

2. - Le second, corollaire concerne la fonction pratique du mythe. Plusieurs écoles anthropologiques ont souligné le lien étroit entre le mythe et le rite. Le mythe, a-t-on dit, fonde le rite en établissant des paradigmes d'action. Ainsi, à chaque mort d'Adonis correspondaient des lamentations, des orgies et des rites de purification. Les lamentations, sous forme de récit, constituent le récit fondamental autour duquel tourne l'action, voilà comment les choses ont été fondées, à l'origine et elles le sont encore aujourd'hui de la même façon. Par son intention si­gnifiante fondamentale, le mythe permet qu'il soit répété, réac­tivé dans le rite. La ritualisât!on devient, en quelque sorte, un processus autonome, c'est alors le rite qui paraît porter le mythe. Il y a là une séquence signifiante ; d'abord, l'histoire fondamen­tale, puis le paradigme, ensuite la répétition rituelle, mais c'est le rapport entre temps originaire et temps historique qui fonde la séquence.

3. - Le troisième corollaire concerne les implications psycho­logiques du mythe. La liaison entre le temps historique et le temps primordial développe des affects propres, ceux-là mêmes que R. Otto avait décrits dans son fameux ouvrage Le Sacrée.469 Otto mettait, à l'origine du sacré, le sentiment ambivalent de crainte et d'amour, avec lequel l'homme mythique se tourne vers le "tremendum fascinosum". On peut parler de réactivation émotionnelle, comme le complé­ment de l'élément représentatif et de l'élément pragmatique décrits plus haut. "Vivre selon un mythe", c'est cesser d'exister seule­ment dans la vie quotidienne. Ainsi avec la mort d'Adonis, la na­ture meurt, toute la nature, avec ses hommes et ses bêtes, mais ce même Adonis ne tardera pas à renaître, avec les nouvelles fleurs, les nouvelles semences ; seul espoir des sociétés agraires primitives470.

« *

ia définition du mythe comme récit des origines reste, malgré tout, une définition limitative. Il y a d'autres formes du dis­cours mythique qui exercent aussi une fonction instauratrice. On considérera, tour à tour, le rapport entre le mythe e»t "histoire du salut", ce que les Allemands appellent "Heilsgeschichte", et entre mythe, sagesse et eschatologie.

Dans la conscience de ces peuples, cette victoire de la résur­rection sur la mort devient la victoire sur le présent et l'avenir. Cette grande séquence, organisée, autour d'un événement central est délimitée par deux événements dont la temporalité est bien marquée. Ainsi, le mythe justifiera le messianisme et l'apocalypse et pose aussi les bases d'une philosophie de l'histoire.

A.J. Wensick a mis en évidence et très bien vu le caractère cosmo-cyclique de ces rituels. Le spectacle périodique de la dis­parition et de la réapparition de la végétation est lié à la dis­parition et à la réapparition de Tammouz-Adonis, drame qui coïncide avec la date du fondement du monde. C'est la venue de ce Dieu fécondateur (pluie) qui va décider le sort des mois à venir. La récolte sera la victoire sur la mort et le salut de l'homme par la garantie de la nourriture pour l'année à venir. "le fait que le salut périodique de l'homme, dit Eliade, trouve un correspon­dant immédiat dans la garantie de la nourriture pour l'année à venir ne doit pas nous hypnotiser au point de ne voir, dans ces cérémonials, que les vestiges d'une fête agraire "primitive". En effet, d'un côté, l'alimentation avait, dans toutes les socié­tés archaïques, sa signification rituelle, ce que nous nommons les "valeurs vitales", était, plutôt l'expression d'une ontologie, en termes biologiques. Pour l'homme archaïque, "la vie est une réalité absolue et, comme telle, elle est sacrée""471. "Ce sentiment, nous dit Cassirer, trouve son appui le plus solide dans- l'intuition my­thique du temps, pour laquelle tout ce qui vit passe par des phases bien déterminées qui reviennent partout et toujours de manière iden­tique. Selon une formule védique :"c'est à partir de l'hiver, en vérité, que le printemps émerge pour renaître". Parmi les grandes religions culturelles, c'est la religion phénicienne qui a conservé avec le plus de pureté et qui a élaboré avec le plus d'intensité ce sentiment fondamental du mythe. On a dit que l'idée "de la vie" constituait très exactement l'idée centrale de cette religion, à partir de laquelle tout le monde irradie. Dans le panthéon phéni­cien, les Baals semblent être des créations relativement tardives qui, plus que des personnifications de forces naturelles, sont pour cette religion les maîtres de la race et les seigneurs du sol et de la terre. L'homme ici (devant la liturgie de Tammouz-Adonis) n'en reste jamais à la simple intuition du phénomène naturel ; il est toujours poussé à briser la barrière qui le sépare de la totalité du divin et du vivant et à s'incorporer en lui-même le sentiment de la vie jusqu'à se libérer de sa "particularité" générique ou individuelle. On atteint cette liberté par de sauvages danses orgiques qui rétablissent, l'identité avec la source primordiale de toute vie. Il ne s'agit pas ici d'une simple "interprétation" my­thique et religieuse du phénomène naturel, mais l'une communion immédiate avec lui, d'un drame authentique que Le sujet religieux éprouve en lui-même. La narration mythique n'est, la plupart du temps, que le reflet extérieur de ce phénomène interne, le léger voile qui laisse transparaître ce drame"472.

Léonce de Grandmaison473, dans son article "Dieux morts et res­suscites", pour des raisons apologétiques, refuse toute sorte de réalité vitale et dynamique qui puisse s'opérer dans le mythe et le rite d'Adonis. Voici ce qu'il dit : "Profondément étrangers par leur esprit aux doctrines chrétiennes, les mythes que nous avons brièvement recensés ne sont pas moins éloignés, par leur let­tre du message pascal. La carrière de ces demi-dieux "morts et res­suscites" ne comporte, en effet, ni passion, ni résurrection, au sens reçu de ces mots. Brisée par un accident tragique et involon­taire, elle est suivie d'un redressement durable: là s'arrête l'analogie ; dès qu'on veut en presser l'un ou l'autre terme, tout se dérobe. Osiris retrouve vie et royauté, mais dans l'autre monde. A Dyonysos Zagreus, assassiné et dévorée une réplique est fournie : "Pallas sauve le coeur et l'apporte à Zeus : celui-ci l'avale, épouse Sémélé, fille de Cadmos, qui lui donne un second Dionysos".474 Adonis retrouve chaque année, après sa réclusion hivernale dans les Hadès, une période régulière de vie et d'amour terrestre. Le triste Attis, fidèle par force, aura désormais sa place sur le char, et dans le culte, de la Grande Déesse Mère. Ce sont là des essais la­borieux, greffée vaille que vaille sur des rites immémoriaux, pour résoudre les problèmes de la destinée humaine, ici-bas et outre ­tombe ; ou des symboles, plus ou moins humanisés et romancés, du rythme de la vie des saisons. Sauf pour quelques évéhméristes qui appliquent, indistinctement leur théorie à toute la tradition reli­gieuse, la question de savoir si ces aventures avaient réellement dans le passé des répondants historiques ne se pose même pas ! Ni pour les simples, qui s'édifient ou s'excitent au contact de liturgies, dont la splendeur et l'antiquité voilent à leurs yeux l'horreur originelle ; ni pour les sages, qui les subissent ou les explicitent. A le prendre au mieux, tout est ici instruction et parabole ; poésie et mythe ; c'est-à-dire fable.

La foi de Pâques, elle, proclame comme un fait que Jésus de Nazareth, réellement mort pour nos péchés en 28 ou 29, crucifié sous Ponce-Pilate, et enseveli, "est ressuscité réellement et est apparu à Simon-Pierre : le Seigneur est réellement ressuscité".475

Il est clair, d'après ce texte de Grandmaison, qu'on est en face de deux formes de discours distincts, commandés par deux intentions signifiantes de caractère différent, mais qui ont pu fusionner en vertu de certaines exigences internes de leur con­tenu et donner ce qu'on peut appeler des mythes eschatologiques. Que cette nouvelle structure ait pu se mythologiser à son tour en dépit de l'opposition très apparente entre la promesse d'autre chose (eschatologie) et la répétition du même (l'éternel retour), on le comprend sans peine. Si, en effet, on met l'accent sur la nouveauté de la création plus que sur son-- antiquité, un mythe d'origine peut devenir non seulement un mythe de la fondation passée, mais un mythe de toute fondation à venir ; aussi bien a-t-on vu que le mythe peut raconter la naissance des choses .nou­velles dans un monde déjà-là, et d'abord celle de l'homme et du nouvel homme. A cet égard, le rite est certainement un facteur de "futurisation" du mythe ; la médiation de l'origine peut se tour­ner vers le futur par l'intermédiaire de l'action exemplaire du rite qui fait revenir la situation originelle dans l'existence présente. En ce sens, la mémoire de la création est d'emblée une promesse pour le futur ; par son caractère exemplaire, le mythe est un modèle pour toute création à venir ; toute nouvelle nais­sance récapitule la première naissance ; tous les commencements sont des recommencements. Ainsi, au grand festival des Adonies à Byblos, chaque Adonis participe du premier jour.

On peut alors comprendre de la façon suivante la filiation de sens entre mythe de commencement et mythe de fin : tous les com­mencements du passé sont, à quelque degré, des mythes de fin pour être des mythes de recommencement ; il y a de multiples fins du monde derrière nous, des retours au chaos et des émergences. Toute récréation est la fin d'une création, d'un âge du monde ; ainsi du Déluge, fin de monde et émergence de monde. Maxime de Tyr a traduit merveilleusement ces idées philosophiques en disant "Tu vois donc ces affections, que tu appelles, toi, destruction, en te basant sur le chemin suivi par ce qui s'en va ; et moi, con­servation, me basant sur la succession des choses à venir. Tu vois la transformation des corps et une perpétuelle renaissance, que ceux-ci vivent la mort de ceux-là et meurent leur vie. Tu vois la succession de la vie, la transformation, le renouvellement du Tout"476.

Mais il reste que l'opposition entre mythe et eschatologie est évidente: dans la mesure où l'eschatologie emprunte aux mythes de création ses modèles, elle échoue à se représenter l'inauguration d'une ère nouvelle autrement que comme la restauration de l'origi­naire. En ce sens, il est permis de dire que les mythes de la fin sont des mythes en tant qu'ils restent des mythes de restauration. On peut alors se demander si l'eschatologie, lorsqu'elle se charge de puissance mythique, ne perd pas quelque chose de son intention de sens qui est radicalement opposée. La prédication du royaume de Dieu, comme prophétie du Dieu qui vient, n'est pas la répétition des origines, mais quelque chose de tout autre ; en ce sens, il est légitime de dire qu'on n'atteint le noyau de sens de la prédication du royaume dé Dieu que par le moyen d'une démythologisation, au sens propre du mot, c'est-à-dire par un retour au moment initial de la prophétie, laquelle plaçait une tranche de jugement et de mort entre la répétition du même et la promesse d'autre chose. Essayons une dernière fois de comprendre la portée de cette dé­marcation avec Sibran K. Gibran.

- La survivance du mythe de l'éternel retour dans la philosophie Gribranienne et l'impact du mystère pascal sur son oeuvre477

C'est, sans doute, ce drame du Dieu mort et ressuscité que Gribran entreprend dans ses oeuvres, voyant, en ces idées antiques, une création fine et une sympathie profonde qui nous attirent, malgré tout, par leur beauté poétique et artistique. Le charme éternel de ces créations est rehaussé par la splendeur des paysa­ges qui encadrent ces histoires des dieux, tout à la fois, mortels et immortels, qui mouraient tous les ans à la chute des feuilles, des fleurs et du blé, pour revivre dans un renouveau annuel de la nature. Gibran semble avoir parcouru lui-même ces lieux saints et avoir vu, de ses propres yeux, la rivière rougie du sang d'Adonis, coulant au fond de la ravissante vallée, et avoir déposé de ses mains des fleurs sur son tombeau. Ainsi, dans son Jésus fils de 1'homme. Gribran supplie les femmes de Byblos de pleurer la mort de Jésus, comme elles le faisaient, depuis des millions d'années, à la veille de la mort d'Adonis. Ce même Jésus, Gibran le rencontrera souvent sur les flancs des montagnes avec les bergers et sur les rives de la Phénicie avec les pêcheurs. Dans la bouche de Mannous478 il dit : "Ces gens-là cherchent à se convertir à un autre Adonis. Le Dieu qui tomba dans la forêt. Qui d'entre vous pourra oublier son sort ?" Et, dans la bouche de Bartélémaos, il dit ; "Jésus a été couronné par ses amis et ses ennemis, le voilà à nos jours, il ne cesse de recevoir les couronnes de gloire des prêtresses d'Artémis". Et Phoumiah, la grande prêtresse de Sidon, de dire : "Tenez vos harpes, mes amies, pour que je chante … Je voudrais chan­ter ce brave homme qui tua la bête sauvage des vallées... Chantons le chasseur habile des cimes qui brisa les cornes de la bête sauvage par terre ... Chantons le flux et le reflux de la mer ... car les dieux sont morts et dorment dans la paisible île. Celui qui les détrôna tous (Jésus) est le plus jeune. Entendons sa Parole"479.

Nous avons, alors, à nous occuper ici de l'idée fondamentale du mythe d'Adonis et du mystère Pascal qui, à notre avis, résument toute la philosophie Gibranienne. Cette philosophie mythico-existentielle, liée au rythme de la nature, aux quatre saisons qui re­flètent merveilleusement le parcours de la destinée humaine dans son "Eternel Retour", destinée plongée dans les ténèbres, marque l'attente depuis des siècles de l'événement libérateur. Cet événe­ment, selon Gibran, a été tantôt symbolisé par l'Aurore, le Soleil, le Printemps, tantôt par la "Vierge vivifiante et fécondatrice", Astarté qui sauve Adonis des ténèbres, est définitivement actualisé par la venue du Christ et son mystère pascal. Il dit en ce sens : "Hier, ma Bien-aimée, j'étais presque seul au monde et ma soli­tude était aussi implacable que la mort... Hier, j'étais au coeur de la nuit, pareil à un mot éteint ; aujourd'hui, je suis comme un chant sur les lèvres du temps... Et tout cela arriva en un instant ... Cet instant a été, pour ma vie, ce que la naissance du Christ fut au regard des époques de l'Homme, tant il débordait d'amour et de générosité. Il changea les ténèbres en lumière, la souffrance en joie, le désespoir en félicité. Les feux de l'amour, ma Bien-aimée, descendent du ciel en d'innombrables variétés et formes, bien que leur empreinte sur la terre soit unique, car une seule âme contient les espoirs et les sentiments de l'humanité toute entière ... les Juifs, ma Bien-aimée, attendaient le Messie, dont l'avènement leur avait été promis et qui devait les délivrer de leurs entraves. Et la Grande Ame de l'Univers sentait que le culte de Jupiter et de Minerve perdait son sens, la soif des âmes n'y trouvant plus son apaisement. A Rome, les hommes méditaient sur la divinité d'Apollon, dieu inexorable, et sur la beauté de Vénus, déjà sur son déclin. De fait, profondément dans leurs coeurs, bien qu'elles ne le compris­sent pas, ces nations avaient faim et soif du suprême enseignement, qui transcenderait tous ceux qu'on trouvait alors sur terre. Elles éprouvaient la nostalgie de l'esprit libre, enseignant à l'homme à se réjouir avec autrui de la lumière du soleil et du miracle de la vie, car seul l'amour de la liberté porte l'homme vers l'invisible, sans qu'il éprouve ni crainte, ni honte. Tout ce qui se passait il y a deux mille ans, ma Bien-aimée, quand les aspirations de l'âme, craignant d'approcher l'éternel esprit, ne rôdaient qu'autour des choses visibles. En ce temps, Pan, Seigneur des forêts, semait la terreur dans le coeur des bergers et Baal, Seigneur du Soleil, op­primait l'âne des pauvres et des humbles en se servant des mains impitoyables de ses prêtres. Puis, en une nuit, en une heure, en un instant temporel, les lèvres de l'espoir s'entrouvrirent et pro­noncèrent le mot sacré de Vie. Aussitôt, elle devint chair et prit la forme d'un enfant dormant dans une étable près d'une vierge. Dans 1'étable, des bergers abritaient leurs troupeaux de l'attaque des bêtes sauvages de la nuit et contemplaient, émerveillée, l'hum­ble enfant sommeillant dans la mangeoire.

L'Enfant-Roi, emmailloté dans les habits de sa mère, s'assit sur le trône des coeurs enchaînés et, par son humilité, arracha le sceptre de la puissance des mains de Jupiter et le tendit au pauvre berger qui gardait son troupeau.

De Minerve, il prit la Sagesse et l'enfouit dans le coeur d'un pauvre pêcheur qui raccommodait son filet. D'Apollon, il prit la Joie et, l'ayant purifiée à travers ses propres souffrances, il la donna au mendiant qui, le coeur brisé, se tenait sur le bord de la route. De Vénus, il prit la Beauté qu'il versa en pluie dans l'âme de la femme déchue, tremblant devant son oppresseur. Il détrôna Baal et, à sa place, fit asseoir une pauvre femme de laboureur qui ensemçait des champs et les labourait avec grande peine.

Ma Bien-aimée, mon âme n'était-elle pas, hier, comparable aux tribus d'Israël ? N'attendais-je pas dans le silence de la nuit que vienne le Sauveur qui me délivrerait des chaînes et des maux du temps ? N'éprouvais-je point, comme toutes ces nations du passé, l'ultime faim et soif spirituelle ? Tout cela, ma Bien-aimée, sur­vint hier. Tout cela arriva lorsque la souffrance déchira mon cœur que l'espoir s'acharna à raccommoder. L'amour, que j'enveloppai dans le manteau de mes sentiments, changea ma souffrance en joie, mon désespoir en fidélité, ma solitude en paradis.

L'Amour, ce roi puissant, a régénéré mon être mort et rendu la vue à mes yeux qu'aveuglaient les larmes. Il m'a sorti des abysses du désespoir pour me transporter au royaume céleste de l'Espoir. Pour moi, les jours ressemblaient aux nuits, ma Bien-aimée. Mais, vois, l'aube est venue, bientôt le soleil se lèvera. Le souffle de l'enfant Jésus a rempli le firmament et s'est mélangé à l'éther. La vie qui, hier encore, était lourde d'afflictions, désormais dé­borde de joie, car les bras de l'enfant m'entourent et étreignent mon âme"480.

Nous avons rappelé ce mythe phénicien de l'Eternel Retour dans le seul but de pouvoir dégager la réponse à la question ; comment l'homme supporte-t-il l'histoire ? La réponse manifeste et trans­parente de ce système est celle qu'il y a autre chose que le fata­lisme. Il faut attendre notre siècle pour voir s'ébaucher, de nou­veau, certaines réactions contre le linéarisme historique et un certain retour pour la théorie cyclique481.

C'est ainsi que nous assistons, en économie politique, à la ré­habilitation des notions de cycle, de fluctuation, d'oscillation périodiques. En philosophie, le mythe de l'Eternel Retour est remis à l'ordre du jour par Nietzsche et, en philosophie de l'histoire, un Splercher, un Toynbe s'imposent aussi. Ce mythe même, en sa totalité, reçoit avec Gibran toute sa portée, la réapparition des théories cycliques dans la pensée contemporaine est riche de sens. Tout à fait incompétents pour nous prononcer sur leur validité, nous nous contenterons d'observer que la formulation en termes mo­dernes d'un mythe archaïque trahit, au moins, le désir de trouver un sens et une justification aux événements historiques.

Mircea Eliade a raison de souligner que tout n'est pas dit quand on a admis les penseurs modernes, que l'homme n'existe que dans la mesure où il se fait par l'histoire, que les valeurs et les vérités dont il vit sont immergées dans le fleuve du temps et emportées par son irrésistible courant. Il s'agirait de savoir si ce culte de l'histoire ou, pour employer une expression plus tech­nique, cet historicisme est vraiment capable de supprimer dans l'homme la terreur du temps et de l'histoire. Mircea Eliade ne le croit pas et il condamne, avec raison, les subterfuges par les­quels Hegel et Marx ont essayé de supprimer cette terreur. Il si­gnale aussi le désespoir qui transparaît au fond de l'oeuvre de nombreux philosophes modernes î "la terreur de l'histoire devient de plus en plus difficile à supporter dans la perspective de di­verses philosophies historicistes (Ricjert, Tritsch, Simmel, Croce, K. Manheim, Ortega y Casset, etc...). Comment l'homme pourra-t-il supporter les catastrophes et les horreurs de l'histoire, depuis les déportations et les massacres collectifs jusqu'au bombardement atomique ? Si, par delà, ne se laisse pressentir aucun signe, au­cune intention transhistorique, si elles ne sont que le jeu aveugle des forcée économiques, sociales ou politiques ou, pis encore, que le résultat des libertés qu'une minorité prend et exerce directement sur la scène de l'histoire universelle"482. D'au­tant plus que l'homme, n'ayant désormais aucun appui fixe sur lequel faire reposer ses valeurs et ses vérités, risque d'être tenté par le scepticisme.

Aussi faut-il, pour guérir ce désespoir, regarder dans une autre direction et ne plus se contenter d'envisager une évolution purement humaine. "Non, mon ami, toutes ces choses ont reçu leur réponse avant d'avoir été mises en question et, comme vos rêves, tout est accompli avant que vous vous endormiez"483 ... "De mes années d'exil, je ne regrette rien, car celui qui cherche la vé­rité et la crie à l'humanité doit s'attendre à souffrir. Mes cha­grins m'ont appris à comprendre ceux des autres, ni la persécution, ni l'exil n'ont assombri la vision qui est la mienne ..."484 ... "Vous êtes pareil à une fleur poussant dans un endroit obscur. Mais la douée brise viendra qui sèmera votre grain dans la lumière du soleil, où de nouveau vous vivrez dans la beauté. Vous êtes pareil à l'arbre nu qui ploie sous le poids de la neige en hiver. Mais le printemps viendra qui jettera sur vous son manteau de verdure" ... "Les larmes que tu verses, ami affligé … elles nettoient le fléau de la haine et enseignent à l'homme comment partager sa souffrance avec d'autres coeurs affligés. Elles sont pareilles aux larmes du Nazaréen"485.

En d'autres termes, Gibran, ce penseur moderne d'inspiration chrétienne, demande que l'on complète le tableau par une authen­tique philosophie de la religion, dont on essaye de dégager les lignes essentielles.

Dans quelle mesure, une telle théorie pouvait-elle justifier les souffrances historiques ? Il n'est que d'interroger, entre au­tres, la résistance pathétique d'un Gibran, qui se demandait com­ment pourraient être rachetés, dans la dialectique d'Hegel et de Mars, tous les drames de l'oppression, les calamités collectives, les déportations, les humiliations, les massacres, dont est rem­plie l'histoire universelle et l'histoire Libanaise, en particulier. Ce texte pathétique écrit par l'auteur, suite à la famine et à la guerre qui décima la moitié du peuple Libanais, résume ce que nous venons de dire. "Mes parents sont morts, je vis encore. Je l'es pleure au fond de mon silence. Si j'avais connu la faim avec mes parents affamés et la persécution avec mes frères martyrs, les jours sur ma poitrine auraient moins pesé, les nuits auraient un jour et mes yeux moins de ténèbres. Pourtant, me voici, au-delà des sept mers, vivant dans l'ombre, la sécurité, dans la paresse, installé. Ici, je suis ici, loin du malheur. Je ne puis de rien tirer orgueil, pas même de mes larmes. J'aurais pu être un épis de blé, levé au sol de mon pays ? L’enfant de mon pays aurait pris ma vie pour ne pas mourir. Fruit mûr dans les jardins de mon pays, la femme m'aurait cueilli pour s'en nourrir. Oiseau sous le ciel de mon pays, l'homme m'aurait chassé, éloignant par mon corps l'ombre de la mort guettant son corps. Mes parents sont morts, non pas en révolte, non pas les armes à la main, ni par un tremblement de terre.

Mes parents sont morts, Résignés. Ils sont morts sur la croix, les mains tendues vers l'Orient, vers l'Occident, les yeux fas­cinés par l'espoir. Ils sont morts muets, car, face à leur cri, l'univers entier s'est bouché les oreilles. Morts, car ils n'ont point ménagé l'ennemi, comme les lâches, car ils n'ont point pria en haine l'ami, comme font les ingrats … Ils sont morts parce qu'ils étaient conciliants. Ils sont morts dans la terre qui verse en abondance le lait et le miel. Ils sont morts parce que les vi­pères, fils de vipères, ont craché les poisons dans l'espace que, jadis, emplissaient 1'baleine des cèdres et les parfums des rosés du jasmin"' … "Que la volonté de Dieu soit faite ... "486.

Ou, dans un autre ouvrage, quand il pose cette question à l'his­toire ; "Est-ce ça la vie ? ... un passé qui a passé, un présent qui se rattrape ou un avenir sans avenir ? Tout va ainsi, comme s'il n'en était vie ? et que l'homme, comme l'écume des flots, s'é­teint aux premiers souffles du vent ? Non, la Vérité de la vie est Vie, une vie dont son commencement n'est point les entrailles et sa fin n'est point le tombeau. Si cela est un rêve, ce rêve demeu­rera tant qu'il y aura Dieu ... Puis le Temps s'approcha de la jeune fille en larmes487 et ne fit plus voir sa monstrueuse fau­cheuse et lui dit s je n'ai pris de toi, ô Liban, qu'une part de ce que je t'ai donné, pareille à tes soeurs, l'Egypte et l'Iraque ... car je suis justice. Tu te lamentes, ce que tu appelles dégé­nérescence, ô Liban, je ne le nomme que sommeil naturel qui précède l'éveil et le travail, car la fleur n'a droit à la vie qu'après s'être enfouie dans la mort et l'amour ne grandit qu'après les longues séparations. Puis, le Vieux Temps s'approcha et lui dit donne-moi ta main, fille des prophètes … et la salua488: .... le matin ne saurait tarder ... Et, devant nous, l'Espoir ouvrait la marche"489.

Nous n'avons à débattre-,, dans ces pages, que le bien-fondé historique de l'historicisme, comme tel. Nous savons comment, dans le passé, l'humanité a pu endurer les souffrances que nous venons de dire ; elles étaient considérées comme une punition de Dieu, le syndrome du déclin d'un "Age", etc ... et elles n'ont pu être ac­ceptées, précisément, que parce qu'elles: avaient un sens métahistorique. Chaque nouvelle injustice sociale était identifiée auz souffrances du souvenir (Adonis ou Jésus, dans le cadre de notre étude). Nous ne savons pas si de tels motifs étaient ou non pué­rils, ou si un tel refus de l'histoire s'avère toujours efficace dans la perspective Gibranieime.

Un seul fait compte à notre avis : c'est que, grâce à cette vue optimiste, des dizaines de millions d'hommes ont pu tolérer, des siècles durant, de grandes pressions historiques sans déses­pérer, sans se suicider, ni tomber dans cette sécheresse spiri­tuelle qu'amène toujours avec elle une vision relativiste ou ni­hiliste de l'histoire. Il vaut, en tout cas, d'être remarqué que l'oeuvre de Gribran, écrivain le plus significatif de notre temps, est traversée, dans toute sa profondeur, par cette nostalgie du mythe de l'Eternel Retour et, en fin de compte, de l'idée de l'a­bolition du temps et de sa révaluation. "Si tu ne peux pas com­prendre ces paroles, alors attends qu'un autre jour se livre"490 ... "Si tu as maudit cette pierre parce que, dans ton aveuglement, tu as trébuché dessus, tu maudiras aussi une étoile, si ta tête venait à en rencontrer une dans le Ciel. Mais le jour viendra où tu rassembleras pierres et étoiles491. Ma soeur, ma Bien-aimée, tout est accompli depuis le commencement des âges. La nourriture et la boisson sont prêtes pour demain, comme elles l'étaient pour hier et aujourd'hui"492.

Il faudra aussi remarquer que, dans l'Eternel Retour Gibranien, il n'est pas du tout question de reconnaître ici une Imitation de la nature qui se régénère, elle aussi, périodiquement, retrouvant, à chaque printemps, ses puissances intactes. En effet, tandis que la nature se répète elle-même, la nature, à chaque nouveau prin­temps, ne retrouve qu'elle-même, tandis que l'homme chez Gibran retrouve la possibilité de transcender définitivement le temps et de vivra dans l'éternité. Les possibilités intactes de la nature, à chaque printemps, et les possibilités de l'homme, au seuil de chaque année nouvelle, ne sont donc pas homologables. Dans la me­sure où il pèche, c'est-à-dire tombe dans l'existence historique, dans le temps, il gâche, chaque année, cette possibilité de se renouveler. Au moins, conserve-t-il la liberté d'annuler ses fautes, d'effacer le souvenir de sa chuta dans l'histoire et de tenter, de nouveau, une sortie définitive du temps. En effet, c'est seu­lement en présupposant l'existence de Dieu qu'il conquiert, d'une part, la liberté et, d'autre part, la certitude que les tragédies historiques ont une signification transhistorique, même si cette signification n'est pas toujours transparente pour l'actuelle con­dition humaine "car le monde est destiné à franchir des abîmes de silences... Si vous voulez être libre, il vous faut pénétrer dans la brume… Alors, la vérité déchirera le voile de pleurs qui cache votre sourire"493. Toute autre situation de l'homme moderne, à la limite, conduit au désespoir.

"Prophète de Dieu, révèle-nous ce qui vous a été découvert de cela qui est entre la vie et la mort"494. Gibran, avec une vive sensibilité, explore sans relâche les problèmes essentiels formant la trame de l'existence humaine. En des accents, tantôt tristes, tantôt gais, il nous dévoile le jeu perpétuel de la vie et de la mort. C'est le messager de l'espoir et de la joie sereine. Quand bien même il nous laisse entrevoir les sombres abîmes de la souf­france humaine, il sait tout autant désigner du doigt le ciel in­fini du bonheur qui est enclos dans les profondeurs, de notre coeur. Ainsi, dans un texte pur, pressant, dans lequel la philosophie s'allie harmonieusement à la poésie, Gibran résume toute l'histoire et en fonde une nouvelle, celle de :

l'ESPOIR.

Des matériaux que noue avons passés en revue, notre intention n'est pas de tirer une conclusion historico-ethnographique quelconque. Nous avons uniquement visé à, une analyse phénoménologique sommaire de ce que peut constituer le sous-bassement de la philo­sophie Gibrantenne. Voilà pourquoi nous avons évité toute inter­prétation sociologique ou ethnologique pour nous contenter d'une simple exégèse du sens général que dégagent ces mythes. En défini­tive, notre ambition est de comprendre leur sens, de nous efforcer de voir ce qu'ils nous montrent, quitte à en tirer leur sens philo­sophique. On dirait que ces peuples, conscients qu'ils sont les premiers à démolir l'histoire et à la rebâtir, à dévaloriser le temps et à le revaloriser, ont éprouvé, d'une manière plus profonde, le besoin de se régénérer périodiquement en abolissant le temps écoulé et en réactualisant le mythe. C'est bien cela que notre au­teur n'a cessé de faire depuis sa première oeuvre jusqu'à la der­nière ; "Un instant, un moment de repos sur le vent et une autre femme m'enfantera"495 et "Quand l'aube se répandra en gouttes de rosée dans les jardins et que je serai, moi, un petit enfant blotti contre le sein d'une femme"496. Bien que la fonction eschato-cesmologique du rite du nouvel an ne soit pas explicitement déclarée dans le drame agricole d'Adonis, dans cette crise annuelle, l'expé­rience du primitif prescent un signe de l'inévitable confusion qui doit mettre fin à une certaine époque historique (ex. 1'Eté-séche­resse), pour en permettre le renouvellement et la régénération, c'est-à-dire reprendre l'histoire à son commencement (ex. au prin­temps).

De ce mythe psycho-physiologique et mystique, nous retiendrons, avant tout, le sens de la crise annuelle, la tendance à s'agiter et à quitter sa condition normale, lors du passage de l'hiver au printemps (Nissan), c'est-à-dire pendant les derniers jours de l'année finissante et les premiers jours de l'année qui commence, pour en permettre un renouvellement, un commencement. Ainsi, les phases du mythe d'Adonis coïncident avec les phases de la lune -apparition- croissance - décroissance - disparition - et réappa­rition au bout de trois nuits de ténèbres.497 Ces phases ont joué

*

un rôle immense dans l'élaboration de "théories" cohérentes con­cernant la mort et la résurrection, la fertilité et la régénéra­tion etc...Cette vision lunaire du devenir universel aura des con­séquences optimistes et qu'il impose d'appeler "sagesse mythique". Cette sagess'e consiste à dire que ; connue la disparition de la lune n'est jamais définitive, puisqu'elle est nécessairement suivie d'une nouvelle lune, la disparition de l'homme ne l'est pas davan­tage, en particulier, la disparition même de l'humanité toute en­tière n'est, jamais totale, car une nouvelle humanité renaît d'un couple de survivants. "Le printemps était là et la Nature commença de s'exprimer dans le murmure des ruisseaux et des rus, dans le sourire des fleurs, tandis que l'âme de l'homme débordait de ravis­sement et de joie. Soudain, la Nature se mit à croître, comme ani­mée par une sorte de fureur, et elle dévasta la merveilleuse cité. Alors, l'homme oublia son rire, sa douceur et sa générosité. J'ai vu l'homme ériger, au long- de son histoire, des tours, des palais, des cités, des temples, partout sur la terre. Et j'ai vu la terre en fureur se retourner contre ces édifices, s'en emparer pour les engloutir à nouveau dans son sein .... Mais l'homme, je l'ai vu debout dans son habit divin, tel un géant, parmi la colère de la destruction, raillant la colère de la terre et le déchaînement des éléments... Parmi les ruines de Babylone, de Ninive, de Palmyre et de Pompéï, l'Homme se dressait, pareil à une colonne lu­mineuse. Et je l'ai entendu entonner le chant de l'immortalité :

Que la Terre prenne

Ce qui lui appartient

Car moi, Homme,

Je n'ai point de fin"498.

Cette conception cyclique de la disparition et de la réapparition de l'humanité s'est également conservée dans les cultures historiques. En fait, cet optimisme se réduit à la conscience de la normalité, de la catastrophe cyclique, à la certitude qu'elle a un sens et, surtout, qu'elle n'est jamais définitive. Dans la perspective du mythe d'Adonis, la mort de l'homme, comme la mort périodique de l'humanité sont nécessaires, tout comme le sont les trois jours de ténèbres qui précèdent la renaissance de la nouvelle lune. Gibran, en plusieurs endroits, semble nous dire cela : une forme, quelle qu'elle soit, du fait même qu'elle existe comme telle et qu'elle dure, s'affaiblit et s'use pour reprendre sa vigueur, il faut qu'elle soit réabsorbée dans l'amorphe499, ne serait-ce que pour un seul instant, être intégrée dans l'Unité primordiale dont elle est issue, en d'autres termes, rentrer dans le Chaos sur le plan cosmique, dans l'orgie (purification) sur le plan social et dans les ténèbres pour les semences.

C'était les douleurs d'un archétype qui conférait à ce peuple réalité et "normalité". le très ancien mythe de la souffrance, de la mort et de la résurrection d'Adonis connaît des répliques et des imitations dans presque tout le monde paléo-oriental et les vestiges de son scénario se sont conservés jusque dans la gnose post-chrétienne. Les lamentations et les réjouissances po­pulaires, commémorant les souffrances, la mort et la résurrection d'Adonis, ont eu sur la conscience de l'Orient archaïque une ré­sonance dont on mesure l'ampleur à son mérite, car il ne s'agis­sait pas seulement d'un pressentiment de la résurrection, qui sui­vra la mort de l'homme, mais également de la vertu consolatrice des souffrances d'Adonis ou d'Astarté pour chaque homme, en parti­culier. N'importe quelle souffrance pourrait être supportée à con­dition de se souvenir du drame d'Adonis. C'est une façon courageuse de répondre au hasard de l'histoire500. Salma Karama, fille d'un peuple essentiellement religieux,501 vient dans le temple du Baal et d'Astarté pour se lamenter et, finalement, choisir la croix comme seule consolation et espoir. Comment peut-on expliquer autre­ment l'adieu collectif à la vie du peuple de Sidon et de Tyr devaut leurs conquérants ? Ils se brûlèrent vifs pour conserver leur liberté. Comment expliquer cela, sinon par cette espérance en la résurrection imminente. Seul un peuple de pareille "sagesse mythi­que" a pu humilier Alexandre devant les portes de Tyr et seul un peuple de pareille "foi" au sens chrétien a pu endurer les souf­frances des opprimés de "l'Esprit Rebelle". Et, enfin, comment peut-on expliquer aujourd'hui la résolution du peuple Libanais de vivre et de se défendre ? Ainsi, comme le drame d'Adonis jus­tifiait la destruction de la Phénicie d'hier, ainsi la croix au­jourd'hui la justifie aussi.

En d'autres termes, selon Gibran, tout est rendu supportable, même la mort, et la déesse Astarté, la messagère, ne tardera de venir éveiller et sauver son amant des ténèbres, car ce qui se répétait indéfiniment hier ne se répétera plus ad finitum. Lors­que viendra le Messie, le monde sera sauvé une fois pour toutes et l'histoire, abolie non dans le présent mais aussi dans le fu­tur, cessera d'exister. Ainsi, comme Astarté et ces déitées te­naient les sociétés (agraires) près de la vie, Jésus, la nouvelle Astarté, la leur donnera toute entière. "Ma Bien-aimée, mon âme n'était-elle pas, hier, comparable aux tribus d'Israël ? N'atten­dais-je pas dans le silence de la nuit que vienne le Sauveur qui me délivrerait des chaînes et des maux du temps ? N'éprouvais-je point, comme toutes ces nations du passé, l'ultime faim et la soif spirituelle ? ... Tout cela arriva lorsque la souffrance déchira mon coeur, que l'Espoir s'acharna à raccommoder. En une nuit, en une heure, en un instant temporel, l'esprit quitta le centre du cercle de la vie divine ... Pour moi, les jours ressemblaient aux nuits, ma Bien-aimée. Mais vois, l'aube est venue, bientôt le so­leil se lèvera. Le souffle de l'Enfant Jésus a rempli le firmament et s'est mélangé à l'éther. La vie, qui hier encore était lourde d'afflictions, désormais déborde de joie, car les bras de l'enfant m'entourent et étreignent mon âme"502 ... Il détrôna Baal et, à sa place, fit asseoir une pauvre femme de laboureur qui ensemençait des champs et les labourait avec grande peine503. Ma Bien-aimée, devant moi, s'étend désormais une vie qu'à mon gré je peux façonner en noblesse et en beauté504. Ainsi, Jésus serait "la lumière et la vie" ... "le Muthos et le Logos"505.

Conclusion générale

S'il est vrai, à en croire les théories positivistes, que la mythologie soit apparue à l'origine comme un premier et naïf es­sai d'explication de l'univers, l'on doit voir en elle l'enfance de la philosophie. Les progrès de la philosophie l'ont rapidement conduite à renier son origine mythique, à se définir même comme l'antithèse de ce qui fut pourtant son point de départ. Mais, par ce mouvement pendulaire qui est celui de son progrès, la raison éprouve de temps à autre le besoin de se retremper dans l'atmo­sphère de sa naissance et ce retour aux sources survient souvent à la suite d'une période de rationalisme intransigeant : nous as­sistons actuellement à l'une de ces régressions fécondes, sous la poussée conjuguée de 1'exploration de la mentalité primitive, de l'histoire des religions, de la psychologie des profondeurs.

L’examen des diverses tentatives modernes de revaloriser la mythologie, de Schelling à Eliade, telles que nous les avons dé­crites dans notre essai, permettrait facilement de dresser le "bilan des services que la philosophie peut attendre du mythe. Nous avons rencontré presque à chaque page de notre enquête de telles considérations sur l'utilité philosophique de la mytho­logie que nous voudrions, pour finir, les rassembler rapidement en en soulignant - après avoir exhumé un peu des analyses ou­bliées -, la consonance avec certains points de vue modernes.

Anciens et Modernes s'accordent à reconnaître les bienfaits que le mythe procure à la philosophie religieuse et ce sont sou­vent les mêmes que l'on signale de part et d'autre. Pour la com­modité de l'exposé, distinguons dans cette fonction philosophique de la mythologie un aspect objectif et un aspect subjectif, selon que le mythe s'impose surtout à l'attention par son adaptation na­turelle à la vérité religieuse ou par les facilités qu'il intro­duit dans le travail du philosophe.

Si la divinité se présente comme le premier objet de la philo­sophie, il faut admettre que le mythe y est merveilleusement pro­portionné. Plutôt que de se livrer sans réserves à une connais­sance indiscrète, la vérité religieuse aime à s'entourer d'une cer­taine pudeur. Dans ce domaine où la faiblesse humaine ne peut se flatter d'atteindre l'évidence, le discours direct est mal adapté ; le mythe au contraire respecte le halo de mystère qui défend l'ap­proche du divin506; il est comme une parure qui le protège et en sauvegarde le caractère imposant. On aura reconnu dans ces réfle­xions la signature de Maxime de Tyr.

A supposer même que la description claire puisse avoir prise sur la divinité, elle n'en donnerait jamais qu'une représenta­tion simpliste et étriquée. Le mythe, par son équivocité même, traduit mieux la richesse de son objet ; alors que le discours direct ne peut être compris que d'une seule façon, l'approche allégorique permet une pluralité d'interprétations rationnelles et donc, par conséquent, une idée plus exacte de l'inépuisable fécondité de la vérité.

Mais en même temps qu'il lui assure une précieuse adaptation à la complexité de la vérité, le caractère polyvalent du mythe souligne l'inadéquation de la pensée mythique et de la pensée rationnelle, et les précautions dont il convient d'entourer le maniement du premier de ces instruments. Nous pouvons rappeler que le mythe n'est jamais l'équivalent d'un raisonnement rigou­reux ; nullement coextensif à la vérité, il ne coïncide jamais avec elle que partiellement ; on doit donc y prendre simplement ce qui a trait au sujet et rejeter toute la frange par laquelle il le déborde, Plotin précise la déformation que le mythe trop strictement entendu risque de faire subir à la réalité î étant par sa nature un récit déployé dans la durée, il décrit nécessai­rement comme successifs des êtres qui sont en vérité synchroniques ou, mieux, qui transcendent la catégorie du temps. On pour­rait d'ailleurs avec autant de raison faire l'observation inverse : le mythe télescope souvent dans une description unique et indis­tincte des événements qui se sont produits à différentes époques et dans des lieux divers ; comme le dit Ballanche, "la mythologie est une histoire condensée et, pour ainsi dire, algébrique. La tradition groupe les événements primitifs, pour faire d'un ensem­ble de faits un seul fait symbolique"507; Creuzer signalait de même dans le mythe son caractère de brachylogie et le fait qu'il permet un exposé plus bref, par où il soulage l'effort de la mé­moire. Que le mythe distende la réalité (selon Plotin) ou qu'au contraire il la resserre, - les deux points de vue étant d'ail­leurs vrais et devant être maintenus l'un et l'autre -, cette déformation n'en condamne nullement l'emploi ; elle n'est qu'un risque qu'il suffit de connaître pour l'éviter.

Tels sont, de l'aveu de l'Antiquité, les caractères par les­quels l'expression mythique ou allégorique se trouve naturelle­ment adaptée à l'objet de la philosophie religieuse : par sa ré­serve et sa discrétion, elle en respecte le mystère; étant sus­ceptible d'une pluralité d'interprétations diverses, elle en évo­que mieux qu'aucune autre la richesse ; la déployant dans le temps ou, au contraire, la contractant en formules dont la densité se grave dans la mémoire, elle en facilite, moyennant certaines pré­cautions, l'investigation et l'enseignement ; enfin, grâce à sa puissance d'évocation, elle permet de décrire les vérités les plus relevées qui, sans cette traduction, demeureraient inexprimables. Mais, outre cette correspondance objective à la philosophie, le mythe rend des services d'ordre subjectif, par lesquels il aide à l'effort du philosophe.

L’excessive austérité est un obstacle qui pourrait détourner de la philosophie les vocations mal assurées. A ce danger, le my­the, par son agrément, apporte un remède. Maxime de Tyr célèbre la douce musique des mythes, qui enchantait l'âme au temps de sa simplicité originelle, de même que les nourrices bercent les en­fants par des fables. De cette analyse de la fonction psychologique du mythe, on pourra discerner d'abord le rôle "consolateur" du mythe et en même temps le rôle "cathartique" qui purifie l'âme de ses frayeurs et de ses opinions malsaines.

Si le mythe égaie ou rassénère le philosophe, ce n'est pas pour l'engager à la paresse mais, au contraire, pour le contrain­dre à l'activité de la raison. Par son obscurité, il fouette l'in­telligence et lui fournit l'occasion de faire, pour elle-même et pour les autres, la preuve de sa pénétration, car l'évidence toute faite ne peut qu'engourdir l'exégète, tandis qu'une certaine dose de ténèbres le force à en sortir et à rechercher la clarté. Cette appréciation de la fonction stimulante de il'allégorie provient éga­lement de Maxime de Tyr : l'âme humaine a tendance à mépriser le résultat qu'elle peut trop facilement atteindre, alors qu'au con­traire la distance et la difficulté sont un aiguillon qui l'excite, elle poursuit avec plus d'empressement le but qui semble devoir lui échapper ; une fois qu'elle l'a atteint, elle l'aime d'autant plus que la recherche lui en a coûté. Toute cette psychologie de la poursuite s'applique à la vérité enclose dans le mythe : l'ef­fort nécessaire pour atteindre la signification religieuse, à tra­vers l'enveloppe mythique, stimule l'âme ; quand elle a, non sans peine, rejoint la vérité, elle s'y attache davantage, la considé­rant en quelque sorte comme son oeuvre propre.

Cette valeur protreptique du mythe et de l'allégorie atteint son maximum lorsque l'obscurité touche à l'absurde, car l'on peut à la rigueur s'accommoder de l'obscur, mais l'esprit le plus lé­thargique ne peut s'installer dans l'absurdité, qui le déloge malgré lui et le contraint à la recherche. Pascal a noté le rôle exégétique de la contradiction : dès que l'Ecriture, prise dans son sens littéral, contredit la nature de Dieu ou se contredit elle-même, c'est l'indice qu'il faut l'entendre au sens figuré. Toute la section X de l'édition Brunschvicg est traversée par cette idée que la contradiction est signe d'allégorie508. Pas­cal ne parle pas d'absurdité, bien que la notion en soit sous-jacente, mais Alain prononce le mot : il voit dans l'absurde l'un des ingrédients indispensables à l'exact fonctionnement de l'es­prit ; la raison paresseuse souhaiterait de s'arrêter aux images, trouvant en elles le repos, mais aussi la mort ; heureusement, l'absurdité de l'imagerie la réveille et la contraint de pousser au-delà ; car l'absurde a cette propriété d'être insoluble à son propre niveau ; on ne peut s'y tenir et on ne s'en débarrasse qu'en le surmontant ; l'image cohérente est un piège dans lequel l'esprit s'englue ; l'image absurde, au contraire, le réduit à rechercher une vérité plus élevée et seule cohérente509. Telle est l'analyse d'Alain, qui rejoint par là les réflexions de Plotin et de Bergson. Nous nous étonnons d'en retrouver l'écho jusque chez Pascal ; plus que sa fonction psychologique, plus que ses vertus stimulantes, Pascal apprécie dans l'expression allégo­rique sa puissance sélective, qui permet de cacher aux profanes la vérité de l'Ecriture et de la dévoiler à ceux que touche l'ar­gument des prophéties510.

Malinowski écrivait en 1926: "le Mythe tel qu'il existe dans une communauté primitive, c'est-à-dire sous sa forme vivante et spontanée, n'est pas seulement une histoire, mais une réalité vé­cue. Il n'appartient pas à l'ordre de la fiction, comme les romans de nos jours, mais c'est une réalité vivante, dont on croit qu'elle est arrivée autrefois, dans les temps primordiaux, et qu'elle continue depuis lors à exercer une action sur le monde et la destinée des hommes (…) Ces histoires ne doivent pas leur survie à un intérêt gratuit ; on ne les considère pas comme des contes imaginés ou même des récits authentiques ; elles consti­tuent pour l'indigène l'expression d'une réalité511 primordiale, supérieure, plus imposante, qui conditionne la vie présente, le destin et les activités de l'humanité, dont la connaissance four­nit, à l'homme les motifs de ses actes rituels ou moraux et, en même temps, lui donne des indications sur les moyens de les accomplir"512.

La situation du mythe, à la racine même de la pensée, alors que celle-ci est encore l'ébauche d'une action, explique pourquoi tous les peuples, sans exception, ont possédé une mythologie par­ce que, sans mythe, l'action devient impossible ; maintenant nous comprenons mieux le sens qu'a voulu donner Schelling à cette cita­tion ; "Un peuple n'existe comme tel qu'à partir du jour où il s'est décidé pour une mythologie et qu'il en a fait "sa mytho­logie""513. Elle explique aussi pourquoi les modernes les plus évolués, les plus "éclairés" n'en sont pas dénués. Il existe de nos jours, naturellement, comme dans tous les temps, des mythes politiques, qui n'ont parfois avec la réalité historique "objec­tive" que des rapports assez lâches. Mais, d'autre part, quel historien de l'Orient n'a été conduit à mesurer l'action (encore sensible) d'un mythe comme celui de la résistance de Tyr devant Alexandre et de Sidon devant les Perses ? L'image même du "navi­re", symbole d'évasion vers d'autres terres promises, lui aussi est devenu un mythe, le serment d'adieu des Sidoniens et des "Car­thaginois, qui rejoignaient souriants le Melquart sur son bûcher avec tout l'espoir d'une apothéose imminente, est aussi un mythe. Que dirions-nous de la mort et de la résurgence514 d'Adonis ?

Ce sont des mythes, dont l'efficacité ne dépend nullement du fait (contingent) que l'événement ait eu lieu ou non mais, comme la lumière qui nous éclaire ou l'air que nous respirons, ils ne se laissent pas directement percevoir. Il faut à chacun un effort singulier pour découvrir leur présence au sein de sa propre pen­sée. Ils imprègnent notre conscience et, plus encore, notre sub­conscience, ils sont notre "vérité", une vérité qu'il est sacri­lège, parfois mortel, de mettre en question. Et cela s'applique à tous les domaines de la vie personnelle, car il n'en est aucun qui soit exempt de mythes et, singulièrement, au moment des choix décisifs. Les héros que l'on admire sécrètent spontanément des mythes et l'on sait que, sans Melquart et sans l'exemple tyrien, Hannibal n'aurait, sans doute, pas entrepris la conquête de l'Oc­cident. L'adolescence, dans tous les temps, s'est donné des mythes que l'âge mûr, parfois, a eu le courage de réaliser. Et ce qui est vrai de chacun est vrai des sociétés. Il existe une "société sémi­tique" dont la vitalité, prolongée par les épopées phéniciennes, anime une bonne partie de l'âme Levantine moderne. Peu importe si la chute de la Phénicie prédite par Ezéchiel eut lieu ou non !

Mais, comme toutes choses humaines, comme le langage et les lois, les mythes s'usent et perdent de leur efficacité. Il arrive un moment où les individus y adhèrent de moins en moins, c'est le temps des "dieux morts". Les mythes pour autant ne disparaissent pas, ils se transforment. En se détachant progressivement des consciences, qu'ils cessent d'imprégner, ils acquièrent une réa­lité objective515, qui les rend perceptibles et les expose à la critique. Le plus souvent, il se trouve alors un penseur pour les recueillir, les classer, constituer une mythologie. Cela s'est produit en Phénicie dès le Ile millénaire av.J.C. et, sans doute, plus tôt. Cela s'est produit sous des formes plus diverses dans tous les pays où des poètes ont constitué la mythologie en sagas ou en épopées et où les prêtres en ont intégré la substance dans des "livres sacrés" pour en nourrir la religion. Ou, plus humble­ment, le mythe est devenu conte, sur les lèvres des vieillards, et, dégénéré, appartient au folklore. Lorsque la mythologie cesse ainsi d'être apparente, elle s'enveloppe de mystères, sa vérité interne, son efficacité n'apparaissent plus et l'on commence à s'interroger sur sa signification, choes impensable aussi long­temps qu'elle vivait. La mythologie phénicienne n'a pas échappé à cette loi. Au moment où nous la saisissons, elle est déjà mysté­rieuse aux Phéniciens eux-mêmes. Les mythologies orientales516, telles que nous les saisissons aujourd'hui, apparaissent comme des témoignages ou, si l'on préfère, des vestiges, plus ou moins dégradés, d'un état ancien. Ils sont la préhistoire de notre société actuelle libanaise. A cet égard, ils ressemblent assez aux langues ; celles-ci, lorsque nous pouvons les connaître, parlées ou fixées dans des textes littéraires, constituent également des documents émanés d'un passé fort ancien.

De même encore que la linguistique n'a point pour objet de découvrir l'origine du langage (problème tenu pour insoluble), de même la mythocritique ne prétend point expliquer l'origine des my­thes. Elle prétend, suivre leur évolution, sur une durée aussi lon­gue que possible, découvrir les transformations qu'ils ont subies au cours de leur existence, avant de se cristalliser sous la forme que nous leur connaissons. On parviendra de la sorte, pense-t-on, à discerner, sous-jacents à la forme mythique particulière, des schèmes de pensées extrêmement anciens, en quelque sorte, les ca­dres "instinctifs" dans lesquels se coule la pensée d'une société.

En France, les travaux de Georges Dumézil ont beaucoup con­tribué à faire progresser et connaître de telles recherches qui sont extrêmement délicates. Ils ont montré, sans aucun doute possible, que des formes de pensée mythique rencontrées à Rome, par exemple, apparaissent parfaitement reconnaissables dans les épo­pées du monde indo-iranien, dans les sagas germaniques, dans les contes celtiques, c'est-à-dire dans toute l'étendue du monde "indo­européen". Reste la mythologie phénicienne, pour laquelle les ré­sultats sont moins clairs, ce qui laisse entendre qu'elle a beau­coup emprunté aux domaines orientaux, sémites et présémites et, peut-être, qu'elle résulte d'une synthèse plus complexe.

Naturellement, l'essai que nous présentons aujourd'hui ne doit que bien peu aux recherches de comparatistes; seulement, partant d'une hypothèse philologique, il prétend, sous l'apport de la psy­chologie à la mythologie, rassembler quelques unes des données à partir desquelles on peut espérer se faire une idée un peu exacte de ce que fut historiquement la pensée mythique des sociétés sémi­tiques et, en particulier, phénico-libanaise. A la lecture, on constatera, peut-être, que cette pensée est extrêmement diverse, peut-être même les différences seront-elles plus visibles que les ressemblances. Mais il était nécessaire de rappeler que ces mythes ne sont pas le produit déplorable de la folie humaine, ni même l'é­tape nécessaire qui précède, en tous lieux, la pensée rationnelle. Ils sont inséparables de toute pensée, dont ils forment un élément essentiel et vital. Sans eux, la conscience humaine est mutilée, blessée à mort.

Essayons de les mieux connaître, ne serait-ce que du dehors, c'est pénétrer plus avant dans la pensée de ses hommes, ce n'est pas seulement céder au plaisir (aussi légitime soit-il) de lire ou de relire un recueil de belles histoires.

APPENDICES

1er Appendice

Le Blé de Sainte-Barbe

Nous avons signalé une survivance curieuse de la coutume des Jardins d'Adonis dans l'usage provençal du "blé de Sainte-Barbe" qui, placé à l'époque de Noël, dans des soucoupes humides, des siétons, germe et se dessèche en quelques jours.

Cet usage, très vivant encore, mérite d'être expliqué et com­menté.

C'est le 4 décembre, jour consacré à Sainte-Barbe, qu'on met des grains de blé, et parfois des lentilles, avec un peu d'eau, dans des assiettes et des soucoupes que l'on dispose sur les ta­bles, les bahuts, les armoires, les commodes, les consoles et les cheminées, et quelquefois sur les fenêtres. Les magasiniers leur font même un autel de leur comptoir et de leur vitrine. Plus tard, on place ces petits jardins devant la crèche. D'ordinaire, ils ont aussi une place d'honneur, le jour de Noël, sur la table du "gros souper". C'est ce que chante un ancien noël provençal :

Lou blad de Santo-Barbo

Que per aquéu jour si gardo,

A taulo lou fau bouta

Mai aco's un pla per arregarda.517

La croyance populaire attribue au blé de Sainte-Barbe un pronostic pour les moissons, qui seront avantageuses si le blé a bien poussé, mauvaises si les graines de Noël ont mal germé. Aux premiers jours de janvier, on met en terre le blé de Sainte-Barbe, comme on enterrait Adonis, comme on jetait ses jardins dans les fontaines l'Athènes. C'est, en somme, le symbole du renouveau de la terre et l'image des espérances de l'année nouvelle.

Dans une brochure publiée à Marseille en 1903,518 nous trouvons, sur cet usage antique, quelques appréciations diverses, qu'il con­vient de signaler.

Aux yeux de Frédéric Mistral, le blé de Sainte-Barbe représente les prémices de la moisson, ce qui, d'ailleurs, est parfaitement conforme à la tradition païenne, où Adonis apparaît comme l'image de la moisson et particulièrement du blé519. Voici ce qu'écrit Mistral : "Per que lou blad en erbo posque figura sus la taulo de Calèndo, fau que siegue d'uno oertano autour : e per ave l'autour vougudo, fau que lou blad fugue mes din l'aigo très semanos avans Nouvé. Or se vai capita qu'aco toumbo justamen lou jour de Santo Barbo (perqué se dis, Santo Barbo la barbudo

Très eemano avant Nadau).

E comme aquéu noum de Barbo rappello tout,; d'un térns la barbo de l'espigo, li barbeno âou gran en terre e, basto, lou blad barbu, noste pople galejaire apello blad de Santo Barbo aquéu que repré­sente li premice de la meissoun".

Voici, d'autre part, l'opinion d'un érudit provençal, M. Séverin Icard. :

"Avant de couvrir le sillon, avant de cacher la semence au sein de la terre où elle doit y mourir pour y ressusciter, la religion qui a divinisé toutes les forces de la nature a voulu garder de cette semence le symbole vivant pour l'entourer d'un rite sacré, et le blé de la Sainte-Barbe, cultivé religieusement sous l'oeil tutélaire des dieux lares, n'est que le pendant de la lampe perpé­tuellement entretenue dans le temple de Testa, symbole que nous re­trouvons dans la lampe toujours allumée de nos sanctuaires et dans le modeste luminaire qui veillera bientôt nuit et jour devant la petite crèche. Le blé de la Sainte-Barbe est un hommage rendu au principe humide, comme le feu des, Vestales est un hommage rendu au principe igné …

"Le principe igné, figuré par le Soleil, triomphe pendant l'été et les feux de la Saint-Jean que nous allumons au Solstice procla­ment sa victoire ; l'eau, figurée par la lune, "astre femelle et mou, qui résout les humidités nocturnes et les attire" (Pline), par la Diane Syriaque aux cent mamelles gonflées de lait, l'eau, prin­cipe humide, triomphe pendant l'hiver, et l'hommage que nous ren­dons au blé de la Sainte-Barbe, emblème des futures moissons, mar­que sa victoire. Tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera n'est que de l'eau volatilisée par le Soleil ... Les reli­gions anciennes, sous mille formes différentes, sous diverses al­légories, n'étaient qu'une adoration rendue à ces deux principes, et les initiés de la doctrine secrète en savaient plus que nos sa­vants sur le rôle du principe igné et du principe humide dans l'épanouissement des forces de la Nature.

"Et nous ne devons point nous étonner de retrouver ces pra­tiques païennes dans la religion chrétienne ; celle-ci les a ac­ceptées en les christianisant, et de même qu'elle transformait les temples en églises, elle transformait les cérémonies païennes en cérémonies chrétiennes pour faciliter les conversions et pour ne pas trop offusquer les nouveaux venus, surtout parmi les habi­tants de la campagne, les pagani, si profondément attachés au culte extérieur de leurs dieux et restant païens quand même, mal­gré leur conversion, par atavisme, par tradition. Tout est, païen et antique, depuis les jeux de l'enfant jusqu'aux patriarcales cérémonies des familles, dans notre Provence restée toujours ar­dente et "belle comme une jeune Grecque, forte et puissante comme une vigoureuse Romaine. Dans quelques jours, le soir du grand sou­per, l'aïeul, religieusement, videra son verre dans l'âtre qui flambe. le bon vieillard ne se doutera pas de la grandeur et de la solennité de son geste : le geste pourtant est celui du prêtre de Mithra enfonçant le poignard rituel dans le flanc du taureau sym­bolique ; ce geste ne fait que répéter en petit le grand acte créa­teur de la Nature, par le feu et par l'eau. L'époque de la nais­sance de l'Enfant-Dieu a été admirablement choisie pour consacrer par un culte familier la naissance de toutes choses, et les deux grands principes de cette naissance, le principe humide et le prin­cipe igné, le principe femelle et le principe mâle, le blé de la Sainte-Barbe et la veilleuse de la Crèche, se trouvent synthétisés dans la bûche de Noël, symbole dont la signification est encore plus nettement frappante".

Voici encore, à ce sujet, quelques vers d'un poète provençal, M. Clément Galicier :

Ero lou souar de Santo-Barbo.

Diguères : "Fau que samenen

Quauquei grain. Quand, meissounaren

Faren de mita de la gerbo !"

E risies, e, subran, dins ieu,

Fugué coumo'n rai toun idéio

De veire, sus la chamineio,

Erbeja lou blad dou bouen Dieu.

Un pau d'aigo 'm' uno pouegnado

De béu gran rous dins un sietoun,

Lou tout béni 'me dous poutoun

Vaquit la semenço jitado.

E, jour per jour, dins ren de tems,

Tremudado en un béu clôt d'erbo,

La samenaio éro superbo

Coumo'n sourire de printems .....

On comprend dès lors quelle étroite filiation relie le blé de la Sainte-Barbe aux jardins d'Adonis. La coutume s'est transmise sans modification sensible, et le symbole même de cette végétation hâtive aux fêtes de Noël ne se sépare point nettement du symbole de l'Adonis antique. Mistral indique très bien l'identité des deux usages, en disant que le blé de la Sainte-Barbe représente les pré­mices de la moisson. N'est-ce pas avec le même sens, avec la même intention, que le blé semé dans les jardins symbolisait le jeune dieu, image lui-même de la moisson et des fruits de la terre ? Quant à l’eau, qui remplace la terre dans les siétons du blé de Sainte-Barbe, il serait peut-être imprudent de suivre jusqu’au bout les commentaires de M. Séverin Icard. Il n’y faut probablement voir qu’un agent de fermentation plus rapide, choisi de préférence à la terre qui, en cette saison et sous un pâle soleil, n’aurait pu faire germer les grains assez rapidement pour leur conserver leur symbole de végétation hâtive et éphémère".

2ème Appendice

Moloch n'égale pas Adonaï?

Moloch et AdonaÏ dans presque toutes les études sémitiques sont considérés comme un seul personnage. Cette opinion générale provenait surtout de la bible, donc d'une source hostile aux divinités phéniciennes. Or, durant nos recherches, nous avons cru trouver ce qui peut dissiper cette erreur commune. C'est dans un livre parlant des religions des Soubbas ou Sabéens que nous avons rencontré ce précieux texte520 : "Les Soubbas ont un livre d'astro­logie que leurs prêtres et savants consultent, le premier jour de l'an, pour prédire, par des calcula assez compliqués, les événe­ments qui doivent arriver dans le courant de la nouvelle année et pour savoir l'état de fertilité ou de sécheresse auquel ils doivent s'attendre cette année-là521. Dans la dernière nuit de la lune, les Soubbas se gardent bien de s'approcher de leurs femmes, attendu, disent-ils, que cet astre se trouvant absent cette nuit-là, les rênes du gouvernement nocturne, qui sont abandonnées par l'astre titulaire, sont tenues par les. "Molokhouns" ou les "esprits malins" ; et que par conséquent toute progéniture émanant de cette union serait frappée d'une altération dans sa forme na­turelle ou d'une infirmité quelconque. Les enfants qui naissent sourds-muets, borgnes, naturellement circoncis, et ceux qui ont un membre ou un organe de plus ou de moins, ne sont que le fruit d'unions accomplies pendant la dernière nuit d'une lunaison. Les personnes sujettes à ces difformités ne peuvent point, si ce sont des hommes, être prêtres, ni sacrificateurs ; si ce sont des fil­les, elles ne peuvent pas être les femmes d'un de ces fonctionnai­res religieux"522.

Il ressort de ce texte que les "Molokhouns" ou le Moloch cité dans la Bible n'est pas à confondre avec Adonis, surtout si l'on admet que ce même Adonis, est aussi symbolisé par la "lune" bien­faitrice. C'est durant, son absence que les esprits malins règnent. Donc, toute confusion entre ces deux entités distinctes est une erreur et qu'Adonis soit pour une raison ou une autre pris pour cette déitée dévoratrice qu'est le "Moloch" n'est qu'accidentel. Le "tarif de Marseille" nous donnera une idée à propos du sacri­fice dédié au Baal-Adonis.

Le texte est de Lagrange523 :

"1. Temple de Baal Saphon. Tarif des redevances qu'ont fixées les personnes préposées aux redevances, au temps des Seigneurs Ililles baal le suffète, file de Bodtanit, fils de Bod echmoun, et de Ilil les baal.

2. Le suffète, fils de Bodechmoun, fils de Ilillesbaal et de leurs collègues.

3. Pour tout boeuf, que le sacrifice soit expiatoire ou pacifique ou holocauste, les prêtres auront dix pièces d'argent pour chaque et, pour l'expiatoire, ils auront, en sus de cette redevance, de la chair d'un poids de trois cents.

4. Et pour le pacifique, les abatis(?) et les articulations(?); et les peaux et les jambes (?) et les pieds et le reste de la chair seront pour celui qui offre le sacrifice.

5. Pour un veau dont les cornes n'ont pas encore poussé non coupé (?) ou pour un cerf, que le sacrifice soit expiatoire ou pacifi­que ou holocauste, les prêtres auront cinq pièces d'argent pour chaque et, pour l'expiatoire, ils auront

6. en sus de cette redevance de la chair d'un poids de cent cin­quante et, pour le pacifique, les abatis(?) et les articulations(?); et les peaux et les jambes(?) et les pieds et le reste de la chair seront pour celui qui fait le sacrifice.

7. Pour un bélier ou une chèvre, que le sacrifice soit expiatoire ou pacifique ou holocauste, les prêtres auront un sicle d'argent, deux zer par chaque et, pour le pacifique, ils auront* en plus de cette redevance les abatis(?)

8. et les articulations(?) ; et les peaux et les jambes (?) et les pieds et le reste de la chair seront pour celui qui fait le sacrifice.

9. Pour un agneau ou un chevreau ou pour un faon de cerf, que le sacrifice soit expiatoire ou pacifique ou holocauste, les prêtres auront trois quarts (de pièce) d'argent … et … zer. Et, pour le pacifique (?), ils auront

10. en sus de cette redevance les abatis(?) et les articulations (2) ; et les peaux et les jambes (?) et les pieds .et le reste, de la chair seront pour celui qui fait le sacrifice.

11. Pour un oiseau, domestique ou de vol(?), que ce soit un holocauste ou un purgatoire ou un haruspical, les prêtres auront trois quarts de pièce d'argent, deux zer pour chaque ; et la chair sera pour celui qui offre le sacrifice.

12. Pour un oiseau, s'il s'agit de prémices sacrées, ou s'il s'a­git d'un sacrifice de gibier, ou s'il s'agit, d'un sacrifice de bête engraissée, les prêtres auront en argent dix ...... pour cha­que.

13. Et pour tout pacifique qui sera porté devant la divinité, les prêtres auront les abatis(?) et les articulations(?) et pour un pacifique ......

14. Quant aux libations et quant à la graisse et quant au lait et quant à tout sacrifice qu'un particulier peut sacrifier en offran­de … les prêtres n'auront rien …

15. Pour tout sacrifice que sacrifie un propriétaire de troupeaux ou un propriétaire d'oiseaux, les prêtres n'auront rien de cela.

16. Tout corps municipal et toute gens et toute confrérie reli­gieuse et tous les particuliers qui sacrifieront …

17. Ces particuliers la redevance pour chaque sacrifice selon qu'il est statué dans l'édit …

18. Toute redevance qui n'est pas statuée sur cette table, il sera donné selon l'édit qui ..... a été fixé par Ilillesbaal, fils de Bodtanit

19. et Ilillesbaal, fils de Bodechmoun, et leurs collègues.

20. Tout prêtre qui prendrait une redevance en transgression de ce qui est statué sur cette table sera mis à l'amende ......

21. Tout offrant d'un sacrifice qui ne donne pas le … de la redevance qui …

3ème Appendice

Adonis au-delà du mythe

Il existe, dans la mythologie phénicienne, une légende parti­culièrement significative et riche d'enseignements, parce qu'elle illustre bien à la fois l'importance de l'enracinement historique dans la formation de l'âme libanaise et la nécessité de la complé­ter par le recours à une autre notion : il s'agit du mythe d'Ado­nis.

La beauté de cette légende ne provient pas seulement de l'émotion profondément humaine qui s'en dégage et du cadre, d'une grandeur fascinante et farouche, qui en a perpétué jusqu'à nos jours le souvenir. Elle résulte, tout autant, de la richesse de sa signification symbolique et des correspondances qui .peuvent être établies entre cette signification et l'âme libanaise. Car cette histoire d'amour et de mort est, par bien des côtés, la nôtre : le sang du jeune héros victime de la jalousie devient, à nos yeux, celui de l'antique Phénicie qui, longtemps prospère et heureuse, suscita les convoitises d'ennemis qui ne la valaient pas et finit par succomber sous leurs coups. Ce sang, que le fleuve charrie à la mer, c'est le Liban, ainsi dépossédé de son âme, dis­loqué, écartelé, condamné à l'errance, cherchant refuge au sein de la mer occidentale, certes douce et apaisante, mais où sa per­sonnalité originelle ne peut manquer de se dissoudre. Mais le cycle d'Adonis recommence indéfiniment : sa mort, à chaque prin­temps, n'est-elle pas aussi la promesse d'une résurrection ? Le sang qu'emporte tous les ans la mer est, chaque fois, un sang nou­veau, riche des promesses d'une vie débordante et tumultueuse. Or, la source perpétuelle de ce sang nouveau, c'est la Montagne : c'est grâce à elle qu'Adonis ne meurt jamais définitivement et que le renouveau est toujours possible. 311e est le lieu des souvenirs et des lamentations funèbres, mais en même temps celui des mainte­nances et des recommencements dans: l'aube printanière et le rebon­dissement souverain des eaux.

Il n'est pas indifférent que le plus beau des mythes phéniciens soit si intimement lié à la Montagne. Adonis et son sang, qui sont le Liban phénicien d'hier et de toujours, ne seraient pas ce qu'ils sont s'ils ne puisaient d'elle leur vie et leur force. Entre la mer qui reçoit le sang du héros, et la Montagne où il germe, se déroule tout le destin d'Adonis, toute l'histoire de la Phénicie. Mais cette histoire n'est nôtre que parce que, grâce à la Montagne, Adonis ne meurt pas définitivement, mais peut continuer à renaître. Toute l'âme du Liban s'inscrit donc dans cette relation d'Adonis, le phé­nicien avec la Montagne et la mer. Mais alors que la mer est bain, réceptacle, où le sang, en se mêlant à l'eau, perd sa couleur pro­pre, la Montagne, elle, est le lieu qui enfante et qui crée, où se nourrit le sang neuf des espérances de demain. Jean Salem524.